Le Port (Partie 2)
Ne pouvant compter sur Grum qui ronflait à n’en plus pouvoir, Ed s’évertua à cacher aussi bien que possible le cadavre de son poursuivant sous un tas de chaume laissé à l’abandon dans un cabanon voisin. La gifle que lui asséna l’air frais et salé du matin lui rappela qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Les efforts fournis avaient réveillé en lui un appétit inassouvi.
Ædemor rabattit sa pelisse sur sa tête et s’engagea dans la seule allée menant à la cahute de Grum. Au détour des ruelles, ses pas le conduisirent sur la place en face de la criée. Là, une populace bruyante fourmillait parmi les étals d’un grand marché. Les vendeurs et les clients rivalisaient de cris pour se faire entendre, dans une atmosphère emplie de marée et d’épices. Profitant de l’anonymat de la foule, Ed s’y mêla, parcourut les lieux et découvrit l’éventaire d’un boucher.
De ce que je me souviens, les Gors raffolent de viande séchée, réfléchit Ed.
Il acheta à l’étal suivant quelques fruits, échangea rapidement quelques mots et quelques pièces puis s’esquiva discrètement, s’en retournant chez Grum.
Les ruelles étroites de la cité offraient une visibilité limitée à ceux qui pourraient le suivre. Avec prudence, il profita d’un croisement pour changer d’itinéraire, bifurquant dans une autre allée, puis revenant sur son chemin un peu plus loin.
Alors qu’il gardait consciencieusement les yeux rivés au sol, son regard croisa celui d’un mendiant agenouillé. Un Undur. Un de ceux qui avaient arrêté de se battre pour une existence meilleure et qui attendait que la vie passe en espérant survivre le plus longtemps possible. Mais ce n’était pas tant cet Undur qui interpella Ædemor, mais le souvenir qu’il raviva.
Kharroun. Mazaric. Paltur. Il n’avait pas eu le temps de repenser aux terribles évènements de la veille, comme si son esprit l’avait guidé vers des pensées moins atroces pour amoindrir l’horreur dont il avait été à la fois témoin et victime. L’épouvantable violence avec laquelle son foyer et les siens lui avaient été arrachés. La douleur de cette réminiscence lui étreignit le cœur avec force et, chancelant sous le poids d’une émotion si soudaine, il dut faire un pas en arrière. Le mendiant s’en offusqua et se mit à l’insulter grossièrement. Ædemor s’enfuit alors, bousculant dans son empressement d’autres badauds.
Il arriva finalement non loin de l’endroit où il avait quitté Grum, mais quelque chose n’allait pas. Des passants regardaient dans la direction de la cabane, d’autres étaient attroupés un peu plus loin. Avançant prudemment, il entendit au loin la grosse voix de son ami parmi un vacarme de lutte et de coups :
— Dégagez de là ! Bande de pourritures !
Ædemor demanda à un curieux ce qu’il se passait.
— Je ne sais pas trop, lui répondit-on. Quelque chose me dit que c’est un règlement de compte entre bandes rivales. Les gens sont complètement fous !
— Et puis comme par hasard, y’a un Gor qui est dans le coup ! renchérit un vieil homme à côté. Toujours les mêmes fourrés dans ces combines si vous voulez mon avis…
Ædemor fut tenté de lui faire ravaler sa réplique, puis batailla pour traverser les rangs serrés de la foule agglutinée dans l’étroit passage. Il put enfin apercevoir la scène par-dessus l’épaule d’un homme bedonnant. Grum demeurait debout bien que durement éprouvé par les coups de trois assaillants lui faisant face. L’un d’entre eux gisait inconscient à terre, un autre se tenait le nez dans une main ensanglantée.
Au moment où Ædemor allait lui prêter main-forte, les badauds derrière lui s’écartèrent, laissant le passage à quatre hommes en armes : la garde de Rivguen avait été prévenue. Les soldats interrompirent le combat en brandissant leur pique à l’attention des belligérants. Deux des opposants de Grum préférèrent se jeter dans le fleuve pour leur échapper.
— Il suffit ! cria le soldat de tête. Les rixes et ceux qui y participent sont punis par la loi quelles qu’en soient les raisons ! Ligotez-moi ces gaillards et amenez-les à la caserne !
Là-dessus, deux soldats encerclèrent Grum pendant que le troisième lui attacha les poignets. Le semi-Gor se laissa étonnamment faire, il était évident que celui-ci jugeait que molester des gardes aggraverait son cas à coup sûr.
Ædemor ne savait que faire. Intervenir et prendre la défense de son ami le mettrait au vu et au su de tout le monde, en outre peut-être que ses assaillants de la veille se dissimulaient dans la populace et surveillaient les environs.
Pendant qu’il réfléchissait, les soldats avaient levé l’homme à terre.
— Ce sont de foutus esclavagistes ! Ils ont essayé de me capturer ! cracha Grum à celui qui semblait être le sergent.
— Des esclavagistes ? Voyez-vous ça ! se moqua ce dernier. Il n’y a plus de marchands d’esclaves à Rivguen depuis des lustres, il va falloir inventer autre chose, le Gor !
Il bâillonna lui-même Grum et lui donna une tape sur le crâne, avant d’ordonner le départ de sa cohorte. Les soldats emmenèrent leurs prisonniers et fendirent le petit attroupement en remontant la ruelle. Ædemor suivit le défilé au plus près qu’il le put parmi la foule curieuse. Il songeait à la façon dont il sortirait Grum de ce mauvais pas quand, absorbé dans ses pensées, il bouscula la monture d’un cavalier venant d’une artère affluente. Celui-ci toisa Ed alors que celui-ci tombait en arrière :
— Hors de mon chemin, roturier de bas fond !
Le jeune homme apeuré, n’osant pas lever les yeux, reconnut néanmoins les couleurs arborées par la monture : une étoile blanche sur fond noir, entouré par quatre croissants de lune. L’Ordre était là. Tremblant, recroquevillé autant qu’il le pût, il fila à quatre pattes au milieu de la foule hors de la vue de cette nouvelle menace. La voix se fit à nouveau entendre :
— Hé bien, sergent ! Expliquez-moi la raison de tout ceci !
Le sergent prit un air contrarié, puis répondit :
— Rien qu’un règlement de compte, messire. Rien dont nous ne puissions nous occuper.
— Vraiment ? Et cet animal sauvage, là ? Vous ne comptez pas le remettre en liberté, tout de même ?
Grum se retourna, affichant un regard haineux à l’adresse du cavalier.
— Je dois appliquer la loi, messire. Rien de plus.
— Et bien moi, je vous dis que le Roi Mordin en a plus qu’assez des sauvages et des vauriens et qu’il souhaite que le royaume en soit débarrassé. Menez-les au gibet sur le champ ! Il serait dommage que votre carrière soit examinée plus attentivement par mes supérieurs.
Le sergent baissa la tête et soupira bruyamment.
— Nous entendons-nous, sergent ? ajouta le chevalier.
— Oui, messire.
— Très bien. Ouvrez donc la marche.
Ils tournèrent les talons en direction du marché. Ed savait qu’ils allaient devoir le traverser à nouveau, car derrière lui s’étalait la triste place destinée à l’exécution publique des sentences.
Une pendaison. L’Ordre des Quatre Lunes et sa justice punitive… pensa-t-il, fronçant les sourcils.
Pour Ædemor, sauver Grum était la moindre des choses : le semi-Gor l’avait mis à l’abri et défendu contre un danger sans même le connaître. Il fallait faire vite. Le sang lui battait dans le crâne comme un tambour de guerre. Le monde se pressant autour de lui pouvait offrir une diversion, à condition de l’effrayer suffisamment pour créer l’émeute.
Pour atteindre la place par une autre allée, il prit une voie de traverse et se rua à contre-courant des badauds qui convergeaient, attirés par la rumeur de l’exécution comme les mouches par un cadavre. L’interminable trajet le mit à bout de souffle, mais il atteignit enfin le marché du côté de la criée.
Il regarda autour de lui et repéra rapidement une échoppe intéressante : un huilier. De l’autre côté de l’esplanade : le fourneau d’un boulanger. Une idée germa dans son esprit. Une idée qu’il n’aurait pas eu si la vie de l’un de ses frères du culte n’avait été en danger. Au loin, les soldats menaient Grum et son assaillant, fendant la foule. Le chevalier les suivait au pas. Son sang ne fit qu’un tour.
Il se précipita sur l’esplanade puis saisit à la volée un tisonnier dépassant du four sans que le marmiton pétrissant sa pâte s’en aperçoive. Négligeant l’odeur appétissante du pain en cours de cuisson faisant gargouiller son estomac vide, il brandit le fer rougeoyant au-dessus de sa tête puis se dirigea de l’autre côté de la place.
— Qu’est-ce que tu fais, mon garçon ? demanda un passant inquiet.
Ed l’ignora et fonça. Il prit son élan et donna un grand coup de pied dans une grosse barrique. Celle-ci éclata et répandit un liquide noirâtre sur le sol pavé. Son étiquette arborait une étoile grossière et indiquait « Graisse de tortue-crabe de Mynareth non raffinée ».
Ædemor regarda le marchand incrédule et lui cria :
— Écartez-vous ! Éloignez-vous d’ici ! Fuyez ! Au feu !
— Mais… arrêtez-le !
Ed lança le tisonnier dans le fluide malodorant et protégea ses yeux.
La flamme bleutée apparut aussitôt et le souffle projeta du liquide ardent sur les étals voisins.
— À la Garde ! Arrêtez-le ! s’écriait le commerçant.
Il avait saisi le poignet d’Ædemor. Celui-ci le repoussa violemment et s’enfuit dans l’allée d’où il était arrivé sur la place. Des mains tentèrent d’agripper le fugitif, mais, emporté par sa course, rien ne l’arrêta. Des cris d’alarmes et d’effroi jaillirent tout autour de lui. Les flammes se répandaient rapidement et la panique s'éleva dans l’assemblée. Un tonneau de combustible explosa et l’air se gorgea de fumée et de suie. L’incendie grandissait et devenait incontrôlable. La foule n’essayait même plus de le calmer, elle fuyait.
La cohue grossit et s’amplifia. Le feu avait atteint les docks et les habitations en bois s’embrasaient comme de l’herbe sèche. D’autres déflagrations tonnaient sur la place. Malgré le chaos ambiant, un groupe s’obstinait et pointait du doigt Ædemor.
— Hé toi, là-bas ! Reviens ici !
Il s’enfuit de plus belle, rebroussant chemin dans les ruelles de Rivguen. Le dédale qu’il arpentait depuis toujours était bondé. L’écroulement d’une maison déclencha la panique parmi les curieux qui regardaient à leur fenêtre. Chaque seconde passée alimentait l’affolement des habitants.
Ædemor était retourné sur ses pas afin de retrouver les soldats gardant captif Grum. À son grand désespoir, il vit au loin que les hommes d’armes, guidés par le chevalier des Quatre Lunes, avaient fait leur chemin jusqu’à la potence de la place de justice. L’esclavagiste capturé avait déjà été hissé sur la potence et attendait son exécution. Trois soldats tentaient vainement de calmer la masse paniquée. Le sergent criait à l’encontre du chevalier, alors que ce dernier peinait à dominer sa monture.
— Allez chercher du renfort, messire ! Il faut circonscrire l’incendie et sauver ceux qui peuvent l’être !
— Il suffit ! Je vous interdis de me donner des ordres, sergent ! Je vous…
Une explosion toute proche effaroucha le destrier qui se cabra et envoya à terre son cavalier qui disparut sous la marée piétonne. Ædemor n’était qu’à quelques pas quand la foule prit d’assaut l’estrade. Les trois soldats se débattirent, mais un à un furent emportés par la cohue, sous les yeux médusés de leur sergent qui se réfugia sur la poutre supérieure de l’édifice.
— Il est là !
Le marchand d’huile. Sa voix parvenait à Ædemor comme diluée dans la marée humaine. Comment avait-il réussi à le suivre à travers le flot de piétons ? Sans se retourner, Ed se dirigea vers Grum, nageant dans le courant chaotique de la populace effrayée. Il escalada le gibet et se faufila dans le dos de Grum. L’odeur de fumée et de graisse brulée devenait omniprésente.
Ed dégaina la dague et trancha les entraves qui enserraient le cou et les poignets du semi-Gor.
— Allons-nous-en ! Vite !
Grum enleva son bâillon et sourit, retrouvant ses esprits au milieu de la piétaille. Le sergent les toisait, apeuré et impuissant. Le colosse le désigna du poing :
— Toi ! J’vais te faire descendre de là et tu vas te prendre une rouste dont tu te souviendras !
Grum exulta et entreprit d’escalader la potence.
— Viens, faut filer tout de suite ! cria Ædemor.
— Allez, quoi, promis, je lui ferai pas trop mal ! T’as bien vu comme ils me traitent !
— Laisse tomber, Grum ! On va y passer si on reste là !
Ædemor hurlait désormais. L’incendie avait gagné le port et les bâtiments attenants. La fumée devenait plus épaisse et la chaleur plus oppressante. Les cris de panique les entouraient.
— Allez, Grum ! D’autres gardes vont venir !
— Le voilà ! Tu vas payer, salaud !
Le marchand l’avait retrouvé et l’avait empoigné au col d’un air menaçant. Grum lui décocha un coup de poing si puissant qu’il fut projeté sur les badauds qui le suivaient, les renversant comme un jeu de quilles.
Ædemor tenta tant bien que mal de masquer la silhouette massive de Grum en jetant sa pelisse sur son dos et les deux compères quittèrent à toute vitesse les lieux, se noyant dans la nuée.
Puis, alors que la porte sud de Rivguen apparut au détour d'une grande allée, le jeune homme empoigna vigoureusement le bras de son compagnon, lui désignant de la main un cheval paniqué. Son attelage, une modeste charrette, avait été renversé dans le tumulte. Ne trouvant aucun indice de la présence de son propriétaire, Ed s'employa à calmer l'animal. Le semi-Gor sourit faiblement en comprenant son intention, puis d'un puissant effort remis sur ses roues la cariole. L'espace d'un instant plus tard, tout deux franchirent la limite de la cité, laissant derrière eux le danger, ainsi qu'un indescriptible désordre.
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