Pardon
Mado reviens avec un épais album, orné d'une couverture en velours rouge sur laquelle est inscrit en lettres dorées « Souvenirs d'aujourd'hui et de demain ». Je trouve la phrase un tantinet ridicule mais je garde mes réflexions pour moi, ce qui n'est pas dans mes habitudes, il faut croire que j'ai finis par changer avec le temps.
Mado ouvre l'album sur une première photo représentant un bébé dans les bras d'une jeune femme. Un homme à leurs côtés semble irradier de bonheur. J'ai du mal à imaginer la vieille femme flétrie que j'ai en face de moi sous les traits de ce minuscule bébé.
- Voici ma mère avec ses parents. Elle n'a pas eu une vie facile, vous savez.
- Ah, bon. Je lui réponds sur un ton neutre, je n'ai aucune envie de m'apitoyer sur le sort de Patricia, elle n'a eu que ce qu'elle méritait voilà tout. Mais ça aussi je le garde pour moi.
Mado tourne les pages des moments d'une vie, toujours les mêmes, anniversaires, fêtes, vacances, et inlassablement les mêmes sourires, sincères ou non. Allez savoir !
Une page est vide cependant, c'est celle de la photo de classe 1973, Mado tourne et retourne sans comprendre.
- C'est bizarre, finit-elle par déclarer, elle n'y est pas. Maman a dû l'enlever.
- Je ne crois pas, non, elle ne l'a jamais eu !
Et devant l’air incompréhensif qui s'affiche sur le visage de Mado, je me lance dans des explications un peu confuses et décousues de sens.
- Je ne comprends pas bien pourquoi le photographe n'a pas développé la photo ? Il s'était blessé ? C’est ça ?
Bon, là ça ne va pas, mais vraiment pas du tout. Je m'enfonce dans mon mensonge, je me noie et coule à pic. Je bafouille, rougis et n'arrive pas vraiment à réfléchir à ce que je vais bien pouvoir lui raconter. J'ai l'impression que mon cerveau est enveloppé de coton. Il faut que je dise tout, maintenant, sinon je n'aurai plus jamais l'occasion ni l’audace de le faire.
Allez, à trois je me lance. Je commence mentalement le compte à rebours 1, 2…, c'est un moment intense, Mado semble sentir mon angoisse tellement elle est palpable,… 3, allez, courage.
- Il faut que je vous explique comment était votre mère avant…, quand elle était enfant. Sa relation avec… moi. Elle était si… méchante.
- Hein !
- Oui, j'ai vécu un enfer, sous ses remarques désobligeantes et ses moqueries quotidiennes. Personne ne le sait à part elle et moi.
- Vraiment ? Cela ne lui ressemble pas du tout. Ma mère est certes une personne de caractère, mais elle a un grand cœur. Je suppose qu'elle ne pensait pas ce qu'elle disait. Vous voulez en parler ?
- Il n’y a rien à dire de plus, sinon que le jour de la photo de classe, je l’ai frappée. J’ai même éprouvé de la joie à le faire. Je lui ai cassé deux dents, celles de devant. Nous n’avons pas pu faire la photo, c’est pour ça qu’elle n’est pas dans l’album.
- Je ne comprends pas trop… Ma mère a toujours eu ses dents de devant. Vous êtes sûre que c’était bien elle ?
- Oui, vous lui ressemblez tellement, du moins physiquement. Et puis je l’ai reconnu sur les photos que vous m’avez montrées.
« C’était des dents de lait ! »
« C’était des dents de lait ! »
Ces mots viennent tout à coup percuter mon esprit et me donnent le tournis. Il n’y avait rien de grave à toute cette histoire. Les dents seraient tombées de toute façon, je n’ai fait que les aider un peu, voilà tout. Je suis en colère de ma stupidité d'enfant. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Puis les mots enfouis au plus profond de ma chair ressurgissent tout coup, ils se forment dans
mon esprit comme une bougie que l'on allume.
- Pardon Patricia.
J’ai dit cela dans un souffle, comme une brise légère et apaisante qui effleure les deux femmes.
- Pardon ? répète Patricia de sa voix frêle et cassée.
Patricia n’a bien évidemment rien compris à cette conversation, elle ne fait que répéter les mots qu’elle entend, comme un vieux perroquet décharné. Elle me fait penser à une vieille pomme toute fripée que l'on aurait oublié dans un coin.
Je prends ce mot pour moi, comme un baume apaisant qui se pose sur mes blessures d’enfant jamais cicatrisées. Elle ne comprend pas ce qui se passe mais peu importe, j’ai trouvé la paix intérieur, j’ai exorcisé mes vieux démons, et ça, c’est le plus beau cadeau qu'elle puisse me faire.
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