Un père et une mère
Une colline, au soleil couchant. On venait de mettre en terre le dernier tombé au combat. Le dernier de ses hommes…
Dans une autre vie, il aurait pu passer pour un humain comme un autre. Mais dans cette vie, ses trois cornes frontales, dont celle du milieu était plus proéminente, ne laissait pas l’ombre d’un doute sur sa nature de Majin. Assis en tailleur, face à la dernière tombe creusée… Une sur une dizaine… Il ne pleurait pas mais sa tristesse n’en demeurait pas moins profonde. Il connaissait chacune de ces personnes enterrées. Pour lui, chacun était un membre de sa famille qu’il ne reverrait plus. En perdre un était déjà un échec, mais dix…
-Ryûken…
Une femme en robe bleu, enceinte et à la longue chevelure d’argent venait de grimper cette colline. D’un geste tendre, elle glissa ses doigts dans la crinière de son compagnon.
-Tu ne devrais pas faire autant d’efforts dans ton état, dit-il sans lui accorder un regard.
-Si une Valkyrja peut porter une armure, porter un enfant n’est rien... Je ne t’ai jamais sous-estimé. Alors, ne me sous-estime pas.
-Est-ce mal de s’inquiéter pour la femme qui porte mes enfants ?
-Ça l’est, si tu énerves la femme en question.
Elle lui donna une légère tape sur la tête, avant de lentement s’assoir à ses côtés tout en tenant son ventre.
-Que viens-tu faire ici, Alicia ? lui demanda l’homme cornu.
-C’est évident, non ? Je viens soutenir mon homme.
Il eut un sourire pendant un bref instant, avant de retrouver un visage triste en contemplant la tombe qui lui faisait face. La femme lui tint la main et lui dit :
-Il savait dans quoi il s’engageait. Nous le savons tous.
Ryûken ne dit rien. Elle avait raison, il le savait. C’était la vie qu’ils avaient choisi, après tout. Loin de leur terre natale, loin du clan, loin des carcans familiaux…
-Tu sais… Quand nous sommes partis de chez nous, j’ai dit à mon petit frère que j’aimerai avoir une famille. Une vraie famille que j’aimerai réellement. Avoir une femme dont je suis vraiment amoureux, des enfants que je n’aurai pas eus par contrainte ou obligation…
-Je dirais que tu t’en sors bien, jusqu’ici, dit-elle avec le sourire et en caressant son ventre avec son autre main.
-Je lui ai aussi dit que j’aimerai mourir paisiblement dans mon lit. De vieillesse.
Le sourire disparut du visage de la femme, qui lui caressait tendrement la main.
-Mais je sais que ce n’est qu’un doux rêve, poursuivit Ryûken. Je ne suis bon qu’à une chose : me battre. C’était ma seule voie pour gagner ma vie, en arrivant dans ce pays. Et je sais que quiconque emprunte cette voie voit ses chances de mourir paisiblement s’envoler jour après jour…
La femme demeura dans le silence.
-Sachant cela, il a exprimé le même souhait. Et nous nous sommes promis qu’un jour, nous vivrions ce rêve.
Il posa sa main sur la terre encore fraîchement retournée.
-Maintenant, je suis seul à le poursuivre, ce rêve…
-Je comprends ta tristesse, Ryûken. Je comprends que tu dois faire ton deuil, en particulier celui de ton frère. Mais n’oublie pas que des gens dépendent de toi.
-Je ne l’oublie pas. Je… J’ai juste…
-Je sais.
Tendrement, elle lui embrassa la joue et s’appuya sur son épaule pour se relever lentement, sans aide. Avant de partir, elle lui caressa tendrement son épaule et descendit avec précaution la colline. Ryûken resta devant cette tombe jusqu’à ce que les derniers rayons du soleil meurent. Il posa doucement sa main sur la tombe de son frère et lâcha une larme.
-Repose-toi, Ryûji. Tu l’as amplement mérité. Ne t’en fais pas. Je ferais en sorte de vivre notre rêve pour deux.
Doucement, il se releva et descendit à son tour cette colline, à présent dernière demeure de son petit frère, pour rejoindre les autres. Ceux-ci avaient déjà commencé la veillée pour les morts et aussi à boire. Il retrouva vite Alicia, qui l’accueillit à bras ouverts et tenta de manière maladroite de le réconforter. Ryûken appréciait le geste.
-Ouh là ! fit Alicia en se tenant le ventre.
-Quoi ?
-Ils bougent. Tu veux les sentir ?
Avant qu’il ne puisse répondre, elle lui prit la main et la posa délicatement sur son ventre arrondi. Il les sentait. Ces petites vies gesticuler dans le ventre de celle qu’elle aimait. Il sourit. Sa tristesse demeurait toujours mais ce petit moment lui donna un peu de baume au cœur.
Il avait promis de vivre son rêve et celui de son frère. Il se promit de vivre aussi pour voir ces petits grandir.
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