Chapitre 15
Psycho Killer - Talking Heads
Deux mois avaient passé depuis les derniers évènements. Une semaine après la dispute avec Roland, le lundi à dix heures pétantes, Antoine était là, assis au comptoir du café, demandant si son ami était là.
Le patron, derrière son comptoir en train d’essuyer des verres, lui avait répondu qu’il ne l’avait pas vu depuis la semaine dernière.
Antoine revint le lundi qui suivit, et celui d’après, et celui d’encore après.
Toujours à l’heure. Jamais de Roland.
Alors il finit par laisser tomber, et commença à faire son deuil, désormais certain qu’il ne le verrait plus jamais avant sa mort.
Le dernier lundi où il passa, soit quatre semaines après leur dispute, il vit que le tabouret qu’occupait Roland était vide, alors il ne s’arrêta même pas et poursuivit son chemin. Et il ne se rendit plus jamais dans ce café, et profita de son lundi matin pour faire quelques tirs avec Tom, qui séchait les cours spécialement pour lui, sur le terrain de foot à côté de chez lui.
Ils étaient rapidement devenus meilleurs amis. Les sentiments d’Antoine avaient continué à grandir, mais il s’était rendu à l’évidence : Tom était à cent pour cent hétéro et il n’aurait jamais sa chance avec lui. Alors pour éviter de revivre le cauchemar qu’il avait subi avec Hippolyte, deux ans plus tôt, il garda ses sentiments pour lui.
Ils avaient également beaucoup discuté de cette mort qui approchait. Et Tom avait suggéré à Antoine de partager son histoire et d’arrêter de fuir les journalistes et influenceurs.
– Tu verras, lui dit-il, ils seront lassés au bout de cinq interviews où tu répètes la même chose, et ils te laisseront tranquille, pour de bon. Et puis, tu peux être une source d’inspiration pour les jeunes, et continuer de vivre même après ta mort. Tu seras une sorte de légende, on racontera ton histoire autour d’une table, une bière à la main !
***
“On se retrouve pour une nouvelle vidéo ! Aujourd’hui, je vais vous parler d’Antoine Pélissier. Pour ceux que ce nom n’évoque rien, c’est un garçon qui va mourir pile le jour de ses 21 ans. Actuellement, il a 20 ans, et j’ai la chance de le recevoir ici, chez moi, dans mon salon ! Salut, Antoine, c’est un plaisir de te voir ici !
– Merci à toi de m’avoir invité ! C’est moi que ça fait plaisir, j’espère que je peux aider des jeunes comme moi à se rendre compte de la chance qu’ils ont d’avoir du temps devant eux, c’est quelque chose de précieux et on n’en est pas forcément conscient quand on est jeune.
– Tu as totalement raison. J’ai déjà entendu parler de ton histoire et ça m’a beaucoup inspiré, surtout qu’on a le même âge, alors j’arrive vraiment à m’identifier à toi ! Des fois, je suis sur mon canapé en train de traîner sur les réseaux sociaux, et j’ai comme un déclic, qui me fait me dire “Oh merde ! Mais qu’est-ce que tu fous, y a des milliards d’autres manières de se détendre, c’est juste de la perte de temps, ça !”
– C’est vrai, répondit Antoine en rigolant. Mais ça m’arrive même à moi, de passer des aprèm’ entières sur Insta ou Twitter, même si j’essaye d’éviter au maximum.
– On va enchaîner tout de suite avec les questions que te posent mes abonnées, et on commence avec Rowan94400 : “Est-ce que tu te sens plutôt jeune à cause de ton âge, ou vieux à cause de ta proximité avec la mort ?”
Antoine afficha un grand sourire en hochant la tête de haut en bas.
– C’est une très bonne question ! Et la réponse, c’est : les deux ! Je suis jeune et la plupart de mes potes ont mon âge, on va en soirée ensemble et on se bourre la gueule. Mais ça m’arrivait, jusqu’à il y a pas longtemps, de traîner dans un café le lundi matin et de discuter avec un vieil homme. C’était mon ami, on était très proches et on se confiait sur notre ressenti à propos de la mort, on se racontait nos peurs et nos souffrances.
– Donc, si j’ai bien compris, vous ne vous voyez plus… Sans vouloir être indiscret, il y a une raison pour ça ?
– Il a arrêté de venir, du jour au lendemain. Mais il m’avait confié juste avant que son cancer avançait plus vite que prévu. Je pense qu’il me regarde, de là-haut, paix à son âme…
– Amen. On passe à la deuxième question, de Tommy1234 : “Est-ce difficile de trouver l’amour dans ta situation ?”
– Haha, la question fatidique ! s’exclama Antoine en riant. Alors, pour commencer, je suis encore célibataire, et je l’ai toujours été. Et puis, c’est vrai que c’est compliqué, autant pour moi que pour la personne en face : on est un peu condamnés à une relation à court ou moyen terme, et personne n’a vraiment envie de s’engager avec quelqu’un en sachant qu’il va mourir, c’est vraiment très difficile à endurer, et je n’aimerais pas vivre ce genre de choses. Donc je comprends totalement les gens que ça effraie. Sinon, en ce moment, j’ai une personne qui me plaît bien… qui me plaît beaucoup, même ! Mais je ne pense pas que ça soit réciproque, alors que je ne vais rien lui dire et me contenter de rester son pote, ce qui me va très bien !
– Mais justement ! répondit le vidéaste en posant sa main sur la cuisse d’Antoine. Il te reste peu de temps devant toi, tu devrais tenter ta chance, te jeter dans la gueule du loup. Alors si j’peux te donner un conseil, c’est : oublie que t’as aucune chance, vas-y, fonce ! Sur un malentendu, ça peut marcher !
***
Tom mit subitement la vidéo en pause et se retourna brusquement vers Antoine. Il le fixa avec de grands yeux et ses lèvres s’étaient étirées jusqu’à ses oreilles.
– Hein, comment ça ? Tu révèles à la France entière que t’as un crush, et tu me le dis pas ? Qui est l’heureuse élue ? Elle s’appelle comment ?
Antoine se mit à rougir instantanément, et chercha un endroit pour fuir le regard interrogateur de Tom. Il passa sa main dans ses cheveux et tourna la tête sur le côté.
– Bah, en fait, c’est tout nouveau, et j’avais pas envie que tu m’juges… mentit-il.
– Mais bien sûr que non, mon poulain ! s’exclama Tom en passant sa main dans les cheveux de son pote pour les frotter frénétiquement. Tu sais bien que tu peux tout me dire, j’suis même super content pour toi !
– C’est gentil, merci… Euh, bah c’est une meuf dans ma classe.
– Et elle s’appelle comment ?
A toute vitesse, Antoine passa en revue la liste des prénoms des filles de sa classe, les éliminant une par une dans sa tête : “Celle-ci est pas assez belle, j’ai pas assez parlé à celle-là… Ah, celle-ci est parfaite !”
– Jade ! lâcha-t-il, tout fier de lui.
– Jade ? La même Jade avec qui on a fait un bus à la dernière soirée ?
– Ouais… répondit-il en se grattant derrière la tête. Mais il y a aucune ambiguïté de son côté, on se parle même pas souvent, et à chaque fois, c’est moi qui viens la voir pour engager la conversation… C’est pour ça que je dis dans la vidéo que je préfère qu’on reste amis.
– Ah ouais je comprends. Mais après, il te reste plus beaucoup de temps. Faudra bien que tu te lances quand même, un de ces quatre !
– C’est vrai, murmura Antoine d’un air pensif. Faudrait que je me lance…
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