Le Cœur (Partie 2)
— Non, Maître ! Revenez ! Zenyassa, venez à moi, imbécile !
La Draconienne, mal en point, profita de l’attaque d’une troupe de Valwyns sur Pyrkaia pour accourir. Brûlée sur le torse et les bras, elle se présenta chancelante devant lui et tomba à genou. L’Empereur la toisa tel un vautour ayant déniché une carcasse à dévorer.
— Par le sang de Morgastar dont l’étincelle coule dans tes veines, que ta vie serve à garder la porte de Sa prison ouverte ! ordonna-t-il d’un ton dur.
— Quoi ? Mais… seigneur !
L’abandonnant dans la stupeur de la trahison, Gorgamos d’Astaron dégaina une lame d’un bleu enténébré en la désignant de la pointe, puis un rayon d’énergie ocre vint la frapper. Soudain, telle une pluie écarlate, des gouttes de son sang perlèrent de ses blessures et s’envolèrent pour gagner la porte ombreuse.
— Laissez-la en dehors de cela, Gorgamos, déclara Ædemor. Le Portail de Sang va se refermer et rien ni personne n’est en mesure de l’arrêter.
— Alors, sache que même la mort ne te sauvera pas ! sentencia Gorgamos.
Interrompant le drain sanguin qui retenait la porte dimensionnelle ouverte, il attaqua. Zenyassa, encore abasourdie et affaiblie par la duperie de son maître, voulut s’enfuir. Mais Yukihina n’avait pas l’intention de la voir disparaître. La toisant d’un regard mauvais, l’Exécutrice déchaîna ses dernières forces alors que la moniale l’atteignit.
Un autre combat se déroula pendant ce temps. Se déplaçant avec l’agilité du démon, l’Empereur abattit son épée contre le bouclier miroitant d’Ædemor, le faisant voler en un millier d’éclats éthérés et projetant son porteur en arrière. Le chevalier se rattrapa de justesse, campé sur ses jambes, puis voulut saisir son arme à deux mains, mais le bras ayant revêtu l’écu ne réagissait plus, comme serré par un étau invisible. Criant le nom de son dieu, Ædemor chargea à son tour. Son assaut soudain surprit son adversaire qui se laissa prendre à ses bottes successives. Sa lame mordit la spallière de l’Empereur jusqu’à l’épaule : le sang jaillit par saccades. Gorgamos contracta alors tous ses muscles et poussa un hurlement terrifiant. Son visage d’ordinaire impassible fut méconnaissable, grimé sous un rictus boursouflé de chairs et de veines palpitantes. Il fixa Ædemor d’un regard bestial.
Il attaqua avec une précision incroyable, contrant les assauts les plus improbables et ripostant avec la fureur de la tempête. Plusieurs instants passèrent ainsi, l’un et l’autre ne sachant que faire pour prendre le dessus. Chaque offensive était parée, chaque parade était brisée. Ædemor tenta de se servir de son bras ankylosé, mais la douleur le ralentit. Gorgamos profita de ce moment d’hésitation pour lui asséner un coup d’épaule magistral, qui projeta le chevalier à une dizaine de mètres en arrière. Il leva alors sa lame vers le ciel, puis murmura l’incantation d’un sortilège :
— Astrapo spathor !
Un éclair déchira la grisaille et frappa son arme. Ædemor vit avec terreur que cette dernière avait absorbé la foudre, une énergie crépitant à sa surface. Gorgamos se rua sur lui avec la force d’un auroch et lui arracha un cri de désespoir. Au bout de sa course, le jeune homme pointa son estoc à sa rencontre. Le choc fut terrible et le sang macula le sol. Celui de l’Empereur, car la lame bénie s’était enfoncée jusqu’à la garde dans sa jambe. Celui d’Ædemor, car le coup avait atteint son bras tendu et l’avait presque tranché.
Il resta allongé sur le dos, sentant son sang pulser sur la cendre et se répandre telle une marée inéluctable. La vie s’écoula lentement hors de son corps et il lui parut deviner la silhouette de son dieu parmi les nuages gris, avant de perdre connaissance.
La porte de l’Ombral vacilla, se rétrécit peu à peu, puis ne laissa finalement apparaître qu’un mince rideau sombre sur le tronc de l’arbre meurtri.
Gorgamos recula, titubant. La stupeur succéda à sa rage, devant la puissance insoupçonnée de son adversaire.
— La mort serait bien trop douce pour toi… je te réserve les pires tortures dans le…
Sa voix s’interrompit, étranglée. Les yeux agrandis par l’incrédulité, le sang s’écoula de la commissure de sa bouche et il s’écroula raide mort. Après avoir projeté Yukihina contre un arbre brûlé, Zenyassa s’était glissée derrière lui. Elle rengaina la dague qu’elle avait plantée dans la nuque de l’Empereur.
— Toute ma vie, je l’ai dévouée à te servir, ordure. Pour toi, pour ton dieu. Et tu me remercies en me tuant ? Ton Empire vaut mieux que tes lubies fanatiques ! Maudit sois-tu ! Maudit soit Morgastar ! Soyez tous maudits !
Elle leva les mains au ciel puis lança un sortilège, avant de disparaître dans un nuage d’énergie bleuté.
Le portail devant eux se réduisit à un fin filet noir, l’instabilité des forces menaçait de faire éclater l’Arbre Soleil lui-même.
Yukihina s’était rapprochée et releva son ami semi-Gor. Ils se ressemblèrent autour de Galanodel.
— Pourquoi ça ne se ferme pas ? hurla Grum. Le vacarme de la tempête magique rendait sa voix presque inaudible.
— C’est le Cœur de l’Arbre ! s’écria Galanodel. Le Déclin qui ronge le Cœur l’empêche de cicatriser ! Cette fissure est une plaie ouverte !
— Mais il est où ce cœur ? reprit le semi-Gor.
— Derrière la faille !
Des fentes se propageaient sur l’écorce, le bois craquant de toutes parts. La tempête s’emballait autour du mesrel, projetant roches et branches mortes en tout sens. Le corps inerte de Kanaka roula aux pieds de son ancienne disciple. La moniale comprit que la corruption qui le rongeait s’était figée, cautérisée par l’exposition au pouvoir de Tyasimar.
— La Lumière peut nous aider ! Tyasimar peut nous secourir ! s’écria-t-elle.
Elle essaya de ranimer Ædemor, sans succès. La dernière attaque de Gorgamos l’avait laissé comateux, le visage ensanglanté et le corps brisé. Il tenait encore le pendentif d’Orkham dans sa main crispée. S’en emparant, Galanodel se tourna vers Grum.
— Amène-moi devant ! ordonna la Valwyne.
— Quoi ? Mais…
— Vite, amène-moi devant la faille !
— Je peux le faire moi-même ! Reste là !
— Non, Grum, tu en mourrais ! Seul mon peuple peut toucher le Cœur de l’Arbre !
Il la prit dans ses bras comme une enfant fragile ; elle ne pesait plus très lourd. Grum détailla ses nombreuses blessures et la volonté farouche qui l’animait malgré tout. Le colosse lui sourit en se dirigea vers la fissure ténébreuse. Les rafales en émanant le firent tituber, il ne parvint pas à s’approcher.
— Yuki ! Aide-moi !
La moniale arriva derrière lui, le soutenant tant bien que mal malgré la différence de stature. Elle le poussait par le haut des cuisses.
— Continue à avancer, Grum ! cria Galanodel.
Elle tendait le bras en avant, armée du seul pendentif doré, vers la zébrure obscure crevassant l’Arbre Soleil de bas en haut. Les plus grosses branches tombaient autour d’eux, les bourrasques les faisaient presque chavirer, mais ils tinrent bon. Un pas après l’autre, ils se dressèrent face à l’abîme.
Ædemor ouvrit les yeux à ce moment. Il se tourna vers Galanodel, le souffle court et chargé de sang et vit le ciel au-dessus de lui se fendre d’éclairs orangés. Il regarda la Valwyne passer son unique main à travers le rideau d’ombre. Alors que ses cris lui parvinrent, il entonna une ultime prière :
— Tyasimar… je suis devant toi, je meurs… Protège mes amis. Protège Opalys. Accorde-moi… le don de ta grâce… une dernière fois… Que la Lumière… transcende… tout.
Le temps se suspendit alors que ses paroles flottaient dans la tempête. Soudain, la colonne éclatante jaillit à nouveau du ciel, baignant l’Arbre Soleil de sa lueur purificatrice. Un rayon en son centre s’intensifia, aveuglant de sa clarté toutes les créatures présentes. Il grossit, et, tel un raz-de-marée, inonda le champ de bataille, ravageant sous sa puissance le crépuscule agonisant.
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