Quatre
Quatre à quatre, on parcourt l'escalier jusqu'à mon niveau.
Ça me réveille. Ça signifie aussi qu'il y a des étages, au-dessus ou en dessous du mien. Ça se précipite. Ça se rapproche. Jusqu'à ma porte. Après quelques soubresauts d'un trousseau de clefs, on parvient enfin à trouver la bonne et on ouvre la porte. C'est Belmont. Blême, en sueur, il me regarde dans les yeux, avance vers moi, fébrile, les copies à la main. Elles semblent déjà annotées.
_ Déjà ? Vous n'avez mis que ces quelques heures pour lire autant de chapitres ? lui dis-je.
_ Nous avons nos techniques.
_ C'est-à-dire ? Mon histoire n'est tout de même pas passée sous les scanners et lecteurs automatiques d'intelligences artificielles ?
_ Non, rassurez-vous. Ce sont bien 10 lecteurs-correcteurs en chair et en os qui ont parcouru, en partie, votre ouvrage.
_ En partie ? Vous avez sauté des chapitres ?
_ Aucun, me dit-il en déposant les feuilles sur le bureau. Je les parcours alors rapidement, scrute les signes de corrections assidues, des commentaires en interlignes. Des inscriptions dans les marges, en bleu sur les 5 premiers chapitres. En noir sur les 5 suivants, avec une écriture plus ronde, plus déliée...
_ Non ? Je n'y crois pas. Mais on ne peut pas dissocier une œuvre ainsi ! Demander à 10 personnes de lire 5 chapitres chacun et rassembler leur compte-rendu pour synthèse de ma saga n'a aucun sens !
_ Vous savez que le temps nous est compté ! Que c'est une question d'heures, peut-être même de minutes !
_ Mais il faut que chacun lise l'entièreté de l'œuvre. Il y a des subtilités. Certaines phrases, certaines scènes peuvent être comprises différemment. C'est ce qui fait la richesse de mon histoire !
_ Personne ne vous demande de faire des commentaires sur l'organisation mise en place ! On ne vous demande qu'une seule chose : écrire.
_ Ce que j'ai fait.
_ Ne jouez pas avec moi ! Vous parlez de votre sens de l'équivoque, mais cette fin n'est qu'un point final. Il n'y a aucune continuité possible. Écrivez une suite. Une fin ouverte !
_ Belmont...
_ Commandant !
_ Commandant Belmont, vous savez que ça ne fonctionne pas comme cela.
_ Je ne vous demande pas de happy end. Juste une fin différente. Une fin qui...
_ Qui n'en serais pas une ?
_ Mais vous savez que c'est bien plus qu'une histoire !
_ Je sais, mais je n'y suis pour rien.
_ Comment ça ? Vous êtes libre d'écrire ce que vous voulez.
_ C'est faux ! Et vous le savez. Vous m'avez étudié d'ailleurs. J'écris des vérités qui sont les miennes. Je ne peux rien faire d'autre. Et me mentir à moi-même, ne pas être fidèle à mes aspirations, ce serait tromper le lecteur et vous duper par la même occasion !
Il entame les 100 pas d'un pas lourd et nerveux. J'ose à peine imaginer le vacarme que ses bottes feraient si elles n'étaient pas amorties par l'épaisseur du tapis. Comme un lion en cage, les yeux scrutant le sol, il poursuit son injonction.
_ Il ne s'agit pas de travestir votre esprit, votre sensibilité et encore moins les drames qui se jouent dans vos récits. Je vous demande de faire un effort en pensant à celles et ceux qui sont concernés par ce qui se joue dans cette affaire. Puis il se penche vers moi pour ajouter à voix basse :
_ Honnêtement, dans votre for intérieur, êtes-vous satisfait de la fin que vous venez d'écrire ?
Il a raison. Obnubilé par ma situation, j'ai écrit cette fin pour me sortir de là. D'ici et échapper à ce qui se joue. Ce n'est qu'une chute bâclée, faite à l'emporte-pièce, que je n'aurais jamais éditée.
_ Ne me répondez pas. Votre silence suffit. Ce final ne respecte rien et personne, ni votre saga, ni votre esprit et encore moins mes hommes. Écrivez autre chose. Une fin, certes, mais quelque chose de digne. S'il faut en finir, faites en sorte qu'il en reste quelque chose. Notamment pour nos camarades. Ce que nous faisons pour ceux tombés pour la nation. Un devoir de mémoire en quelque sorte.
Le silence s'imposa dans la pièce. Un armistice nécessaire avant de reprendre un combat que nous allions perdre d'avance.
_ Vous n'auriez jamais dû vous renseigner sur... cette folie, repris-je.
_ C'est notre mission, le renseignement. Moi et mes hommes, on ne fait qu'accomplir notre devoir, me répond-il en se redressant.
_ Mais pourquoi m'en avoir informé ?
_ Nous avons étudié tous les scénarios, monsieur Roussel. Ils finissent tous par nous orienter vers vous comme étant l'origine de tout cela, poursuit-il à plus haute voix, jetant un œil, de temps à autre au grand miroir.
_ J'en suis peut-être l'origine. Mais je n'en suis pas la cause.
_ Nous le savons bien, mais vous restez la seule possibilité d'orienter les choses en notre faveur.
_ Je vais voir ce qu'il est possible de faire, Commandant. Mais il faut que je fasse abstraction de ce que je sais, maintenant. C'est ça qui va être le plus difficile. Et dites-vous bien que les combats sont comme les livres.
_ Comment ça ?
_ Ils ont tous une fin.
Il stoppe ses incessants allers-retours puis se tourne vers moi.
_ Ne vous trompez pas monsieur Roussel, nous sommes les seuls à avoir les clefs. Celles qui nous permettent de comprendre ce qu'est, en réalité, votre histoire, tout comme celles de votre liberté. Je vous laisse travailler maintenant. Et considérez mes demandes comme des ordres.
_ Vous ne pourrez pas me garder ici indéfiniment, commandant ! Et je suis désolé si ça vous fâche, mais tous les livres ont une fin. Tous !
Fin du dialogue.
L'officier claque la porte en prenant soin de faire deux tours de clef et me laisse seul, face à mes écrits. À une fin insoluble. Pourtant, tous les livres ont une fin.
Même la Bible a une fin.
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