Le plongeon

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J'ai doucement enlevé ma robe et me suis assise sans faire de bruit. L'eau frémissait sous mes pieds, le vent caressait ma peau ruisselante. J'entendais l'appel des anges dans le murmure des remous. Ce n'est pas si compliqué, de resentir, d'aimer le présent. Mon corps n'était pas si rassuré, mais ses bras, qui me retenaient avec tant de force, étaient une preuve de ma relative faiblesse. Ses yeux bleus étaient de pâles reflets de cette eau calme et douce qui me rendait si nerveuse et fragile.

"Autant me noyer dans la lueur de tes yeux que dans l'antre de ces flots", lui ai-je dit.

"Je suis là pour te guider", m'a-t-il rassuré.

Cette voix rauque et ténébreuse n'attirait que des cœurs jeunes et purs. Je ne suis plus si jeune que ça, mais je sais qu'on est marqué tout les deux, abîmés, creusés par nos passés respectifs.

"Comment se fait-il que le ciel soit si clair cette nuit ?", m'a-t-il demandé.

"On ne voit rien sous cette surface noire", ai-je paniqué.

"La lune nous éclaire, ne t'inquiètes pas".

D'ordinaire, je préfère le noir, le noir plutôt que la lumière artificielle. Il est reparti sans un bruit. Les lueurs, soudainement, ont cessé de briller. Il décrocherait les étoiles une à une pour me les donner. Je connais la fatigue dans mes veines, lourde, impossible à cacher. Je n'ai pas fini de m'abîmer.

J'ai plongé mes deux poings dans l'eau si froide, serrés, de peur de ne plus rien voir à part ses yeux, au loin, au ras de l'eau, un corps nageant, nu, tel Adam éclatant de pureté. Il ne laisserait rien se passer, il voulait juste me rendre ma liberté.

Il cachait derrière ses yeux brillants le regard le plus triste et le plus mystérieux qu'il m'est été donné de voir. On le regardait et on perdait la notion du monde. Il ne le savait pas. Son air presque angélique rappelait la vie, l'amour. J'avais presque hésité à l'aimer tellement je craignais de le voir emporté par les flots. Mais j'avais compris : il ne connait pas de port, il ne s'attachera pas à moi. Il me l'a répété alors, les mêmes mots, le même rythme :

“L'amour est fait pour nous. Laisse toi aller. Rejoins-moi”.

"Tu me laisserai couler que je n'en serais pas surprise", l'ai-je raillé.

En revenant vers moi, il a hésité, mais ses yeux continuaient de briller. Je ne pense pas au jour où ses yeux s’éteindront, je ne pense pas au jour où il aura cessé de croire. Je rêve en lui, il attendra. L'eau ne m'attrapera pas. J'ai baissé la tête, mon visage s'est abimé un peu plus, mais c'est dans ses mains, oui dans ses mains, que je suis née. Sans un bruit, il s'est assis, s'est agrippé, m'a protégé.

"Arrête de réfléchir et saute dans l'eau", m'a-t-il ordonné.

"Jamais".

"Ce soir".

Ses yeux étaient noirs. Il m'obligerait. Il me voulait. Pourquoi ai-je dansé avec lui si je savais ? Pourquoi suis-je venu jusqu'ici avec lui si ce n'est pour franchir le dernier cap et briser mon armure ?

L'eau ne m'arrivait qu'aux genoux cette nuit-là lorsqu'il m'a éclaboussé et tiré de force dans l'oubli. L'eau glacé avait tué mes sens jusqu'à que ce que la chaleur de sa peau les ravive aussitôt.

"C'est toujours jamais ou c'est maintenant ?", m'a-t-il questionné.

"Tu es présent et j'ai besoin de rescuciter."

"C'est à l'église, pas au cimetière que je t'ai invité", a-t-il rit contre ma peau.

J'ai tenté de rire, de protester, mais ma voix s'est brisée sous l'assaut de l'eau et de ses mots.

"Je n'ai jamais su nager et tu le sais."

"Tu as peur que je te désire ?"

"C'est une drôle de méthode que tu emploies avec moi."

"C'est la meilleure à mon avis."

La peur qui devient désir. Il m'a attiré un peu plus profondément dans l'eau. Je n'ai plus pied, je n'ai que lui. Le bleu de ses iris, ses méches blondes mouillés.

"Laisse moi t'aider."

Il m'a aidé, j'ai aimé ça. Adoré même, comme jamais. J'ai frissonné, à plusieurs niveaux, à plusieurs reprises. Ce n'était pas doux, c'était désespéré. Les jeux de mains ont capturé mon appréhension. J'étais dans l'eau mais j'avais soif. Je buvais donc son souffle.

"On va se transformer en glaçon", ai-je insisté.

"Oh non pas tant que le feu coule en moi".

Je voulais le pousser mais à quoi m'aggriper alors. Je l'ai détesté. On en parle des cadavres sous nos pieds ? Je ne voulais pas les rejoindre. Je ne voulais pas résister mais ma volonté, cette garce, a été trompée.

"On va le faire et tu pourras enfin comprendre"

"Si je coule..."

"Pour l'amour du ciel..."

"Tu n'es pas aussi solide que ça"

"T'en veux la preuve ? Ouvre tes cuisses"

Deux obsidiennes m'ont fixé. Pourvu que personne ne vienne ici ce soir. La musique du bal retentissait au loin. J'ai imaginé mon père me cherchant partout, sauf ici. Personne ne me croirait au bord de l'eau. Il pourrait me tuer s'il le voulait.

"Sors moi d'ici tout de suite", j'ai supplié.

"Embrasse-moi."

"Et, elle est où ma bague alors ?"

"Certainement pas dans les poches de ma nudité", m'a-t-il rétorqué.

Un corps à la dérive, une âme engloutie, captive des eaux, perdue dans les profondeurs... Il jurerait que ses intentions étaient bonnes.

"J'ai le droit à un joker!",

"Tu vas te décider à m'écouter à la fin !", s'est-il exclamé.

"Prends si je te donne, pas si tu me voles."

"Ca ne veut rien dire."

"Comprendra qui voudra", ai-je boudé ou badiné.

Il m'a lâché, le traitre. Noires, bleues, grises ou blanches, je m'en fichai. L'eau c'est l'eau. J'avais senti la lame d'un scalpel un jour déchirer ma peau ankylosée. J'avais pleuré. Mais là, j'avais pied. Il est reparti sans faire un bruit. Je n'ai pas coulé, j'ai résisté. Le calme m'a attiré. La mort m'a effleuré. J'ai senti le froid glisser le long de mes os, comme une caresse qui ne voulait pas s'arrêter.

C'est sur sa peau que je me suis vengée, au fil de l'eau. Il m'a aimé, mais il a souffert de l'avoir fait. Il m'a sauvé, a pénétré mes peurs, mes chairs.

"Ne garde que moi", m'a-t-il imploré.

Et j'ai plongé. Un saut extrême. J'ai lâché prise entre les ténèbres de l'eau et la lumière pâle de la lune. C'était l'été. L'été de mes dix-huit ans. Quelle douce folie. C'était la nuit où j'ai décidé de nager. J'ai laissé derrière moi les ombres et les regrets, avec seulement l'écho de sa voix pour me guider. Oui, l'eau m'a appelée, ses yeux aussi, mais c'est moi qui ai décidé.

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