Cinq
Cinq heures d'attente, déjà. De longues minutes à tester nos patiences respectives. La mienne, dans cette pièce aveugle, sans idée de l'heure, du temps qu'il fait, de l'endroit où je suis. Et la leur, de l'autre côté de cette porte, de ce miroir sans tain. Deux hommes, une femme, leur supérieur, tous à faire les cent pas, nerveux, enchaînant sans doute clope sur clope, café après café. Je ne les vois pas et pourtant, il m'est si facile de les deviner, jusqu'à les décrire.
C'est un effort de mémoire. Pas d'imagination. Je sais qu'ils sont là, derrière, qu'ils existent. Et puis, Belmont, je le connais. Je n'ai pas besoin de me l'imaginer. De toute façon, je n'arrive plus à m'imaginer quoi que ce soit. Pourtant, Dieu sait tout ce que j'ai inventé, couché sur le papier. Mais aujourd'hui, je n'ai plus rien en tête. C'est un signe.
Alors, faute d'imaginer quoi que ce soit, un personnage inédit, un scénario nouveau, un rebondissement imprévu, je ressasse ce qui est déjà. Je pense aux miennes, la plupart du temps, sans savoir où elles sont. La dernière fois que j'ai demandé, on m'a répondu qu'elles étaient "en sécurité" comme moi. Évidemment, ça ne me donne pas de précisions géographiques. Mais comme ils savaient que ce serait une source supplémentaire de stress pour moi, ils m'ont accordé une visio.
J'ai conversé alors avec ma femme et mes filles. Elles ont l'air sereines. La demeure où elles sont logées semble confortable. Jenni avait une voix claire et tranquille. Elle avait su mentir intelligemment aux filles. Quand une femme se met à mentir, c'est toujours intelligemment. Dans son histoire, j'étais en résidence pour mieux travailler et mes relations m'avaient proposé de les inviter dans cette villa avant que je ne les rejoigne. Clara et Suzon m'ont fait alors un bref coucou à travers la caméra en me demandant si ça allait puis elles sont parties jouer dans le jardin de la propriété. Jenni savait ce que je faisais et que je ne risquai rien. C'est pour cela, peut-être, qu'elle n'était pas inquiète. Même si elle savait aussi que je n'avais pas le choix; surtout maintenant. Il me fallait poursuivre ce que j'avais commencé pour aller jusqu'au bout. Elle avait deviné également que personne ne pouvait me contraindre à des travaux forcés. La moindre contrariété m'empêcherait de me concentrer, d'écrire librement. De finir ce roman-fleuve que j'avais débuté il y a quelques années. Et ce n'était pas chose aisée. Il me fallait faire abstraction de la réalité, de tout ce qui se passait autour de moi, à l'extérieur, pour rester le plus possible en immersion. Je devais être dans mon histoire, mon univers. Dessiner le destin de celles et ceux qui partagent ma vie au quotidien et qui finissent par être encore plus proches de moi que ne sont Jenni et les enfants, bien qu'ils ne soient que des personnages. Il me fallait finir leur histoire qui n'était plus exclusivement la leur. J'avais fini par le comprendre, un peu tardivement, peut-être. En fait, je pense que j'ai saisi ce qui se jouait quand je suis arrivé ici. Et quand j'ai écrit ce signe, définitif, marquant la fin de mon ouvrage. Le point final, point de non-retour de cette histoire, achevée il y a cinq heures de cela.
Après avoir relu le dernier chapitre, vérifié la cohérence des intrigues, les descriptions des lieux emblématiques, l'importance des dialogues dans le respect du caractère de chacun, l'ouvrage m'avait semblé bon pour être livrable. Dès lors, j'en informai mes voisins d'à-côté à haute et intelligible voix. Sans connaître le contexte, on aurait dit que je parlais aux murs. Ce qui était en partie vrai. La pièce était truffée de micros et de caméras. Quant à mes observateurs, ils m'épiaient à tour de rôle derrière la glace sans tain qui occupait une bonne partie du mur à ma droite. Moins d'une minute après mon annonce, un agent frappa à la porte. Il attendait que je lui donne la permission d'entrer. C'était là un des signes du traitement qu'ils m'avaient garanti. Par principe - ou par taquinerie naturelle - j'avais attendu un peu avant de lui répondre; histoire de faire durer le plaisir. Au bout de dix secondes, je répondis par l'affirmative, sonnant la fin de ma récré. Apparu un homme en uniforme gris, les traits tirés, visiblement angoissé. Il me déposa le plateau que j'avais commandé à côté du canapé, juste derrière mon bureau et s'approcha de moi.
_ Tout est là, lui dis-je en indiquant la pile de feuilles imprimées. Sans attendre, l'homme s'empara de ma production, en silence puis repartit en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui. À clefs.
Depuis j'attends. Ou plutôt je passe le temps. Et m'apprête à le faire encore de longues heures. Je me demande même s'il ne vaudrait mieux pas compter en jours... Bref, j'ai tout le temps d'apprécier la méticulosité avec laquelle ils ont fait l'effort de reproduire mon chez-moi, le lieu dans lequel j'ai l'habitude de travailler. Le grand canapé beige, marqué par les coups de gueule de Birdy, quand il était jeune chiot et par l'empreinte de mon corps, creusant les assises jusqu'aux ressorts. Leur sens du détail est allé jusqu'à y poser les plaids, au départ, censés cacher les marques de dents et d'affection de mon chien fou pour, finalement, me servir de couvertures de fortune mes nuits de lecture. J'ai tellement passé d'heures, ici, à capituler sous le poids d'un livre jusqu'au petit matin. Un de ces livres que je me plais à lire et relire, issu de ma belle et grande bibliothèque, juste derrière moi. J'ai vérifié, elle contient bien mes incontournables : l'intégrale de Kafka éditée dans une collection numérotée sur papier vélin de Hollande, le maroquin acajou d'un des 45 exemplaires des Mots de Sartre, d'autres ouvrages surréalistes illustrés se mêlant à des contes de Perrault, des scénarios de Bergman...
Vu l'heure tardive et le temps que j'ai devant moi, me relire l'Écume des Jours ne serait pas de refus. Avec un verre du scotch que j'ai commandé tout à l'heure. Bien confortablement installé dans ce bon vieux canap, à me laisser bercer par la poésie de ce doux drame qui m'enveloppera, une fois de plus, dans la tiédeur de sa prose. La tiédeur de mes plaids, la tiédeur de ses mots, qui s'alignent comme autant d'heures, qui s'éteignent, lentement. Et m'emportent...
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