Le Crépuscule (Partie 2)
— Nous ne sommes plus très loin de Cyseam, désormais, annonça Galanodel dans sa cellule.
— … et je suis sûre que vous avez hâte de rejoindre les vôtres !
Zenyassa l’avait coupée, arrivant de manière impromptue. Elle ne s’était jamais hasardée devant ses prisonniers depuis le début du voyage, mais n’avait pu résister à les narguer à l’approche de leur destination.
— Les vôtres et votre cité, n’est-ce pas ? Cela doit vous manquer ! Vous allez être heureuse de vous promener parmi les arbres de votre chère forêt. Vous allez voir comme elle est belle ! Mes éclaireurs m’ont rapporté à quel point sa splendeur allait vous ravir.
Galanodel se renfrogna, elle allait répondre quand le hurlement d’un garde se fit entendre. Puis un autre. Zenyassa se retourna et envoya une sphère blanchâtre d’énergie sur une silhouette sombre se ruant vers elle. Éjectée dans un brasero, la créature s’embrasa en émettant un cri aigu et Ædemor perçut sa forme plus précisément : une araignée. Haute comme un poney et aussi large qu’une tente, elle sauta sur l’Exécutrice. Partout dans le camp, d’autres attaquaient les gardes, coordonnées telle une nuée, à coup de pattes et de crochets, de toiles et de soies.
La troupe impériale fut harcelée de toutes parts, se mettant au branle-bas de combat dans une panique totale.
Profitant du chaos ambiant, Galanodel inspira et souffla son haleine gelée sur la serrure de sa cellule. Recevant un grand choc qui arracha à la Valwyne un gémissement de douleur, le verrou éclata et libéra la porte de ses gonds. Dans le même élan, elle alla délivrer Yukihina.
— Ne nous attends pas, fuis ! lui cria-t-elle.
— Mais…
— FUIS !
Yukihina hésita, puis partit loin de la cohue. Elle jeta un œil derrière elle avant que l’obscurité de la nuit ne la recouvre. Les gardes commençaient à reprendre le dessus, tenant une ligne serrée de piquiers empalant les arachnides. Des troupes tombèrent sous les crocs venimeux, d’autres englués dans des cocons soyeux. L’Exécutrice draconienne en carbonisa une demi-douzaine à elle toute seule, à coup de salves d’énergie embrasées. Les clameurs des ordres de bataille des soldats succédèrent peu à peu aux cris stridents d’agonie des assaillantes.
Galanodel s’acharnait sur la cage d’Ædemor alors que le calme revenait autour d’elle. Tandis que la dernière araignée fut exterminée, un heurt brutal assomma la Valwyne, la faisant basculer le visage en avant, contre la porte où son arcade s’ouvrit sur le métal froid.
Les troupes la battirent avec rudesse. Un coup plus violent que les autres percuta sa tempe et elle sombra dans l’inconscience. On lui remit les fers et elle fut enfermée avec dureté dans la même cellule que Pyrkaia.
— Quel dommage, un peu plus et vous étiez tous libres.
L’Exécutrice s’était rapprochée de la prison de la Valwyne. Elle se retourna en aboyant vers une sentinelle, le désignant de son doigt griffu :
— Vous, là ! Recherchez la Talwene, et ramenez-la-moi. Morte, vive, peu me chaut.
— Bien, Exécutrice, acquiesça le soldat avant de tourner nerveusement les talons.
— Je suis sûre que nous retrouverons votre amie et lui ferons passer l’envie de fuir. Tout comme pour vous. Je n’ai pas oublié la blessure que vous m’avez infligée, à Malavon. Je me dois de vous rendre la pareille.
Elle effectua un signe de tête au garde encore présent auprès de Galanodel. Celui-ci dégaina lentement sa lourde dague. Il s’approcha de sa victime, l’éclat ferreux de la lame brilla sous la lune et d’un geste sec, il lui trancha la main droite.
— Galanodel ! Non ! cria Ædemor. Lâches !
La Valwyne inconsciente eut à peine un soubresaut. Le sang éclaboussa le sol tandis que Zenyassa ordonna un bandage. Le soldat s’exécuta, serrant un linge propre autour du moignon. La Draconienne continua en s’éloignant, sur un ton narquois :
— Restez en vie et profitez de votre dernière nuit tranquille, les jours prochains seront moins dociles avec vous.
Ædemor ne supportait plus de l’entendre. Chaque moment passé avec elle ne faisait qu’attiser sa fureur. Il appela Galanodel, désespéré, encore et encore. Les seules réponses qu’il obtint furent les railleries des soldats en faction près de lui.
Tyasimar, fais qu’elle ne meure pas, sauve-la. Je donnerai ma vie s’il le faut, je t’en supplie, implora-t-il en silence.
Les rayons du soleil atteignirent le camp quelques heures plus tard. Le jour sembla hésiter, comme si se lever lui était pénible. La lumière vacillante avait abattu les espoirs naissants des troupes impériales, révélant que la nature locale n’était en rien aussi riche qu’ils l’avaient imaginé. En vérité, l’ambiance était étrangement tranquille. Dans les fourrés, le rare sifflement des oiseaux des plaines était devenu sinistre et l’on ne trouvait que des terriers déserts dans les environs. Les bêtes avaient fui cet endroit depuis longtemps.
Galanodel fut chargée sur un chariot comme une vulgaire marchandise. En état de choc, son visage tuméfié était maculé de sang séché et de cheveux collés, sa tunique était déchirée et souillée.
Sous son bâillon, Ædemor se mouvait plus par volonté que par force, tant celle-ci s’était tarie au fil des jours. Les restes des araignées qui les avaient harcelés la veille jonchaient le contrebas du sentier du convoi, et Ædemor se rendit compte avec effroi que leur aspect les rendait comparable au loup corrompu de Cyseam. Leur corps chitineux semblait rongé par une pourriture noirâtre, dégageant une odeur de décomposition écœurante.
Galanodel avait raison. Le Déclin a franchi les frontières de la forêt, se dit le chevalier.
Comme pour appuyer ses pensées, la caravane fut prise d’assaut plusieurs fois dans la journée. On déplora la perte de deux soldats face à la charge d’une harde de sangliers enragés, mais l’évènement le plus marquant fut l’attaque isolée d’une créature qui avait dû être un Valwyn. Au corps déliquescent et pourri, elle ne présenta qu’une faible menace, mais elle réussit à inspirer une la panique qui gonfla dans les rangs armés, au point que Zenyassa dut faire une démonstration de force pour garder l’ordre dans sa troupe. Déjà quelque peu agacée devant l’incapacité de ses éclaireurs à retrouver la trace de Yukihina, l’Exécutrice passait ses nerfs sur qui le premier malheureux qui la contrariait.
Deux jours s’écoulèrent, laborieux, dangereux. Les attaques de créatures corrompues se multiplièrent et, bien qu’aisément repoussées, elles achevèrent de répandre le poison de la peur dans le cœur des soldats.
L’orée de Cyseam se dressait devant eux et Ædemor n’en crut pas ses yeux.
Dans un calme sépulcral, ils marchèrent sur la terre où l’herbe était tombée, morte ou agonisante. Les arbres avaient noirci, ou leurs rameaux jonchant le sol telles de petites griffes squelettiques tendues vers un espoir déçu. Là où la vie pulsait autrefois, il n’en restait qu’une grotesque parodie. Le bois craquait d’une souffrance silencieuse. Des mares bouillonnantes de goudron s’étaient formées, piégeant végétaux et animaux survivants. Les bulles crevant la surface libéraient des gaz immondes provoquant la nausée de certains patrouilleurs. Les pollens avaient cédé la place à la cendre. Même le ciel gris était endeuillé par le drame qui se déroulait.
Ædemor sut au fond de son cœur que de retour il ne serait pas question.
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