La Caverne (Partie 3)
Le silence retomba en même temps que la poussière. Un rire éraillé résonna entre les parois de la salle cathédrale. Ædemor regarda ses compagnons, tous échangèrent le même regard d’incompréhension.
Une ombre se dessina à contre-jour. Une femme à la silhouette humaine avança vers eux. Le pas fatigué, elle arborait une robe ample rouge sang, ornée de nombreux bijoux et joyaux délicatement ouvragés. Rubis, grenat, or et diamants agrémentaient ses mains, ses pieds et son cou. Les traits de son visage, dissimulé par la pénombre, se révélaient peu à peu : osseux, durs, fins et sévères, dégageant une brûlante férocité. L’œil crevé par la flèche de la Valwyne laissait échapper des larmes pourpres.
— Il est où le dragon ? demanda Grum, incrédule.
— C’est le dragon, Grum, lâcha Galanodel, prête à tirer.
La femme rouge leva la main, en signe d’apaisement. Son sourire malsain trahissait une rage refrénée, mais elle ne semblait plus vouloir en découdre.
— La douleur… Cela faisait si longtemps que je ne l’avais pas éprouvée. Je devrais presque vous remercier, tant elle m’a manquée. Qu’avez-vous donc à me dire qui vous vaut tant d’efforts, petites souris ?
Ædemor fit signe à Galanodel de baisser son arc. La Valwyne y rechigna, affichant une moue contrariée.
— Ça, c’est le dragon rouge ? Une femme ? reprit Grum.
— Pouvez-vous museler votre animal, Niverwen ? Il est agaçant.
Le chevalier regarda Grum et lui intima de ne pas répliquer.
— Grum, c’est une dragonne. Comme beaucoup d’entre eux, ils peuvent se métamorphoser, murmura Galanodel.
— C'est vrai qu'elle fait moins peur comme ça.
S’époussetant, Yukihina haussa les épaules. Ædemor continua :
— Tyasimar ne veut pas plus que vous le retour de Morgastar, Terreur Ardente. Je pense que son combat pourrait vous éviter de vous soumettre à l’Aile Sombre, lors de son retour.
— Moi vivante, je ne me soumettrai jamais à qui que ce soit !
— Vous ne serez pas obligée de le faire, si…
— « Si » quoi ?
Ædemor rangea son épée au fourreau.
— Si vous nous aidez, vous n’aurez ni à mourir ni à plier. En revanche, si nous restons ici une chose est certaine, Morgastar sera invoqué et tout Opalys sera détruit.
Le chevalier fit une pause et posa son bouclier à terre. Il regarda ses compagnons d’un air reconnaissant, se tourna vers la dragonne puis mit le genou au sol, avant de reprendre :
— Vous pouvez nous tuer, mais si vous choisissez de le faire, vous vous condamnerez vous-même. Je ne vous propose pas d’être alliés, mais au moins ne soyons plus ennemis.
Pyrkaia scruta Ædemor avec un demi-sourire, les muscles de sa mâchoire se contractant.
— Vous ne manquez pas d’audace, Niverwen, je dois vous le concéder. Il ne vous a pas suffi de m’humilier au combat en me prenant un œil, vous souhaitez également que j’embrasse votre cause.
Elle avança lentement et saisit entre ses mains écailleuses le visage du chevalier. Grum se crispa sur la poignée de son épée.
— Il n’est pas seul ! cria Yukihina, campée sur un pilier brisé, affichant un air farouche et déterminé.
La dragonne l’ignora et, relevant Ædemor délicatement, ses traits s’adoucirent.
— Que suggérez-vous donc ? S’opposer au retour d’un dieu dragon n’est pas une mince affaire.
— Nous devons retrouver Argyros. Si c’est bien lui que vous avez vu fuir la bataille, il pourrait nous aider à récupérer un artefact nécessaire à notre victoire.
— Ah ! Vous me proposez de rendre visite à l’un de mes pires ennemis et lui dérober un objet de puissance ? Quel plan merveilleux ! Vous imaginez qu’il va vous écouter parce que vous êtes sa bâtarde ? insista-t-elle à l’attention de Galanodel.
La Valwyne lui renvoya un regard glacial.
— Chremata sera ravie de rencontrer la progéniture illégitime de son compagnon si fidèle et si dévoué, railla la dragonne.
— Chre-quoi ? C’est qui celle-là encore ? demanda Grum.
— Ce pauvre Argyros s’en est parti fonder son propre clan sur les îles orientales d’Opalys il y a longtemps maintenant. Pauvre petit cœur brisé.
— Silence ! Un mot de plus et je vous crève l’autre œil !
L’atmosphère autour de Galanodel se refroidissait, le sol blanchit sous ses pas lorsqu’elle s’avança, l’arc bandé, en direction de Pyrkaia.
— Galanodel !
Grum posa la main sur son épaule. La façon dont il avait articulé son nom l'avait arrêtée dans son élan. Il avait parlé doucement, d’un ton fraternel. Elle le regarda de ses pupilles améthyste dilatées par la colère.
— Gal, répéta-t-il. Je connais pas tes problèmes avec ton paternel, mais on a besoin d’elle.
Galanodel baissa la tête. Elle vit le bracelet de Grum et sa rage diminua. Yukihina y perçut un malaise qu’elle avait déjà senti auparavant.
— On en a terminé ? Bien. C’est entendu, je vous emmènerai jusqu’à Argyros. La rencontre promet d’être intéressante. Suivez-moi. Vous allez probablement être les premiers à traverser mon domaine. Vivants.
Pyrkaia leur tourna le dos et se dirigea vers la position qu’elle occupait à leur arrivée, près de la paroi. Elle leva la main et une section du mur disparut, dévoilant derrière l’illusion une cavité encore plus profonde.
— Regardez tant que vous le souhaitez. Mais s’il vous venait à l’idée de me voler, je ne réponds plus de votre sécurité.
Avant qu’ils ne puissent interroger la dragonne, ils constatèrent avec stupeur que la salle révélée était remplie de trésors. Des coffres débordants de pièces, d’objets d’art, de pierres précieuses, d’armes, d’armures, de joyaux en tout genre, recouvraient le sol ou étaient entassés un peu partout, garnissant également étagères et malles. L’âge vénérable de Pyrkaia lui avait permis d’amasser ce magot au fur et à mesure de ses pillages.
La légendaire cupidité draconique, se dit Ædemor.
Grum n’en croyait pas ses yeux. Il déambulait au milieu des trésors avec une démarche de somnambule. Galanodel et Yukihina étaient de leur côté plus circonspectes, mais ne purent contenir leur étonnement bien longtemps, tant la quantité de richesses empilées dépassait l’imagination.
— Au fait, lança le semi-Gor. Vivre avec l’Empire juste au-dessus de chez toi, c'est pas trop pénible ? Qu’est-ce qui t’empêche de tout brûler, puisque tu es si puissante que ça ?
Pyrkaia s’arrêta brusquement et chacun retint son souffle quand elle se retourna vers le groupe. Elle s’approcha de Grum, armée d’une indicible rage.
— Je devrais vous arracher l’oreille qu’il vous reste pour votre impudence ! cracha-t-elle.
— Il n’empêche que sa question n’est pas inintéressante — pour une fois —, coupa Galanodel.
— Peut-être. Mais la réponse ne vous regarde pas. Et je vous suggère de ne pas me la reposer si vous ne souhaitez pas que je redéfinisse les termes de notre accord, en carbonisant un ou plusieurs membres de votre compagnie, par exemple.
Ils reprirent leur route. La grande caverne dissimulée derrière le mur simulacre leur parut extrêmement longue à traverser. Pyrkaia avançait d’un pas lent et savourait l’envie que provoquait sa richesse indécente. Elle guida la troupe dans un dédale de galeries, dont l’atmosphère se vidait peu à peu des vapeurs et des clameurs magmatiques.
— Tu peux te changer en dragon, puisque ton père en est un ? hasarda Ædemor.
— Non, je ne peux pas, répondit Galanodel. De la même façon que je ne peux pas cacher les écailles couvrant ma peau, ou les griffes de mes mains. La métamorphose est un don des dragons au sang pur, cela leur permet de s’unir à d’autres races, comme les Valwyns. Les hybrides comme moi n’ont pas ce genre de pouvoir.
— La vie n'est pas rose pour les êtres mâtinés cochon d’Harkara, compatit Grum.
La Valwyne ne répondit pas, perdue dans ses pensées.
Il y aurait donc d’autres semi-Dragons dans le monde ? Croisés à d’autres races ? s’interrogea Ædemor, incrédule.
La traversée du repaire du dragon rouge se poursuivit dans le silence des mouvements souterrains, dans la tension des réflexions de chacun. Grum regardait de temps à autre Galanodel d’un air inquiet, car celle-ci restait maussade. Derrière une Yukihina aussi impassible que la montagne, Ædemor fermait la marche, encore empreint de la force divine qui l’avait parcouru.
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