Sur les montagnes sacrées - VII
Le moment approchait.
On avait aperçu Tachunka en plein affrontement contre des Valkryja non loin d’ici. Les Manteaux Noirs et les trois Valkyrja ne perdirent pas de temps et se mirent en route.
Là où se battaient les deux camps, il y avait deux tunnels qui pouvaient servir d’échappatoire, l’un proche du champ de bataille et l’autre plus éloigné. L’idée était de faire s’effondrer le tunnel proche, situé dans une grotte, pour les forcer à se rendre à celui plus éloigné, creusé à flanc de montagne. Là, ils pourraient lancer une attaque surprise, pendant qu’Alicia se chargerait de Tachunka.
Ryûken emmena la moitié de ses hommes prendre position devant le second tunnel, tandis que le groupe d’Alicia allait condamner le premier. C’était le mage du nom d’Alistair qui était à la tête de ce groupe, un homme aux vêtements miteux et à l’allure négligé. Il n’était pas membre des Manteaux Noirs à proprement parlé, mais il était redevable à Ryûken et lui servait d’expert en magie. À contrecœur. Alicia ne l’aimait pas beaucoup et le trouvait même étrange, à parler de façon incompréhensible ou parfois seul. Un soir, en allant se coucher, elle l’avait surpris à parler à son pendentif, comme si ce dernier allait lui répondre.
-J’ai quelque chose sur le visage ? demanda-t-il soudainement.
-Pardon ? fit Alicia.
-J’ai quelque chose sur le visage ? Parce que, depuis un moment, vous n’arrêtez pas de me fixer et ça en devient gênant. Surtout que vous n’êtes pas vraiment mon type de femme.
-Continuez de marcher au lieu des dires des âneries !
-Oh, je demandais juste. Dès fois qu’il y aurait malentendu…
Le groupe arriva devant le tunnel et sortirent de leurs sacs des objets sphériques en céramique avec une mèche à son bout. Elles contenaient une poudre spéciale, fait d’un mélange de salpêtre, de souffre et de charbon, qui pouvait exploser si elle entrait en contact avec du feu. Alistair disait que ces « merveilles » venaient du Qilin, un royaume lointain de l’est, et qu’il était difficile de s’en procurer dans cette partie du monde. Il ajouta que les nains connaissaient une formule plus puissante de cette poudre explosive, qu’ils gardaient jalousement secrète. Comme une seule de ces choses ne serait jamais assez puissante pour provoquer un éboulement, ils durent les réunir toutes et fabriquer une longue mèche commune pour tout faire sauter. Alicia demanda à Alistair pourquoi, s’il était mage, il n’utilisait pas sa magie pour simplement tout faire s’écrouler.
-Parce que si je fais ça, à cause de la puissance de mes sorts, ce n’est pas que le tunnel qui risque de s’écrouler, mais également la grotte dans laquelle nous nous trouvons. Et personnellement, j’imagine ma mort autrement.
-Et c’est plus sûr d’utiliser vos… « choses » ? demanda Alicia.
-Vous savez ce qu’on dit : « on n’est jamais sûr de rien, dans la vie ».
-Me voilà rassurée…
Une fois tout cela prêt, tous se mirent à l’abri pendant qu’Alistair alluma la mèche avec une flamme qu’il fit apparaître du bout d’un de ses doigts. L’explosion qui suivit quelques instants après était assourdissante et les parois de la grotte tremblèrent un peu, faisant tomber quelques pierres du plafond. Mais le tunnel s’effondra sur lui-même comme prévu.
-Oh. Il semblerait que j’ai prévu la bonne quantité finalement, dit fièrement Alistair.
-Vous n’étiez pas sûr !? s’écria Alicia.
-Quelle importance ? Notre boulot ici est fait. Allons vite rejoindre les autres avant que ces horribles créatures ne débarquent.
-Vous avez un problème dans votre tête, vous !
-Pas un, mais plusieurs.
-…
Ils quittèrent les lieux aussi vite que possible et ils partirent en direction du second tunnel.
Sur place, ils prirent position derrière des rochers pour rester hors de vue. Alicia rejoignit sa sœur derrière l’un d’eux et attendirent.
-Tu penses que ça va être long ? lui demanda Alicia.
-Le chef a envoyé des éclaireurs pour voir comment se déroulait la bataille, lui dit Hildr. Et de votre côté ?
-Le tunnel est condamné. Et j’ai la certitude à présent qu’Alistair est fou.
Hildr se mit à rire.
-Tu as l’air de te plaire, parmi eux, fit remarquer Alicia.
-Oui, admit Hildr. C’est différent d’avec nos sœurs d’armes. Toujours droites et strictes, ne jamais montrer ce que l’on ressent vraiment… Avec eux, on se sent accepté pour ce que l’on est, malgré nos défauts et nos faiblesses. Et puis, je me rends compte que le monde est bien plus vaste que ces montagnes. J’ai envie de le découvrir !
-Si cela te plaît…
-Ma sœur ! Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ?
-Quoi ?
Alicia fut surprise par ce que sa sœur lui demandait.
-Toi aussi, tu semblais plus joyeuse en leur compagnie, poursuivit Hildr. Ne me mens pas ! Je t’ai bien observé ces derniers jours ! Tu souriais presque tout le temps, surtout quand tu t’entraînais avec le chef !
-Hildr, ce n’est ni le moment ni l’endroit pour…
-L’endroit, peut-être pas, mais je pense au contraire que c’est le bon moment ! Si je ne te connaissais pas aussi bien, je dirais que tu as prévue de partir seule de ton côté quand tout sera fini.
-Je ne…
-J’ai tort ?
Décidément, elle ne pouvait rien lui cacher.
-Non, c’est vrai que c’était dans mes plans. Mais…
-Alors viens plutôt avec nous ! Tu n’es pas obligé de devenir un Manteau Noir. Tu peux juste… rester avec moi.
-Hildr, je voudrais que tu suives ta propre voie. Et en restant à tes côtés, tu risques de continuer à vivre dans mon ombre.
-Je me fiche de vivre ainsi ! Ce que je veux, c’est vivre avec ma sœur !
Alicia était sur le point de répliquer, lorsque les éclaireurs revinrent en prévenant tout le monde que Tachunka et le reste de ses hommes étaient en route.
L’attente fut longue. Des gros nuages gris s’étaient formés, suivis peu après d’une pluie battante.
Finalement, ils arrivèrent. Les Majins et Tachunka lui-même couraient en direction du tunnel, sans se douter de ce qui les attendait. Lorsqu’une partie d’entre eux commença à s’engouffrer dans le tunnel, la voix de Ryûken s’éleva :
-ALISTAIR !!
Le mage sortit de sa cachette et d’un geste vif, projeta de puissants éclairs qui firent s’effondrer le tunnel. Tachunka hurlait sa rage à la montagne, quand les Manteaux Noirs passèrent à l’attaque.
Pendant que Hildr restait en hauteur et tirait ses flèches, Alicia se faufila vers la bataille après avoir repéré Tachunka. Ce dernier se battait comme un diable et personne n’arrivait à l’arrêter lorsqu’il prit la fuite de son côté, abandonnant ses hommes. Alicia était sur le point de se montrer pour lui sauter dessus, mais elle vit alors Ryûken se dresser devant Tachunka. Ils semblaient se parler mais le bruit de la pluie, en plus de celle de la batailel, rendait leurs paroles inaudibles à cette distance. Alicia profita de la situation pour s’approcher un peu plus, jusqu’à se cacher derrière le dernier rocher pouvant la dissimuler.
Ryûken et Tachunka commencèrent à se battre. Ryûken était plus agile et plus rapide avec son arme mais n’arrivait pas à porter de blessures réellement inquiétantes à Tachunka, qui était déjà blessé et qui jouait la prudencce. Alicia attendit son heure, glaive dégainé et bouclier paré. Si Tachunka s’épuisait encore plus, le tuer serait plus facile. L’affrontement tourna court lorsque Ryûken se prit l’un des poings gigantesques de Tachunka, qui l’envoya voler contre une paroi derrière. Il avait lâché son arme, sa tête saignait et l’un de ses cornes s’était brisé. Le Majin de taille colossale s’approcha de lui, hilare.
-Aha ! s’exclama-t-il. Je l’ai toujours dit, Ryûken. Tu es trop faible pour diriger quoi que ce soit ! Pas comme moi, Tachunka ! Moi, je n’ai besoin de personne pour prouver ma valeur et ma force ! Pas comme toi !
-Moi, je sais reconnaître quand j’en ai besoin…
Il savait ! Alicia le sentait : il savait qu’elle était cachée non loin.
-Les faibles demandent de l’aide, les forts se servent des autres ! Toi, tu te fais aider par des créatures plus faibles en pensant que tu le seras moins ! Tachunka se sert de ses frères car il est supérieur ! Tachunka aura ces montagnes ! Les Majins auront leur propre terre et c’est Tachunka qui la leur apportera !
-Ce qu’il y a de bien avec les personnes comme toi, Tachunka, c’est qu’ils sont tellement obnubilés par leur personne qu’ils ne voient jamais le coup mortel venir…
C’était le moment !
Alicia bondit littéralement de sa cachette. L’expression de surprise de Tachunka était jouissive à voir et le fait de lui planter un glaive dans sa gorge, encore plus. Cette fois, il n’y survivrait pas, pensait Alicia. Mais au contraire, le colosse cornu se saisit d’elle et la jeta avant d’enlever l’arme de sa gorge. Un flot de sang en jaillit mais il tenait encore debout. Alicia voulut se jeter sur son arme pour la récupérer mais Tachunka la chargea et l’envoya voler plus loin. Le choc lui coupa un instant sa respiration, tandis que ce monstre chargeait de nouveau. C’est là que Stella, profitant de son inattention, fondit sur lui dans son angle mort, fit un bond de géant en utilisant brièvement ses ailes pour prendre de la hauteur, et se laissa tomber pour l’empaler avec sa lance. L’arme traversa la chair de part et d’autre, le sang coulait à flot. Tachunka s’agitait pour la faire descendre et Alicia en profita pour aller récupérer son glaive. Lorsqu’elle se retourna, elle vit Tachunka se saisir de Stella, la jeter violement contre le sol et s’apprêtait à lui écraser le crâne.
-NOOOOOOOON !!!
Dans un cri de rage, elle déploya ses ailes et fondit vers le Majin pour lui rentrer dedans tout en plantant sa lame dans le ventre. Le choc allié à la vitesse les projeta tous les deux et ils se mirent à dévaler une pente, jusqu’à tomber dans un ravin.
La chute sembla durer une éternité avant qu’ils ne tombent dans une rivière. Les courants violents les séparèrent, Alicia se retrouvant balloté dans tous les sens avant de parvenir à sortir la tête hors de l’eau. Avec difficultés, elle parvint néanmoins à regagner la rive. Blessée de toute part, elle avait réussi à conserver son bouclier mais son glaive paraissait perdu, avec Tachunka. Au moins, il était mort, pensa-t-elle.
Elle sentit alors quelque chose lui attrapant la jambe puis fut jeté au loin. Le choc de la réception au sol fut rude, lui faisant lâcher son bouclier. Elle se releva péniblement, la douleur se répandant dans tout son corps.
Tachunka s’en était sorti. Grièvement blessé, il réussissait quand même à se tenir debout. Le glaive d’Alicia était toujours fiché dans son ventre. Il se mit à hurler puis chargea dans sa direction. Alicia se releva rapidement, prit légèrement son envol et fondit sur lui pour saisir les cornes de son adversaire et lui donner un coup de genou dans le visage, arrêtant sa course et le faisant tomber. Tachunka se releva et continua de se battre, mais sa faible vélocité comparée à celle de son adversaire ne suffirait pas pour espérer la toucher. Mais de son côté, les poings et pieds d’Alicia n’allait pas faire grand-chose à cette masse de muscle, même affaiblie. Elle devait à tout prix récupérer son arme et l’achever. Entre deux esquives, dès que l’occasion se présenta, elle tendit le bras pour attraper son arme, mais Tachunka la repoussa d’un de ses coups de poing dont il avait le secret et elle roula-boula avant de s’écraser contre un rocher.
Elle n’arrivait plus à bouger et Tachunka fonçait sur elle, décidé à en finir. Non, pas maintenant ! Pas comme ça ! Alicia ne voulait pas abandonner. Elle voulait vaincre ce monstre. Il y avait tant de choses qu’elle voulait faire ensuite. Elle ne voulait pas mourir ici ! Elle voulait vivre et vaincre !
Tu es devenu forte, Alicia…
Soudain, le temps sembla se figer. Tachunka ne bougeait plus, les flots de la rivière déchaînée s’étaient arrêté net, les gouttes de pluies étaient suspendues dans les airs…
Alicia semblait être la seule libre de ses mouvements, sans comprendre ce qui se passait. Elle vit alors une immense silhouette se dessiner derrière Tachunka. Une silhouette massive qui s’avançait vers elle. Une silhouette massive qu’elle ne connaissait que trop bien, à présent. Le monstre. Plus grand que le Majin, il l’ignora complètement et se planta devant la jeune femme.
-Toi ? dit-elle surprise. Mais pourquoi ? Et que se passe-t-il ? As-tu…
-Le temps ne s’est pas arrêté, coupa-t-il. Mais il passe bien plus lentement, dans ton esprit.
-Je ne comprends pas.
-Tu n’as pas besoin de comprendre ça. Ce que tu dois savoir, Alicia Valkyrja, c’est que tu es forte. Pas seulement ton corps, mais ton esprit aussi a acquis une force qui te permettra d’aller plus loin que n’importe qui.
-Pourquoi ? Pourquoi moi ? Et pourquoi maintenant ?
-Parce qu’avant, tu ne te concentrais que sur les mauvaises choses pour définir la vraie force. Tu ne te différenciais pas tellement de Mjöll ni des autres, dans le fond. Mais ce n’est plus le cas. À présent, de nouveaux chemins s’offrent à toi… Mais pour commencer ce nouveau voyage, il te faut occire ce premier obstacle.
Le monstre se retourna et regarda Tachunka. Il vint ensuite derrière Alicia et posa délicatement l’une de ses pattes sur son dos, sans pression. Comme une main amicale encourageante.
-N’aie pas peur. Je serais à tes côtés, comme toujours. Mais je ne sommeillerai plus en toi seulement. Une partie de moi… sera là-bas.
Il pointa de l’une de ses griffes le glaive d’Alicia.
-Alicia Valkyrja, fille de Sigrùn Valkyrja et descendante de Skulde Valkyrja, déploie maintenant tes ailes et ta véritable force ! Entends mon nom !
Sur ces paroles, le monstre disparut et le temps reprit son cours normal. Tachunka fonçait toujours sur Alicia mais celle-ci n’avait pas peur car elle savait qu’elle ne combattait pas seule. Qu’elle n’avait jamais combattu seule. Elle déploya ses ailes, fonça vers Tachunka et lui rentra dedans. Le choc fut violent mais arrêta sa course. Elle se saisit alors de son glaive.
Hurle mon nom !
D’un souffle, elle cria :
-Descends de ta montagne, Fafnir !
Son glaive s’illumina d’une lumière aveuglante puis, d’un geste vif, elle extrayait son arme de Tachunka, éblouit. Il recula de quelques pas puis, lorsque la lumière disparut, il vit Alicia tenant non plus un glaive mais une véritable épée dont le pommeau représentait la tête d’un dragon, la fusée, son cou et la garde, ses ailes. Elle rayonnait aussi d’une légère lueur bleutée et des inscriptions étaient gravées sur la lame. Tachunka ne semblait pas y croire ; ne semblait pas vouloir y croire.
-C’est impossible ! hurla-t-il. Impossible que quelqu’un comme toi puisse avoir ce pouvoir ! Tu…
Alicia ne voulait plus rien entendre de ce qu’il avait à dire. Elle fonça vers lui et d’un geste, lui trancha un bras. Elle ne sentit aucune résistance quand l’acier découpa la chair, comme s’il n’y avait rien. Hurlant de douleur et de rage, Tachunka essaya de l’attraper avec sa main encore valide mais l’instant d’après, il perdit ses doigts. Son sang jaillissait abondamment de ses nouvelles blessures et il voulut fuir.
Mais tous ses précédents combats l’avaient épuisé. Il n’avait plus la force de courir. À quatre pattes sur le sol, suppliant Alicia de l’épargner, le fier majin était devenant quelque chose de pathétique. Alicia le repoussa d’un coup de pied dans la mâchoire puis sauta et lui planta sa nouvelle épée dans le torse. Tachunka se mit à vomir du sang et se débattait en vain, espérant encore pouvoir vivre.
Achève-le, Alicia !
Elle sera le manche de son épée, une partie des inscriptions sur la lame s’illuminèrent, Tachunka clamait grâce…
-Rahgot Balmung ! cria Alicia.
L’épée s’illumina de nouveau et projeta un rayon qui fit exploser la créature, ainsi qu’une partie du sol où il était allongé. L’explosion souffla Alicia dans les airs mais elle se rétablit en déployant ses ailes.
Il ne restait plus rien de celui qu’on appelait Tachunka, si ce n’était qu’une corne brisée. Alicia la récupéra, ainsi que son bouclier, et s’envola pour rejoindre les autres. Ses blessures lui faisaient mal mais sa victoire les lui fit oublier.
Son retour fut triomphal. Les autres Majins avaient été vaincus. Beaucoup s’émerveillèrent en voyant sa nouvelle arme, mais Alistair la regardait avec un certain intérêt, en marmonnant que c’était intéressant mais que cela pouvait attendre.
Il l’emmena auprès de Hildr, de Stella et de Ryûken, devant les corps sans vie des personnes tombées au combat. Hildr pleurait alors que Ryûken posait sa main sur son épaule pour la réconforter, tandis que Stella se recueillait en silence. Alicia s’approcha d’un des corps et posa sa main, les remerciant et leur annonçant qu’ils n’étaient pas morts en vain.
L’épée d’Alicia redevint un glaive, qu’elle déposa au sol, et elle alla serrer sa sœur dans ses bras. Même si des larmes ne coulait pas, elle partageait en partie sa tristesse.
Annotations
Versions