Le Portail (Partie 1)

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Chaque instant passé voyait s’enfoncer plus profondément dans la forêt la cohorte armée et leurs prisonniers. Cyseam — ou « lumière » en langue valwyne — avait sombré dans les ténèbres. Quelque chose de plus sombre que le désespoir y résidait désormais. Ædemor n’était pas le seul à se sentir oppressé par cet environnement : les soldats aussi jetaient des coups d’œil anxieux aux alentours. La colonne de soldat entendit un hurlement effrayant, cri désincarné d’un animal sans âme. Plus loin, les hommes durent calmer les montures, effarouchées par une ombre qui avait pris vie, trop lointaine pour être tangible, mais suffisamment proche pour que son mouvement sème la panique.

Un liquide noir aux reflets violets suppurait des arbres et du sol, exhalant une odeur fétide de mort et de décomposition malfaisante. Les mares âcres et acides qui en résultaient succédèrent aux bassins de goudron piégeux. Des gardes curieux y trempèrent la hampe d’une lance. Le fer ressortit rongé et le bois se désagrégea en quelques instants.

Un soldat écœuré par ces répugnantes émanations trébucha sur une racine et dévala un talus. Il ne put éviter la chute lorsqu’il tomba la tête la première dans le fluide. D’autres fantassins vinrent à son secours, mais ne purent qu’être témoins de l’horreur qui s’offrit à eux : hurlant de douleur, la victime était dévorée par l’acide violet. Sa peau se désagrégea comme du tissu élimé, ses cheveux fondirent et ses yeux devinrent creux puis disparurent de leurs orbites. L’acier même de son armure se tordit et noircit, se retournant dans les chairs de son porteur. L’agonie fut brève, ne laissant place qu’à quelques traces que les flots empoisonnés emportèrent peu à peu. Traumatisés par cette vision, les troupiers durent être rappelés à l’ordre de leur capitaine pour ne pas céder à la panique.

Ligotée sur le chariot, Galanodel était au plus mal. Le sang avait cessé de s’écouler de sa plaie, mais la fièvre battait dans sa tête. Elle laissait s’échapper une faible plainte à chaque cahot de la route. Ædemor la regardait en sentant que la douleur de son corps était probablement moins terrible que celle de sa partenaire, forcée en plus de contempler la déchéance de la forêt.

Où sont les autres Valwyns ? Ils n’ont quand même pas tous péri ! Eliogas et les autres… et Yuki, et Grum…

Dans la tête d’Ædemor, les images se bousculaient. Il n’arrivait plus à prier depuis qu’il avait franchi le seuil de ce bois maudit. La lumière s’était tue auprès de lui. Il aurait aimé implorer Tyasimar d’apporter Sa clarté en ces lieux, mais attaché et bâillonné, il ne lui restait que son esprit pour supplier en silence son dieu.

Sur la crête d’une haute butte, à travers la canopée morcelée et décrépie, ils virent tous l’objectif de leurs pérégrinations. Reamwen, l’Arbre Soleil, se tenait au loin, dominant le paysage de sa stature. Sa ramure s’étendait comme un deuxième ciel au-dessus de la forêt. Mais alors qu’elle avait dû être resplendissante et fournie, seules persistaient des brindilles nues, battues et brisées par les vents mauvais. Ses feuilles d’argent étaient tombées et jonchaient le sol en un tapis pourrissant.

Si par le passé, sa majesté avait dû ravir ceux qui le contemplaient, elle révélait aujourd’hui l’origine du mal qui gangrénait Cyseam. Des flots sombres et abominables s’écoulaient par des blessures infectées qui lui déchiraient l’écorce.

Les trois dragons attendaient le convoi, accrochés au tronc comme autant de parasites xylophages, profanant de leur simple présence cet endroit sacré. Ils s’envolèrent à son approche et disparurent dans le ciel en direction du sud. Tel un cor plaintif lointain, un long son monocorde se fit entendre. Bas, sourd, grave, il emplit les lieux d’un malaise que tous éprouvèrent. Le tourment, la douleur, le deuil. L’arbre souffrait terriblement.

Ædemor et Galanodel furent hissés sur un cheval, le terrain devenant trop accidenté et piégeux pour les chariots. Le jeune homme soutenait comme il le pouvait son amie pour qu’elle restât en selle, mais le corps brûlant et amaigri de la Valwyne lui fit ressentir à quel point elle était affaiblie. Ils durent se joindre à la garde rapprochée de Zenyassa et, bien qu’ils ne la virent pas, ils l’entendirent à maintes occasions ses cris d’excitation. Un bonheur morbide la possédait, alors qu’elle constatait l’ignominie.

Ils arrivèrent au bout de quelques kilomètres aux pieds de l’arbre meurtri. Les ruines d’une cité s’élevaient autour d’eux. De l’architecture élégante et raffinée des bâtiments ne subsistaient que quelques murs décorés de motifs végétaux. Les habitations des Valwyns avaient été détruites, ravagées, brûlées et rasées jusqu’à la dernière. L’identité des coupables de cette indignité ne laissait aucun doute : au vu des traces de griffes et des larges surfaces corrodées, il ne pouvait s’agir que de dragons.

Sur ce qui autrefois devait être un amphithéâtre où les poètes et les musiciens se produisaient, Zenyassa ordonna à ses gardes de déposer les prisonniers. Ædemor fut jeté à terre, traîné et amené devant l’Exécutrice. Son amie valwyne n’eut pas plus d’égards malgré ses blessures et atterrit à demi consciente à quelques mètres de lui, sur un sol où les mosaïques avaient depuis longtemps perdu de leur superbe. Pyrkaia était un peu plus loin derrière eux, l’œil hagard.

Un rugissement bestial déchira le silence du campement. Un coup de vent violent souleva les miasmes de putréfaction, puis trois vastes ombres passèrent au-dessus d’eux. Le vol gracieux et terrifiant des trois dragons impériaux vint s’achever devant le grand arbre, où ils se posèrent dans un souffle puissant. Leurs cavaliers sautèrent à terre : deux sentinelles au harnois écarlate, suivi par Gorgamos d’Astaron, l’Empereur de Malavon.

— Soldats, en ligne, et… garde à vous ! hurla un capitaine.

Les troupes obéirent dans la hâte, tandis que les dragons grimpèrent sur le tronc de Reamwen. Kanaka observait la scène depuis l’arrière des rangs.

— Empereur Gorgamos ! Prenez place en ces lieux ! Nous vous attendions ! scanda Zenyassa.

— Trève de politesses ! Montrez-la-moi Exécutrice !

Le ton froid et acéré de l’Empereur rappela à Ædemor leur rencontre dans les geôles de Malavon.

La Draconienne se releva en brandissant dans sa main écailleuse l’orbe rouge.

— La dernière Perle de Sang est vôtre, mon Empereur. Morgastar peut désormais revenir, comme votre volonté l’exigeait. Nous pouvons mener le cérémonial d’invocation pour faire ressurgir le Portail de Sang des entrailles de cet arbre pourrissant.

— Commencez le rituel, Draconienne ! Qu’Opalys tremble devant l’Aile Sombre !

La messe était dite. Les gardes acclamèrent les paroles de leur Empereur, et Zenyassa hocha la tête de contentement.

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