La Gardienne (Partie 2)
Ils profitèrent de l’après-midi pour regagner la bibliothèque royale. Leurs recherches n’aboutirent n’avancèrent pas plus, car l’archiviste était introuvable et les ouvrages consultés la veille avaient été empruntés. Malgré une fouille méticuleuse d’autres manuscrits portant sur les dieux, les symboles, la lumière et même la magie, aucun renseignement n’aiguilla Ædemor sur un quelconque indice.
Ils sortirent à la nuit tombée, la place illuminée par la lueur des torches, le regard levé à la recherche de la lune rousse. Imae l’argentée était haute dans le ciel, entourée d’une multitude d’étoiles scintillantes.
Un croissant de lune bleue s’élevait de l’horizon. Grum se gratta le menton en montrant une autre direction :
— C’est celle-là, ta lune rousse ?
Ædemor acquiesça. Lok, gibbeuse, affichait sa lueur blafarde dans le ciel.
— Il ne nous reste plus qu’à la placer de façon qu’elle soit entre les deux tours du palais, conclut Ædemor.
Ils retournèrent dans le vieux quartier du port et déambulèrent dans les rues, gardant en vue l’astre roux. La lune semblait se jouer d’eux, apparaissant et disparaissant au gré des bâtiments contournés, mais ne se positionnant jamais correctement.
Ædemor se sentait excité par ce jeu de piste. Mais à cela venait se rajouter la crainte de se trouver nez à nez avec un chevalier des Quatre Lunes, ou pire, un assassin à la cagoule de cuir. Il repensa un instant à Kharroun et à ses frères disparus, les reverrait-il un jour ?
— Il ne faut pas perdre de temps. La « mi-nuit » va arriver et nous n’aurons pas trouvé le lieu indiqué par Thorcil, trancha Galanodel, le coupant dans ses réflexions.
La nervosité gagna le groupe et grandit à chaque détour effectué, à chaque impasse empruntée. Leurs pas s’accélérèrent à chaque moment écoulé.
— On ne sait même pas si c’est Thorcil qui a laissé ce message, grogna Grum.
— Par ici ! dit la Valwyne.
Galanodel remarqua un amoncellement de caisses vides bloquant l’accès d’une ruelle. Grum donna un grand coup d’épaule dedans, dégageant le passage bruyamment. Une vieille femme claqua ses volets en maugréant au-dessus de leur tête.
Ce n’était qu’une autre impasse vide d’intérêt, servant d’entrepôt sauvage de détritus laissés à l’abandon.
— Regardez, Lok est entre les tours !
Dans le ciel, la lune rousse se plaça lentement entre les tours du palais royal. Ædemor regarda Grum et Galanodel.
— Vous êtes prêts ?
Gal regarda les alentours avec anxiété.
— T’es sûre que c’est la bonne heure ? grommela Grum.
— Imae est presque à son zénith ! lui répondit la Valwyne.
— On a raté quelque chose ?
Soudain, le bruit d’un verrou rouillé se fit entendre derrière eux. Derrière un tas d’ordures jonchant le sol, un portail métallique s’entrebâilla, offrant une sortie étroite vers un passage enténébré. Ils hésitèrent.
— Vite, la porte va se refermer ! lança Ædemor.
Le jeune homme avait vu juste : sitôt qu’ils s’engouffrèrent dans l’ouverture, l’entrée se claqua derrière eux, les immergeant dans une épaisse obscurité. La flamme de la torche de Galanodel se refléta sur les parois humides du corridor.
— On est enfermé ! fit Grum en cognant du poing sur la paroi.
— Alors nous n’avons plus qu’à avancer, admit Ædemor. Je ne sais pas où ça mène ni même où nous sommes… Donc restez prudents.
L’endroit était plus vaste qu’il leur avait semblé. Par le plafond, haut de plusieurs mètres, gouttaient les infiltrations dont les échos venaient briser le silence. De nombreuses canalisations sortaient des murs, certaines éventrées laissaient couler une eau saumâtre à l’odeur rance. À l’autre bout du couloir, un passage se dégageait. Ils n’avaient pas fait dix mètres dans la pénombre que le pied de Grum enfonça une dalle, actionnant un mécanisme dissimulé. Une herse de métal jaillit du sol et barra l’issue du fond du corridor.
— Quoi ? Qu’est-ce que…
Le colosse ne put en dire davantage quand une trappe s’ouvrit au plafond, laissant choir trois répugnantes silhouettes. Longs de deux mètres, des vers charognards rampaient rapidement vers le groupe dans un borborygme grotesque. Galanodel n’eut pas le temps de se mettre sur le côté et l’un des vers plongea sa gueule vers sa jambe. La morsure la fit crier de douleur. Elle se débattit, mais son corps s’immobilisa et ses traits se figèrent.
— Gal ! Bon sang remue-toi ! éructa Grum.
Mais alors que la Valwyne demeurait paralysée, le ver s’enroula autour de son tibia et l’entraîna au sol. Le semi-Gor tenta de l’en libérer, mais un autre ver le piqua au bras. Il tomba face contre terre, pétrifié à son tour par le venin de la créature.
C’est à ce moment qu’une voix connue leur parvint, derrière la herse.
— Maintenant, vous allez m'avouer la véritable raison de votre venue.
— Thorcil ? s’enquit Ædemor.Je vous l’ai dit ! Nous voulons voir Hérilis Shandrannor !
Le troisième ver s’approchait de lui. Son odeur fétide était encore plus répugnante que son apparence visqueuse.
— Qu’est-ce qui pourrait me pousser à vous croire ? ajouta Thorcil tranquillement, sa silhouette se dessinant derrière les barreaux de la grille. Vous pourriez tout aussi bien être à la solde de ces brutes des Quatre Lunes.
Ce pourrait être aussi un piège pour nous démasquer et nous arrêter, pensa-t-il. Mais dans son for intérieur, une force inconnue lui intimait de faire confiance à cette inconnue. Ædemor esquiva de justesse la gueule du ver et tomba à plat ventre au sol. Le symbole qu’il portait sauta de son cou sous l’impact. Il le saisit et le brandit au-dessus de sa tête alors que le ver fondait sur lui.
— Par tout ce qui est sacré, c’est la Lumière Gardienne qui m’envoie ! cria-t-il de détresse.
Comme pour répondre à son injonction, le pendentif émit une lueur évanescente qui stoppa le ver dans son élan. Ædemor ferma les yeux, se préparant au pire. Il les rouvrit au moment où les trois vers fuyaient dans un tuyau d’écoulement. Il vit Thorcil abattre la herse et s’avancer vers eux la main levée. Elle avait troqué sa robe d’archiviste pour une tenue de voyage aux couleurs ternes.
— Tenez, dit-elle en fouillant à sa ceinture. Cet élixir permettra de neutraliser le poison qui paralyse vos amis. Appliquez-le sur la morsure.
Elle tendit au jeune homme une minuscule jarre de terre cuite qu’il déboucha. Suivant les instructions de Thorcil, il versa le liquide sur les plaies de ses compagnons. Quelques instants plus tard, la raideur qui les rendait amorphes se dissipa, et ils purent à nouveau se mouvoir.
— Bon sang de bois, quelle cochonnerie ces trucs-là ! Je pouvais plus bouger, un peu plus et j’me faisais dessus ! fit Grum en se massant le bras.
— Bien contente que tu n’en sois pas arrivé à ces extrémités, ajouta la Valwyne qui accusait encore quelques courbatures douloureuses.
— Entrez vite ! fit Thorcil.
Les trois compagnons se faufilèrent dans l’entrebâillement de la grille, que referma doucement Thorcil derrière eux. Celle-ci traça de ses doigts un symbole sur les barreaux en prononçant une incantation.
— Ola einai entaxei !
Le glyphe s’illumina brièvement avant de disparaître.
— Simple prévention. Le sort replace les caisses et les ordures bougées au-dehors et verrouille la porte.
— Verrouille la porte ? C’est encore un piège ? gronda Grum.
La lueur de la torche éclairait le regard froid que lui lança Thorcil.
— Pourquoi tant de précautions ? Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda Ædemor.
— Vous voulez voir Hérilis Shandrannor ? Alors, taisez-vous et suivez-moi.
Elle passa entre eux et s’avança dans le couloir sombre. Elle ajouta par-dessus son épaule :
— Je vous suggère d’étouffer votre torche. Les créatures qui vivent là où nous nous rendons n’apprécient pas la lumière vive.
Thorcil attendit, immobile, qu’ils s’exécutassent. La dernière torche éteinte, ils furent noyés dans l’obscurité. Une faible lueur verte apparut alors, projetée par une petite sphère volant au côté de l’archiviste.
— Allons-y. En silence.
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