La Croisée
Ædemor peinait à reprendre son souffle. L’échauffourée au port l’avait fait courir pendant un long moment, même après avoir volé la charrette. Se soustraire à la surveillance des gardes à la faveur de la masse chaotique fuyant l’incendie n’avait pas été de tout repos. Il avait une impression de métal liquide lui brûlant la poitrine. Grum et lui avaient la garde aux trousses, et même s’ils avaient pu la distancer dans les ruelles étroites de Rivguen, à découvert ils risquaient d’être retrouvés. Ce n’était qu’une question de temps. Grum, emmitouflé dans le manteau de laine, cachait mal sa carrure et son visage.
Un criminel. Il était devenu un criminel. Oh bien sûr, il avait dû sauver un innocent, du moins le croyait-il. Car que savait-il vraiment de son compagnon d'infortune ? Ædemor n'avait pas hésité à utiliser la violence et le feu pour lui venir malgré tout en aide. Quitte à faire des victimes. Car elles devaient se compter par dizaines, voire par centaines. Des gens qui n'avaient rien demandé au petit matin désormais à la rue, leur quartier désormais dévoré par les flammes. Des commerces en ruines et des commerçants en faillite. Le jeune homme espérait que celui qu'il cachait sous sa pelisse était réellement méritant de tels sacrifices. Même si son intuition lui soufflait qu'il avait fait le bon choix, le constat était terriblement amer.
Il leur avait fallu plusieurs heures de voyage à travers les plaines au sud de Rivguen, suivant les convois des marchands et des badauds, afin de s’affranchir de la menace immédiate d’être repérés. Les miliciens qu'ils croisèrent remontaient vers le nord, certainement attirés par les colonnes de fumée qui obscuricissaient le ciel. Ils étaient certainement tous les deux recherchés, mais combien de temps faudrait-il avant que la garde de Rivguen n'alerte tout le royaume ?
Le soleil s'élevait à bonne hauteur quand ils atteignirent la Croisée des Chemins. Ils défirent le harnais de leur cheval, le laissant librement paître dans un pré. Puis, la nécessité de prendre quelques provisions supplémentaires s'imposa. Ils se frayèrent donc un chemin parmi les échoppes mobiles et les étals de cette place marchande réputée. Provenant des quatre coins d’Opalys, denrées et produits artisanaux se retrouvaient sous les yeux des acheteurs et des négociants. Spiritueux d’Ophillion, laine d’Argenus, peaux de Pélinor, verroteries de Tormont, et même joaillerie undure se vendaient parmi les épices odorantes et les effluves de tanins.
Ils firent un large détour pour éviter les regards de la large allée centrale, puis se perdirent dans les étalages de poissons, dont les épaisses tentes protégeaient les victuailles du soleil et les dissimulaient efficacement.
— Bon sang ! Il me donne faim ce marché !
— Chut. On n’est pas là pour ça. Essaie de rester silencieux, on va se faire repérer sinon. Tu n’as même plus ta hache, en cas de besoin.
— Ouais, mais j’ai mes poings ! Crois-moi, ils en font du dégât aussi !
— Je te crois… espérons qu’on n’ait pas besoin d’en arriver là.
Ed ne se sentait pas au mieux. Il avait dû sauver Grum, mais il avait aussi dû incendier la moitié de Rivguen. Combien avaient été blessés, ou pire, tués, à cause de lui ? Il avait réagi instinctivement, sans vraiment réfléchir aux conséquences. Il espérait que la Lumière Gardienne comprendrait. Il ne possédait plus qu’elle. Elle devrait comprendre.
— T’inquiète pas pour ceux du port, Ædemor. Ils s’en sont sûrement sortis.
Même s'il avait probablement tort, le semi-Gor avait lu dans ses pensées et Ed en fut touché. Mais le jeune homme était trop tourmenté pour pouvoir répondre. Les deux compagnons progressaient vers le sud du marché. Ils passèrent aux pieds du cercle de pierres dressées autour duquel les étals étaient répartis. Étrange édifice sans âge aux origines inconnues, il n’était aujourd’hui rien de plus qu’un prétexte à ce rassemblement marchand du sud du royaume de Lerminon, sans plus de signification qu’un carrefour commercial pour les caravanes. Ædemor contempla le cromlech et serra instinctivement le pendentif étoilé dans sa main.
— Laissez passer le prince !
Un héraut royal cria au loin, sur la route, le tirant de sa contemplation.
— Laissez passer le prince Daelus de Chatumaz ! Premier chevalier de l’Ordre des Quatre Lunes !
Le sang d’Ædemor ne fit qu’un tour. Les responsables de cette chasse aux sorcières dont lui et son culte étaient victimes depuis toujours avait sans doute été mis au courant des incidents de Rivguen par le chevalier désarçonné. L'Ordre des Quatre Lunes les pourchassait. S'il les trouvait, ils seraient emprisonnés, probablement torturés, et disparaitraient dans leurs geôles.
Daelus, le fils du roi et plus fervent serviteur de l’Ordre des Quatre Lunes, en représentait le pire penchant. Ce fanatique tenait à traquer lui-même les hérétiques de la Lumière Gardienne et dirigeait les opérations visant à débusquer et arrêter les membres de cette église à Aldradan. Le fait qu'il s'occupe lui-même de la traque des agitateurs n'était pas une coïncidence heureuse. Pour une raison qui échappait à Ædemor, Daelus aurait-il retrouvé la trace d'un des derniers représentant de son culte ?
Le jeune homme prit Grum par le coude et l’écarta de la vue dégagée de la voie principale, juste à temps pour entendre passer le trot cadencé des chevaux. L’écu frappé d’une croix dorée entourée de quatre croissants de lune d’argent projeta un froid sur l’assemblée.
— Faites place au prince ! répétait le héraut. L'Ordre des Quatre Lunes recherche activement les fauteurs des troubles de Rivguen ! Ils sont trois, deux hommes et un Gor ! Ils sont accusés de pyromanie, de création d'émeutes, d'esclavagisme, de vol et de meurtre !
— Rien que ça, soupira Grum.
Des visages contrariés se retournèrent sur Grum. Se rendant compte que le semi-Gor avait pensé tout haut, Ædemor l’amena à couvert, derrière la devanture d’un drapier.
— Viens, passons par là. Nous partirons après le passage de l'Ordre. Ce sera moins risqué de nous voir sur la route s’ils ne sont plus dans les parages, murmura le jeune homme inquiet. D'autant qu'ils ont annoncé notre signalement à tous. As-tu déjà eu affaire à eux ?
— Non, pas directement. Une descente dans une auberge pendant un tournoi de lutte. Deux d’entre eux m’ont tabassé pour le plaisir alors que les autres fouillaient la cave.
— L’auberge de la Licorne de Tanil ?
— Tu connais ?
— Non, mais je suis au courant de l’histoire. Les Quatre Lunes ont débusqué trois novices qui effectuaient du prosélytisme là-bas.
La tête interrogative de Grum intima à Ædemor de s'expliquer davantage.
— Ils tentaient de montrer aux autres les bénédictions de la Lumière Gardienne. On ne les a jamais revus.
Grum prit une mine sombre.
— Un de ces jours, je leur ferai payer tout ça, tu verras …
— Pas aujourd’hui. Reste tranquille. Nous sommes poursuivis tous les deux par la garde aldradiane, je te rappelle. On ira tout au mieux en prison, sinon c’est directement l’exécution. Mais on va essayer de survivre, pas vrai ?
Grum se retourna brusquement quand quelqu’un approcha.
— Allez viens, on bouge, grommela-t-il.
Contournant la toile tendue de l’appentis, le semi-Gor et l’humain s’assurèrent que les cavaliers étaient partis, puis remirent prestement leur attelage en route vers le sud. La journée avançait déjà, et il leur fallait mettre de la distance avec la capitale au plus vite. Les patrouilles de gardes s’aventuraient parfois loin sur les routes du royaume.
— T’es sûr, Grum ? lança Ædemor.
— Sûr de quoi ?
— De vouloir venir ? Je vais à Ferziliath.
— Tu veux que j’aille où, de toute façon ?
Ædemor respira un coup puis répondit :
— Tu pourrais partir à l’est, vers le royaume d’Argenus. Ou même au nord, vers les duchés.
Grum s’arrêta, au risque de se faire voir, répondant à Ædemor d’un regard dur :
— Que ce soit d’Argenus, de Lerminon ou d’ailleurs, ils se valent tous. J’aurais toujours la même vie. On est en cavale tous les deux. Je t’ai sauvé, tu m’as sauvé. Ça fait trop de choses en commun pour que je parte comme ça.
Ædemor le regarda, impressionné par son ton si solennel.
— J’ai déjà plus en commun avec toi que tous ceux que j’ai croisés pendant toutes ces années. Alors, si t’as pas d’autres questions, je suis avec toi.
Annotations