Jour après jour, elle le voyait passer à 9h42 précisément. Toujours concentré, penché en avant pour pouvoir aller plus vite. Il voulait améliorer son temps, ça ne faisait aucun doute. Vêtu d'une tunique jaune poussin assortie aux roues de son vélo, il ne passait pas inaperçu. C'est d'ailleurs ce qu'elle s'était dit la première fois qu'elle l'avait remarqué. Un petit point jaune filant à vive allure sur cette route déserte.

Le coin était peu fréquenté fort heureusement, ce qui lui laissait le champ libre pour s'exercer quand il le souhaitait. Les quelques touristes de passage se ruaient sur les plages comme des mouettes sur un sandwich oublié. Il pouvait pédaler en toute tranquillité : personne ne le regardait. À part elle.

Emilia adorait se poser sur les rochers qui bordaient la côte. C'était son lieu de méditation favori car il était peu connu. Son refuge secret ! Chaque matin elle s'y installait, un thermos de thé sur les genoux, pour observer le réveil de la nature. Elle avait ses habitudes et elle avait très vite découvertes les siennes.

Pendant plus d'une heure, il faisait trois fois le même parcours, à un rythme soutenu. Avant cela, il s'échauffait en douceur puis faisait un tour à son rythme, sans forcer. À la fin de sa séance, il récupérait en pédalant à la vitesse d'un touriste en promenade, s'émerveillant de tout ce qui l'entourait. Il redécouvrait le monde autour de lui, ce monde qu'il ignorait totalement lorsqu'il était concentré, hermétique à la beauté des lieux. Et bien entendu, jamais il ne l'avait vue, cachée derrière un épais massif de fleurs.

Elle l'observait à la dérobée, le félicitant en elle-même pour ses efforts et ses progrès. Elle l'encourageait de loin. Sa supportrice de l'ombre. Jamais elle n'aurait le courage de l'approcher, d'aller à sa rencontre. Elle ne voulait pas briser cette bulle dans laquelle ils s'épanouissaient. Lui, s'entraînant de tout son cœur et elle qui s'attachait chaque jour un peu plus. Elle espérait secrètement qu'il la remarque enfin et viennent s'asseoir à ses côtés. Qu'ils prennent le petit-déjeuner ensemble, face à la mer, parlant de tout et de rien. Mais ce n'était qu'un rêve, rien de plus.

Les mois d'été défilèrent à une vitesse fulgurante et la réalité la percuta de plein fouet. Elle ne le connaissait pas. Elle ne savait rien de lui. Elle aurait voulu connaître son odeur, pouvoir admirer son visage à outrance, connaître le son de sa voix. Mais c'était peine perdue. La rentrée se profilait déjà à l'horizon, vidant le petit village de sa population saisonnière. Tout redevint calme. Et ses roues n'effleurèrent plus le petit chemin oublié. Terminés les entraînements. Évaporées les vacances. Brisés son cœur et ses espoirs.

Pourquoi ne l'avait-elle pas abordé ? La vie reprit son court et elle tenta tant bien que mal d'oublier cet amour estival. Elle avait le cœur serré quand elle entendait parler de compétitions dans le monde des cyclistes, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir une oreille attentive ou le regard déviant vers le poste de télévision. C'est chez sa grande tante qu'elle eut la révélation en découvrant un petit point jaune familier traverser l'écran à toute allure.

Le champion Erwan explose son temps, scandait l'émission sportive. Son cycliste. Un champion... Les larmes aux yeux, elle ne put réprimer un sourire. Il avait réussi et elle était fière de lui, combien même il ne la connaîtrait jamais...