Le Secret (Partie 1)

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Pyrkaia les avait menés par d’innombrables galeries serpentant dans les entrailles de la terre. Ils parcouraient désormais un étroit corridor, dont les flancs luisaient sous la lueur vacillante des torches. La fournaise du volcan s’éloignait peu à peu et rendait le trajet moins insupportable. Le magma céda la place à des vapeurs sifflantes qui s’échappaient des multiples fissures des parois. Le couloir s’élargit alors qu’ils arrivèrent devant une crevasse. Un rideau brûlant en jaillissait et dressait une barrière naturelle infranchissable.

— On va vraiment devoir passer par ici ? râla Grum. On va finir cuit à l’étouffée !

— C’est la seule issue, à part si vous voulez creuser le sol à mains nues, ironisa Pyrkaia.

— C’est un cul-de-sac surtout !

La dragonne croisa les bras, contrariée.

— Plus sérieusement, que fait-on maintenant ? demanda Ædemor.

— Ces jets de vapeur proviennent de l’activité du volcan, reprit Pyrkaia. Si vous ne pouvez pas les franchir, il va nous falloir attendre qu’ils se calment. Cela arrive… parfois.

Le chevalier la toisa d’un œil interrogateur.

— Ne me regardez pas ainsi. Je ne me suis jamais posé la question parce que je n’en ai jamais eu besoin. Je ne ressens pas la chaleur. Mais j’ai remarqué que régulièrement ils s’arrêtent et permettent l’intrusion de vermines dans mon antre. Vous n’avez qu’à en profiter pour vous détendre, je vous avertirai quand cela sera possible de passer.

Ædemor haussa les épaules et alla parler à ses compagnons. Ils décidèrent de se reposer dans une alcôve pierreuse abritée des geysers. Le chevalier partit surveiller l’issue pendant que Grum étira ses membres endoloris. Yukihina se glissa aux côtés de la Valwyne, assise sur un rocher. Elle lui murmura :

— Quel est le problème avec Grum ?

Galanodel releva la tête avec une mine d’incompréhension. La Talwene poursuivit :

— J’ai remarqué ton air tout à l’heure. Et ton attitude vis-à-vis de lui est étrange.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Yukihina se renfrogna, mais ne céda pas un pouce. Elle insista :

— Pourquoi es-tu aussi mal à l’aise avec lui chaque fois que tu contemples son collier ?

La Valwyne évita le regard de Yukihina. Celle-ci soupira et reprit :

— Ma voie de combat spirituel, la Voie de l’Onde, utilise bien moins sa propre force que celle de ses ennemis. Nous pensons notamment que l’adversaire a recours à la ruse et aux secrets pour diviser une équipe soudée et la faire échouer. Notre mission est bien trop importante pour laisser cette faille nous écarter les uns des autres. Tu peux me parler, Galanodel.

La moniale marqua une pause, comme pour souligner les mots qu’elle n’avait pas l’habitude d’employer. Elle n’était pas à l’aise pendant ses prises de parole, mais avait pour une fois l’air de se soucier de ses compagnons de route.

— Je les ai tous tués. Tous les siens.

Galanodel avait parlé dans un souffle. Son ton était tremblant. Yukihina s’agenouilla devant elle, l’enjoignant de continuer.

La mise à sac de Reamwen. Les dragons profanant le Cœur de l’Arbre. L’exode des Valwyns. Le début du Déclin. La décrépitude de la forêt. La fuite des bêtes. Le manque de nourriture et de ressources. Puis l’attaque des Gors. Un clan dont le territoire s’étalait entre les Montagnes des Précieuses et Cyseam, qui pilla et rasa tout sur son passage.

Galanodel raconta tout. Sa mère venait de disparaître. Sa cité détruite. Son peuple exsangue. Elle était perdue. Elle appela à la vengeance avec le peu qui restait des siens et les représailles furent amères. Ils trouvèrent le campement de la tribu gore et les massacrèrent tous, jusqu’au dernier.

Elle expurgeait ses souvenirs, elle fermait les yeux pour les ressentir avec plus de douleur. Pour s’en punir.

Elle se remémorait tout. L’odeur du sang et de la fumée âcre des cadavres calcinés. Ce goût de métal froid dans la bouche. Le bruit des chairs déchirées par les flèches valwynes. Les cris d’horreur face à la macabre riposte. Les corps inanimés à ses pieds, rougis et mutilés.

Elle reprit sa respiration, fébrile.

— C’est à ce moment que je l’ai vue. Une jeune mère gore venant de mettre au monde son enfant. J’ai réalisé que je me trompais : les Gors fuyaient eux aussi le Déclin et n’avaient attaqué que pour voler de quoi survivre.

— Et l’enfant ? demanda Yukihina.

— Il était en vie, répondit Galanodel. L’accouchement était récent, mais la mère était mourante, faute de soins. Elle le tenait contre son sein et l’appelait dans son dernier souffle par son nom : Grum. Le petit portait déjà à son cou le collier de son clan. Elle a levé les yeux vers moi, de grands yeux embués des larmes de la délivrance. Sans crainte, sans haine, juste avec de l’espoir. L’espoir que je sauve son enfant.

Elle racla sa botte contre le sol nu.

— J’étais dévastée par la honte. Je ne pouvais pas l’abandonner. Trop de vies avaient été perdues inutilement. Gor ou Valwyn, personne ne mérite de succomber au Déclin. Mais en tant que fille de l’Oratrice, je me devais d’aider mon peuple en priorité. Je l’ai emmené au nord, dans une cité humaine, où je l’ai confié à des marchands honnêtes.

— Et après ?

— Je suis partie dans la forêt sans me retourner, sans jamais chercher à savoir si ce rejeton que j’avais rendu orphelin s’en était tiré. Vingt ans que je remue cette histoire dans ma tête. Vingt ans que je me bats contre le Déclin pour redresser mes torts.

Elle avait vidé son sac d’une traite. Yukihina l’observait gravement. Soudain, elles entendirent derrière elles :

— Alors c’est toi. Depuis le début, c’était toi.

La voix caverneuse de Grum s’éleva entre les parois de roche. Il s’était levé et s’était avancé et dominait de sa stature imposante les deux femmes. À la lueur blafarde des torches, son visage était livide.

— C’est pour ça que tu nous baratines depuis que tu m’as vue. Tu comptes finir le boulot ? Tu comptes me faire payer pour ton peuple mort ? De quelle façon tordue t’as imaginé me faire la peau, depuis le temps, hein ?

— Non, Grum, attends !

— Tu m’as abandonné à ces salauds qui m’ont vendu aux marchands d’Aldradan comme bête de foire !

Il empoigna la Valwyne par le col. Elle ne se débattit même pas. Au loin, Ædemor releva la tête et se rapprocha.

— J’ai eu tort, Grum ! gémit Galanodel. Je suis désolée. J’avais peur… j’étais brisée.

— Pauvre petite, je vais pleurer ! Tu m’as volé mon clan, ma famille, ma vie ! Et en plus tu veux que je te plaigne ?

— Grum… tu peux m’en vouloir. Je suis désolée, tellement désolée. J’ai honte…

Grum se frotta les yeux d’une main, lâchant sa prise de l’autre.

— Tu pourras jamais me rendre ce que tu m’as enlevé…

— Grum, elle t’a sauvée, intervint Yukihina. Le prix était élevé, que ce soit pour les Gors ou pour les Valwyns. Mais ce n’est pas elle, ton ennemi. Sans le Déclin, rien de tout ceci n’aurait eu lieu.

Yukihina s’était interposée entre les deux. Ædemor la rejoignit tandis que Pyrkaia regardait la scène d’un air amusé.

— Ça n’est pas parce que tu n’as plus de famille que tu ne pourras plus en avoir, Grum, continua la Talwene. Tu peux choisir qui tu veux avoir à tes côtés. Et même si Galanodel a commis ces… choses, elle est avec toi depuis votre rencontre. Tu peux juger le passé, mais prends en compte aussi le présent.

Grum était perdu, un rictus contrarié au visage traduisait son déchirement intérieur.

Il poussa un juron, s’écarta de la Talwene et s’abrita dans l’obscurité. Ædemor tenta de le rattraper, mais fut arrêté dans son élan.

— Laisse-le. Il a besoin de temps, lâcha Yukihina.

Elle baissa les yeux sur Galanodel et poursuivit :

— Lève-toi, Valwyne. La culpabilité est un poids dont tu ne dois plus t’encombrer. Notre combat ne le permet pas. Grum comprendra, ou alors il partira.

Galanodel resta sans voix. L’abcès était crevé, mais ce soulagement était remplacé par la douleur du regret.

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