Le Secret (Partie 2)
Ædemor se remémora les instants passés avec la Valwyne depuis leur rencontre, et s’aperçut de ces menus détails qui lui avaient échappé, de ces moments où l’évidence s’était dérobée à son bon sens. Elle n’avait fait que masquer sa propre honte à celui qui en était l’origine.
— Pardonnez-moi de vous déranger dans cet instant émouvant, mais la voie va se dégager, résonna la voix de Pyrkaia noyée dans l’obscurité du corridor rocheux.
Comme pour illustrer ses mots, le grondement ambiant s’affaiblit et se réduisit à une vague rumeur lointaine. Les geysers de vapeur brûlante se changèrent en de petites fumerolles blanchâtres et inoffensives.
— Je vous suggère de presser le pas, continua-t-elle. Je ne sais pas combien de temps le passage sera franchissable, pour vous du moins.
La troupe se rassembla. Grum resta en arrière, l’air sombre. Ædemor chercha son regard, mais ne rencontra que celui de Yukihina qui lui fit signe d’avancer. Galanodel se releva. Elle garda les épaules basses.
Ils suivirent la femme dragon en file indienne, traversant le goulot vaporeux qui s’étendait sur une distance interminable. Le corridor serpentait à présent devant eux, devenant plus étroit. Les failles autour d’eux laissaient s’échapper des volutes soufrées, comme un millier de bouches exhalant leur haleine putride. Le bruit sourd revint et grandit, donnant l’impression au groupe de se trouver sous le couvercle d’une gigantesque marmite sur le feu.
— Hâtez-vous ! cria Pyrkaia.
Elle courait presque, son corps ondulant dans sa robe rouge. Les quatre compagnons la suivaient tant bien que mal alors qu’elle se contorsionnait avec souplesse à chaque obstacle.
Ils franchirent le dernier panache de fumée quand le roulement souterrain reprit sa pleine puissance et qu’il siffla ses cascades brûlantes sur les talons de Grum.
— Saloperie ! C’est bouillant !
— Ça va, Grum ? fit Ædemor.
— Ouais. On avance ?
— La sortie est-elle encore loin, dragon ?
Pyrkaia répondit :
— J’imagine que c’est probablement beaucoup en demander à des créatures comme vous, mais un petit effort et vous y arriverez.
Ædemor ravala son mécontentement. Le mépris et l’arrogance qu’affichait la dragonne l’irritaient au plus haut point.
— Allons-y, cracha-t-il. Nous nous reposerons une fois à l’air libre. Ça ira ?
Les autres acquiescèrent.
Ils reprirent leur progression dans le souterrain sinueux. Durant un temps interminable et indéterminé, ils durent avancer dans une pénombre moite et rocheuse, enjambèrent des gouffres béants, rampèrent sous des plafonds effondrés ou escaladèrent des pentes escarpées. L’absence de repère extérieur leur fit perdre toute notion du jour ou de la nuit. La flamme des torches était leur seule lumière dans cette grotte et personne ne souhaitait briser le silence sépulcral qui les entourait.
Au détour d’un énième virage, les ténèbres s’allégèrent. Une lueur orangée pointait au loin, depuis une source inconnue, et se reflétait sur les parois humides. L’air devenait plus frais, plus vif et laissait un goût de sel.
Témoin du changement, le groupe pressa le pas et parvint à la sortie de la caverne. Baignée d’une teinte éclatante, la fin du corridor s’ouvrait en grand sur l’océan. Ædemor arriva en premier au-dehors, aveuglé par la clarté, et regarda tout autour de lui. Le soleil achevait sa course sur l’horizon et déjà les lunes s’élevaient dans le ciel.
Telle une gigantesque stalagmite dressée, le piton de granite procurait à Pyrkaia un accès secondaire à son repaire depuis la côte. Des aménagements avaient été façonnés çà et là, pour camoufler cet accès secret. Ils descendirent un escalier escarpé à flanc de falaise qui mena à la plage grise en contrebas. Plusieurs fois, Grum et Ædemor manquèrent de plonger à la suite d’un mauvais pas ou d’un souffle violent de la brise maritime.
L’horizon était dégagé de tous les côtés.
— Où sommes-nous ? demanda Galanodel, ses cheveux argentés lui battant le visage.
Ædemor regarda au loin, et pointa du doigt :
— Les Pics de la Pénombre sont là-bas, et sans doute Malavon et les Plaines d’Ezagorn. Nous sommes donc sur les berges de la Mer Cendrée.
— C’est exact, confirma Pyrkaia.
Elle foula la première le sol de la plage au bas de l’escalier.
— Est-ce que l’Empire vient jusqu’ici ? demanda le chevalier. Leurs agents doivent nous rechercher activement depuis notre évasion. L’Exécutrice n’a pas dû apprécier notre dernière rencontre.
— Vous vous êtes mis à dos Zenyassa ? ricana la dragonne. Vous avez bon espoir de vous débarrasser d’elle ! Elle est plus hargneuse qu’un roquet et plus tenace qu’une tache de sang sur de la soie jahade.
— Comment la connaissez-vous ? demanda Yukihina.
— Encore une fois, ce sont des affaires qui ne vous regardent en rien. Cependant, votre preux chevalier pose une question intéressante : l’Empire ne se hasarde d’ordinaire pas jusqu’ici. Mais quand bien même ils viendraient, ça ne changerait rien. La nuit va tomber. Vous ne pourrez avancer à la lueur des torches, vous seriez visibles à des kilomètres à la ronde sur ces plages dégagées. Et pour avoir vu nombre de créatures stupides s’empaler sur les roches coupantes, je suis certaine que vous ne survivrez pas beaucoup plus longtemps en cheminant dans le noir.
— Arrêtons-nous là, alors, trancha Ædemor. Je crois que nous avons tous besoin de repos.
Il observa un à un ses compagnons et croisa le regard de Grum, souhaitant qu’il comprenne à quel point il partageait sa douleur. Il vint vers lui et posa la main sur son épaule sans dire un mot, conscient que ce qui les liait ne souffrait pas de discussions superflues. Grum soupira et hocha la tête. Le feu de camp qui les éclaira ce soir-là allait être le témoin de bien des silences échangés, tantôt compatissants, tantôt emplis de remords.
Chacun s’endormit d’un sommeil lourd, sous l’unique œil valide de Pyrkaia.
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