La Disciple (Partie 3)
Les clients s’en allèrent au fur et à mesure que la nuit avançait. Au détour d’une conversation, Galanodel remarqua que la Talwene s’était discrètement éclipsée.
— Quelque chose ne va pas, Gal ? fit Ædemor.
— C’est juste que…
— Veuillez me pardonner pour tout à l’heure.
Les trois convives sursautèrent, Yukihina s’était matérialisée comme par magie de l’autre côté de leur table.
— Ouah ! Comment t’as fait ça ? s’enthousiasma Grum.
— On ne vous a pas invité à table, menaça la Valwyne.
— Galanodel, Grum, voici Yukihina de la Voie de l’Onde, déclara Ædemor. Nous nous sommes croisés à la chapelle de Telantes hier.
Avant que l’un d’entre eux pût ajouter quelque chose, elle pointa son doigt vers le pendentif d’Ædemor.
— Quel est ce symbole que vous portez ?
— Ça ne vous regarde pas ! répliqua Ædemor.
— T’es pas gênée, toi. Tu me tords le doigt et après tu poses des questions ! s’exclama Grum.
Le colosse avait parlé d’une voix forte, faisant fuir les derniers clients de l’auberge. Ils étaient désormais seuls dans la salle commune, à l’exception de Boz, qui faisait les comptes de la soirée derrière le comptoir.
— Vous suivez donc la lumière, mais pas Telantes, réfléchit Yukihina. Vous avez pris ma défense tout à l’heure, alors que vous ne saviez rien de moi. Pourquoi ?
— Vous étiez en mauvaise posture et je ne pouvais pas laisser ces chasseurs de primes vous causer du tort, répondit Ædemor.
— Quelle idée aussi de poser tant de questions sur la Lumière ! maugréa Galanodel.
— Par la Mère Montagne, comment obtenir des réponses sans poser de questions ? rétorqua la Talwene. Et pourquoi ces questions m’attireraient-elles des ennuis ?
— Peut-être que les guerres qui ont ravagé la région autrefois ont été provoquées en Son nom ! s’exclama l’aubergiste.
Boz s’était relevé et toisait la tablée stupéfaite. Il reprit :
— Ne faites pas cette tête, tout le monde connaît l’histoire ici. Certains s’en souviennent en bien et d’autres en mal. Comme ces crétins que vous avez rossés tout à l’heure, il y en a qui seraient prêts à vendre leur mère s’il s’avérait qu’elle priait Tyasimar.
— Vous connaissez Tyasimar ? hoqueta Ædemor.
— Oui et vous aussi il semblerait. Vos ornements ne m’ont pas trompé. Mais rassurez-vous : mon ancêtre était le champion de Telantes, enterré sous une chapelle pas très loin d’ici. C’est lui qui a fondé la cité après la guerre. Il a aussi recueilli des gens de l’Ordre, fut un temps. Mais depuis, ceux qui suivent Tyasimar sont pourchassés.
— Mais qui est Tyasimar ? demanda Yukihina.
— Tyasimar est un dieu dragon de lumière, lui répondit Ædemor. Il est l’incarnation de l’honneur, de la vertu et de la justice. Mais la guerre s’est déchaînée en son nom sur ces terres. Une guerre contre son frère Morgastar et ses suivants. Et depuis, plus personne ne veut avoir affaire avec l’un ou l’autre des Dracosires.
Le tavernier s’était approché du groupe avec quatre pintes de bière fraîchement tirées. Son front dégarni perlait de sueur.
— Merci de ne pas nous avoir dénoncés à la garde, loua Ædemor.
— Quel genre d’homme serais-je si je déshonorais mon ancêtre ? confia Boz. Vous êtes les bienvenus chez moi.
— J’espère que notre intervention ne va pas vous attirer des ennuis avec les autorités, s’inquiéta Galanodel.
— Ne vous en faites pas, le rassura le tavernier. Les Chiens Rugissants, comme ils aiment se faire appeler, sont des emmerdeurs connus dans tout le royaume. Ils ont l’interdiction de rentrer dans plusieurs tavernes.
Le tavernier déposa les boissons et s’en retourna vers le comptoir.
Ainsi, tous ne sont pas hostiles à Tyasimar, supposa Ædemor. Il demanda à la Talwene :
— Votre maître est venu ici, en Opalys, mais avez-vous plus de détails pour le retrouver ?
— Je crains que non, ergota-t-elle. Mon maître a suivi un étranger qui portait un symbole proche du vôtre. Un symbole de lumière. Je suis venue à Lacasar car j’ai entendu parler de la chapelle, mais je n’ai pas eu plus d’indices.
— C’est maigre comme piste, concéda Galanodel.
— Si vous suivez la Lumière, peut-être qu’en vous accompagnant, je pourrai retrouver la trace de mon maître ? hasarda la Talwene.
— Et qu’est-ce qui te fait dire qu’on a envie que tu nous suives ? asséna Galanodel.
Elle fit une longue pause, puis reprit :
— Je peux vous offrir mes services de jalhumar… de garde du corps.
Il y eut un nouveau silence. Ædemor reprit la parole :
— Je te propose quelque chose. Nous allons en parler entre nous et si demain nous venons te chercher à l’auberge, alors tu pourras nous accompagner.
— Et sinon ?
— Et bien sinon, va au royaume de Lerminon, au nord, à Aldradan. Tu y trouveras le monastère du Poing d’Émeraude. Il a été fondé par des humains venant de Karshai. Tu seras probablement familière des enseignements qui ont lieu là-bas.
Yukihina regarda les trois visages lui faisant face. Puis elle hocha la tête à l’attention d’Ædemor.
— Alors, j’attendrai ici.
Elle se leva avec souplesse, et, saluant ses interlocuteurs de la tête, elle prit congé sans un mot, rejoignant sa chambre à l’étage.
— Elle est marrante celle-là, commença Grum.
— Vous en pensez quoi ? demanda Ædemor.
— Ce que j’en pense ? s’agaça la Valwyne. Elle est complètement perdue, elle arrive de nulle part avec comme seule piste une vague impression. Soit elle est complètement folle, soit elle possède une intuition hors du commun.
— L’un n’empêche pas l’autre, ironisa Ædemor. Mais pour autant, elle est prête à partir à l’autre bout du monde pour retrouver son maître, elle n’a peur de rien.
— Puis si y’a des ennuis, je pourrais les éloigner à coup de marteau ! J’ai hâte !
— Ne soit pas si pressé, Grum. Que faisons-nous ? Elle vient avec nous ou pas ?
Galanodel s’étira puis ajouta dans un souffle :
— Allons dormir, nous verrons demain. La nuit porte conseil.
— Tu prends pas une dernière tournée ?
— Non, Grum. Je te suggère d’en faire autant.
— Ed, t’en reprendras bien une avec moi, hein ?
Ædemor hocha la tête. La dernière bière l’avait légèrement étourdi, mais cette ébriété lui était délicieuse.
— Essayez de ne pas vider notre bourse pour remplir vos gosiers, tala, soupira Galanodel.
— Mais ça veut dire quoi, « tala », bon sang ? grogna Grum.
— Je crois que ça veut dire quelque chose comme « idiot » ou quelque chose comme ça. Allez, serre-m’en une, gloussa Ædemor.
La Valwyne leur jeta un regard désapprobateur et gagna une des chambres qu’ils avaient réservées à l’étage. Quelques bières plus tard et l’esprit embrumé, Ædemor et Grum rejoignirent leur chambre pour sombrer dans un sommeil de plomb.
Le jour suivant, Lacasar les réveilla dans l’ambiance tumultueuse d’un marché aux bêtes. Les bergers et autres éleveurs avaient amené leurs troupeaux dans la cité et celle-ci tintait de mille cloches, parmi les bêlements et autres meuglements bruyants. L’odeur de bétail et d’excréments emplissait les rues.
Au sortir de l’auberge, une foule agitée les happèrent. Une estrade dominait le milieu de la place, servant de podium pour exposer les plus belles têtes de bétail, cible des cris des acheteurs qui enchérissaient les uns sur les autres.
Ils prirent congé de la place, s’aventurant dans les rues marchandes désertées par la foule. En quelques heures, ils furent équipés de pied en cap pour le voyage.
Les renseignements qu’ils y prirent leur indiquèrent la direction à prendre. Ils entendirent que la voie allant jusqu’à la citadelle de Marchwavald existait encore, et que certains aventuriers téméraires l’empruntaient en quête de pillage. Bien souvent, ces mêmes aventuriers revenaient bredouilles, voire terrorisés ou blessés.
— Pour Yukihina, on fait quoi ? lança Ædemor au détour d’une échoppe. Il va falloir se décider… Grum ?
— Oh, moi, je m’en fiche, tu sais. Elle a du culot et elle a l’air de savoir se battre. Puis elle a pas peur de moi, c’est plutôt bien.
— Donc tu es d’accord ?
Il grogna d’approbation. Ædemor se tourna alors vers Gal :
— Et toi ?
— Je n’en sais rien. Elle me paraît honnête, mais je n’arrive pas à la cerner. Tu en penses quoi Ædemor ?
— Elle est seule, répondit-il, et elle semble avoir besoin d’aide. Mon cœur me dit que quelqu’un qui s’expose autant sans connaître le danger, et qui suit la Lumière d’une certaine façon, ne peut pas nous être néfaste.
— Espérons que ta candeur ne nous mène pas dans le piège qu’elle nous tend, cingla Galanodel.
— Bon, on va la chercher alors, la p’tiote ? s’enthousiasma Grum.
Galanodel haussa les épaules, et ils retournèrent à l’auberge. Yukihina attendait au bar, comme la veille au soir, devant son infusion d’eau chaude au parfum de fleurs. En entrant, la Valwyne prit le bras du jeune homme. La vision de quatre gardes en armes, debout au bar, l’avait figée de peur. Ædemor pensa à un traquenard et s’apprêtait à dégainer sa lame, mais le semi-Gor fut emporté dans son élan.
— Tu te ramènes avec nous ? cria Grum à travers la foule emplissant la salle commune.
La Talwene se retourna et prit son modeste paquetage avec elle. Sans sourciller, elle se planta devant les trois compagnons. Les soldats regardèrent mollement le groupe se rassembler devant l’entrée, mais aucun ne leva le nez de leur chopine de bière.
— Je vous suis, opina la Talwene.
— Tu nous attendais ou quoi ? continua Grum.
— Bien. Sortons de la cité, nous te dirons où nous allons, coupa Ædemor.
— Inutile. Je suis avec vous. C’est ce qui compte.
— Très bien. Allons-y alors.
Ils prirent la direction de la porte nord de Lacasar, afin d’emprunter le pont enjambant l’Eldenore. Puis de là, ils décidèrent de s’éloigner hors de la vue de la cité pour bifurquer à l’est, droit vers la frontière du royaume d’Eaudormante avec l’Empire de Malavon.
Malgré le désintérêt apparent de la Talwene, Ædemor et Galanodel échangèrent le long de la route sur leur connaissance sur leur destination. Marchwavald devait être à deux bonnes octaves de marche, dont une au moins en plein territoire de l’empire. Ædemor parla de l’antique citadelle dévastée par une guerre sainte, qui avait vu la destruction mutuelle des armées antagonistes.
— J’étais trop jeune, expliqua Galanodel, ma mère n’a pas voulu que je prenne part aux combats. Je suis restée avec les gardes des frontières de Cyseam.
— Attends… tiqua Ædemor. Tu as connu la guerre des Dracosires ? C’est pas possible, c’était il y a…
— Presque cent ans, oui.
— Bah dis donc, souffla le semi-Gor, tu fais jeune pour ton âge, Gal !
— J’ai cent-vingt ans, Grum. Les Valwyns peuvent vivre très vieux, tu sais.
— Je vois ça ! Peu de chances que j’arrive jusque-là, dis donc !
De son côté, Ædemor n’en savait pas beaucoup plus sur leur destination.
— La forteresse doit être en ruines. Seule la Lumière doit savoir ce qui nous attend là-bas. Vu ce que j’ai déjà rencontré à Aldradan, il faut s’attendre au pire.
— Peut-être Tyasimar a-t-il entendu parler de mon maître, hasarda Yukihina. Ou peut-être, la quête de lumière de mon maître l’a placé sur le chemin de ce dieu. Je vais méditer sur cela.
Annotations