Le Port (Partie 1)
Ædemor se réveilla dans le noir le plus complet. Avant de céder à la panique, il se concentra sur ses sensations. Les bruits autour de lui indiquaient qu’il faisait jour, mais aucune lueur ne filtrait jusqu’à lui. Seuls le ressac du Guenes, le murmure lointain de la cité se réveillant, ainsi qu'un ronflement sonore lui parvenaient. À tâtons, il constata qu’il était couché sur de vieux sacs de jute. Le plafond de bois était si bas qu'il ne pouvait même pas tenir accroupi. L’humidité et la moisissure empestait.
Était-il prisonnier ? Ses souvenirs d'hier étaient flous. Ses poursuivants d’hier le voulaient mort, ils n’auraient pas pris la peine de le capturer et de l’enfermer. Sa mémoire s'éclaircit soudain. Son Ordre massacré. Quelqu'un avait-il pu en réchapper ? Le vicaire Mazaric et le diacre Paltur morts, Kharroun disparu, les novices dispersés, il n'avait plus d'autorité à laquelle se référer, plus de famille dans laquelle se réfugier. Le seul foyer qu'il eût jamais connu jusqu'à maintenant avait été détruit impitoyablement.
Devait-il suivre les dernières indications de Mazaric ? Partir à Ferziliath ? La lointaine capitale du royaume voisin se situait à au moins deux octaves de marche vers le sud. La tâche lui paraissait insurmontable. Hors de question pour lui de jeter le médaillon. Il devait bien ça à la Lumière Gardienne, après tout.
Il se risqua à taper sur le bois du plafond du plat de la main. Le ronflement à l’extérieur sursauta, puis reprit régulièrement.
Ædemor continua à frapper plus fort. Un renâclement pâteux se fit entendre.
— He ho ! Y’a quelqu’un ?
Il entendit des pas, puis de bruyantes ablutions. Une voix grave dit :
— Oh ! Du calme, là-dedans !
— Sortez-moi de là, bon sang !
Un meuble fut traîné, faisant tomber de la poussière depuis les interstices. Puis le plancher entier fut soulevé du sol, inondant de clarté la petite cavité dans laquelle il avait passé la nuit. Il resta au fond quelques secondes, ébloui par le soleil matinal, avant de remarquer celui qui se tenait devant lui.
Plus haut que lui d’une tête et demie, il possédait l’allure des créatures sauvages qui parcouraient les Montagnes des Précieuses, tout en gardant un semblant d’air plus civilisé. Le crâne rasé, la musculature aussi développée que sa pilosité sur sa peau grisâtre, il arborait le visage typique des Gors, la mâchoire et les canines proéminentes, le nez retroussé, et en même temps l’expression d’un visage humain.
Le gaillard se râcla la gorge, le tirant de sa réflexion :
— Bon, je pose ça ? fit-il en montrant du menton la porte qu’il tenait et qui certainement lui servait de plancher.
Ædemor acquiesça et sortit de son trou, puis le fardeau du bougre retomba bruyamment sur le sol.
— Je suis où, là ? Et c’est quoi ce trou ?
— T’es chez moi.
Il désigna la cabane branlante dans laquelle ils étaient. Grossièrement rafistolées, les planches des murs laissaient passer la majeure partie du jour. Le toit accusait le même état. Une paillasse et quelques provisions étalées çà et là faisaient office de mobilier.
— Le trou, c'était pour être tranquille.
Ædemor bondit.
— Quelqu'un est venu cette nuit ?
— T'inquiète pas. Je pense qu'il posera plus de problèmes.
Sortant précipitamment au-dehors, le garçon tomba face à face avec la dépouille d’un de ses assaillants de la veille. Il le reconnut la facture de la dague encore plantée dans son bras. Une hache fichée dans la poitrine avait fini de le clouer à la palissade.
Ed soupira de soulagement. Peut-être allait-il avoir un peu de répit pour rejoindre le sud, finalement.
— Merci, l’ami. Tu m’as sûrement sauvé la vie. Quel est ton nom ?
— Tu peux m’appeler Grum. C’est pratique comme nom, tu peux même le prononcer quand t’as plus de dents !
Le jeune homme esquissa un sourire teinté d'appréhension.
— Je n'en doute pas un instant. Si ça ne te dérange pas, je vais essayer de garder les miennes. Eh bien, merci Grum. Je m’appelle Ædemor, Ædemor Cerenias. Tu es un Gor c’est ça ?
— Semi-Gor, s’te plaît. Probablement que je t’en aurais déjà collé une si j’étais un Gor de pure souche.
— Semi-Gor ? Tu es bien le premier que je croise. Je ne pensais même pas que c’était possible !
Grum fronça les sourcils puis changea de sujet.
— C’était quoi ce truc que t’as fait avec les mains hier soir ? La lumière, là.
La curiosité de son interlocuteur prit Ædemor au dépourvu, mais il n'y vu aucune malice.
— Une imposition des mains, répondit-il. Une sorte de bénédiction curatrice que j’ai appris avec les gens d’où je viens. Mais ça ne marche pas si bien, d’habitude.
— De la magie, hein ?
— En quelque sorte. Je suis pas magicien, si c'est ce que tu veux savoir. C'est la Lumière Gardienne qui me prête ses pouvoirs en échange de ma foi.
Le colosse haussa les épaules et répondit :
— Bah, peu importe.
Grum tourna les talons et rentra dans sa cabane et se vautra sur sa paillasse.
Curieux personnage, pensa Ædemor en l'entendant bâiller bruyamment. Il m'a sauvé la vie en exposant la sienne. Il est désintéressé ou idiot, mais plus vraisemblablement un peu des deux.
Il regarda la lame encore plantée dans le cadavre suspendu, elle lui serait sans doute utile. Il dût s’arc-bouter pour la sortir tant elle avait été ancrée avec force dans le bois. Une fois celle-ci libérée, Ed en nettoya le sang séché et la fourra dans un repli de sa pelisse, espérant sincèrement ne pas avoir à s’en servir.
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