Ch 10, avis de journaliste

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La renarde ne rentra pas le jour suivant. Passa également le weekend chez Rachelle. Son intention n’était pas de faire mariner Morgan, mais elle ne parvenait pas à ordonner ses pensées. Le dégout de la domination des ultra-familles si profondément ancrée en elle ne pouvait être effacé par un article de journal, aussi consciencieux fût-il. Là où Sasha déambulait dans le marasme de ses pensées, Morgan s’était arrêtée. Elle était restée recroquevillée dans son canapé, enchainant les tasses de café. Son ordinateur tournait seul, son téléphone sonnait frénétiquement. Nora surement. L’anesthésie du désespoir avait largement supplanté la colère et la tristesse et la louve fixait obstinément la porte sans ciller, espérant sentir l’odeur de l’oméga chaque fois qu’un voisin passait. Puis le pas s’éloignait. Elle avait pensé à l’appeler, mais que dire ? Les Crodargen étaient une des rares ultras à ne pas user des omégas pour perpétuer leurs lignées ? Vérité trop suspicieuse. C’était sa parole contre les croyances de Sasha. La renarde devait revenir d’elle-même.

Le vendredi, Morgan consentit à décrocher son téléphone.

— Trois putains de jours ! Comment on fait pour les délais si tu es abonnée absente ? Je les fais bosser sur quoi moi les stagiaires ? Et Sasha, comment elle avance dans ses dialogues ?

— Mmh…

— Tu es le pire cabot que je connaisse ! Ramène immédiatement ton cul au bureau !

— Je me connecte cet aprèm à l’intranet.

— Mo qu’est ce qui t’arrive ?

À la tonalité répétitive, Nora reposa délicatement son téléphone se retenant de cracher tous les jurons pour chien qu’elle connaissait. Quant à Morgan, elle laissa tomber son téléphone sur le canapé et décida d’aller courir. Il lui fallut presque une heure de route pour atteindre la forêt protégée la plus proche. Choisir un autre terrain de course, c’était prendre le risque de se faire tirer comme un lapin. Elle gara son tacot branlant sur un parking de terre, retira ses vêtements qu’elle fourra dans le coffre et prit sa peau de loup. Métamorphose complète. Avant de partir, elle s’assit, bascula la tête en arrière et hurla. Un long cri plaintif. Elle entendit un loup lui répondre au loin et s’élança.

Rachelle fut tolérante un temps, mais arrivée au samedi soir, elle eut marre de voir cette loque informe trainant sur son canapé. Elle arracha le plaid qui saucissonnait la renarde et la força à se mettre debout.

— Allez ! on arrête de se morfondre !

Sasha se laissa tirer sans faire le moindre effort pour se lever, un grognement sourd entre les dents.

— Je veux rien entendre. Tu sais quoi ? Ce soir on sort. Tu veux oublier Morgan ? « Rebound sex » !

— Ça va pas ! Je n’ai jamais dit que je voulais oublier…

Rachelle était déjà loin à la salle de bain. C’était ce genre de moment où parlementer avec elle n’avait pas grand utilité. Un petit sourire et des souvenirs d’université traversèrent Sasha. Son amie avait toujours embrassé sa condition de lapine avec fierté et l’université avait été pour elle un théâtre de rendez-vous amoureux. Elle n’aimait que les beaux alphas et, on pouvait le dire, était un tantinet superficielle. Pour autant, son grand sourire et l’absence de toute mesquinerie ou élitisme dans sa séduction pouvait la rendre adorable. Sasha avait ainsi passé ses années à suivre son rythme comme un goéland au gré des marées. Elle était la meilleure « wing girl » possible et connaissait toutes les techniques de dragues, des classiques aux farfelues. Sans jamais les avoir mises en œuvre. Cela allait sans dire.

— Rachelle…

— Aller ça va être fun !

Rachelle allait de la salle de bain à sa penderie, changeant de tenue aussitôt qu’elle en enfilait une. Il était presque 21 h quand elles arrivèrent enfin au bar. Un bar d’alphoms comme Morgan aurait détesté. Même Sasha fronça le nez. Peu importe. Le jeu était lancé. Sasha regarda d’un œil distant son amie parader entre les alphas. Un spectacle de maitre. Quant à elle, un gin tonique au coin du bar lui allait très bien.

— Un renard ? Comme c’est rare de vous croiser dans ce genre d’endroit.

Les oreilles dressées, Sasha regarda l’alpha qui s’était accoudée près d’elle. Une élégante loutre qui usait trop souvent de ce geste si mignon qu’on aimait de ces petits carnivores.

— Si tu en vois si peu, comment peux-tu nous connaitre ?

— Oh, je ne savais pas que vous mordiez aussi facilement que les chiens.

Sasha se retint de grogner, décida d’agir aux antipodes de Morgan. Elle attrapa le sautoir de l’alpha du bout des doigts et tira un peu dessus pour se retrouver museau à museau.

— Si tu veux que je morde, je vais mordre.

Son sourire était sans équivoque. La loutre se pencha un peu plus, susurrant qu’elle n’habitait pas loin. Sasha fourra ses principes sous le tapis et se leva. La loutre lui rendit son air coquin et l’entraina à sa suite sans apercevoir le regard approbateur de Rachelle que Sasha ignora joliment.

Ç’aurait pu être torride. Un corps superbe, des phéromones agréables, un sourire à faire fondre la neige en hiver. Malgré tout, Sasha refermait la porte de l’appartement encore un peu débraillée, les cheveux en bataille et ses yeux d’ambres pleins de larmes. Elle n’avait même pas assez d’alcool dans le sang pour anesthésier son amertume. Ses jambes la trainèrent jusque chez Rachelle. Ce qu’elle crut. Devant la porte du hall, elle reconnut celle de… grogna. Leva les yeux malgré elle espérant croiser son ombre. Fit demi-tour, oreilles plaquées en arrière.

— Alors c’était comment ?

Rachelle effaça son air goguenard à son amie qui s’affalait sur le clic-clac.

— Je n’ai pas pu.

— Je vois…

— Tu vois quoi ?

— Rien… Au dodo ! La nuit te portera conseil.

L’horloge affichait trois heures. Sasha regardait la lune à travers les rideaux entrouverts. Son tranchant d’argent sur fond noir. L’astre des loups. Elle n’avait jamais entendu un hurlement. On les disait tristes. Un pleur à la nuit. Sasha ferma les yeux. Morgan hurlait-elle en ce moment ? La renarde se remémora son visage alors qu’elle quittait l’appartement. Se recroquevilla un peu plus. Elle se remémora également les mots d’Erwan Crodargen. L’importance qu’il mettait dans l’instinct de loup.

La couette valsa.

Sasha feuilleta le numéro de Phéromones qu’elle n’avait pas rangé puis farfouilla internet. Se recoucha.

Le lendemain matin, il était tout juste dix heures passées que Rachelle s’étonna de voir son parasite lavé, habillé et prêt à partir.

— J’ai rendez-vous à 11 h avec le journaliste de Phéromones ! Ma bonne étoile a fait qu’il était libre aujourd’hui.

Et Sasha s’éclipsa. Elle n’avait pas rechigné à le retrouver dans un café loin de chez Rachelle étant donné sa réponse au pied levé. Le serveur lui apporta en terrasse le double expresso qu’elle avait commandé en l’attendant, la peau agréablement chauffée par la matinée dégagée.

— Sasha Torek ?

— Monsieur Pige ?

— Appelez-moi Clément, dit l’homme en s’asseyant à sa table.

Son allure lui plut. Soignée sans être coincé. Il avait un visage affable qui portait à la confiance et Sasha se détendit un peu. Elle l’observa encore tandis qu’il commandait deux cafés au serveur qui était revenu. Oméga. Sous suppresseur, à l’odeur.

— J’avoue que je suis curieux de savoir ce que vous me voulez.

— Vous êtes le rédacteur principal du numéro sur les ultras-familles, n’est-ce pas ?

— En effet. J’ai été missionné par mon rédacteur en chef.

— À quel point les avez-vous brossés dans le sens du poil ?

Clément Pige rit doucement. Le sérieux discrètement agressif de Sasha l’amusait.

— Question intéressante. Quand mon chef m’a annoncé le thème, j’étais remonté. Comme vous, si je le comprends bien, j’étais un oméga révulsé par ces familles et la manière dont ils nous traitent. N’ayant réussi à me soustraire à la mission, j’étais prêt à les tailler en pièce. Ce que j’ai fait pour les Crinièrdor et le Robdalzan, d’ailleurs. Mais la suite de mes investigations me laissa, disons, pensif.

— Donc on ne vous a pas graissé la patte pour les enjoliver.

— Du tout.

Le journaliste ne s’offensa pas de l’affront, sa curiosité le poussait à attendre la véritable question.

— Soit. Avez-vous quelqu’un dans votre vie, monsieur Clément ?

— Je dirais que c’est en construction.

— Parfais. À la lumière de ce que vous savez aujourd’hui, que feriez-vous, en tant qu’oméga, si votre partenaire vous annonçait son appartenance à une ultra-famille ?

— Je crois que tout dépendrait de la famille dont il s’agit. Voyez-vous, ce qu’il ya d’intéressant avec ces familles, c’est la corrélation entre la manière qu’ils ont de traité les omégas et leur animal principal. Plus la monogamie est inhérente à cet animal, moins l’oméga sera objectifié.

— C’est aussi simple que cela ?

— Peut-être. Tout dépend aussi de la relation que l’on veut. Une histoire sans lendemain, je me moquerais bien que ma partenaire soit une Crinièrdor. Aucune attache ou attente, le plaisir charnel à son état le plus brut. Je chercherais une relation plus stable, je ne me tournerais certainement pas vers eux. Le témoignage d’Anita Clovac, anciennement Anita Blanpygarg, était très intéressant. Lorsque je l’ai interrogée, j’étais encore avec mon idée préconçue que toutes les ultras se valaient. C’est elle qui a déconstruit mon préjugé.

Clément lui expliqua qu’elle était restée mariée onze ans avec Roger Blanpygarg, un requin de l’économie. Ils avaient eu cinq petits avant de se séparer, trois bêtas, un oméga et un alpha, décédé aujourd’hui. Le journaliste s’était empressé de conclure qu’elle s’était occupée de tout, voire avait peut-être été dépouillée de son droit parental. Au lieu de ça, il avait été surpris d’apprendre qu’ils avaient été une famille relativement heureuse et un Roger Pygargue qui avait largement pris part dans l’éducation des enfants. Au jour de l’interview, Anita aimait toujours son ex-mari, parlant de sa rencontre au détour d’un heureux hasard dans une bibliothèque avec nostalgie. Elle l’avait quitté, car elle ne supportait plus la vie que le métier de Roger impliquait.

— Je crois que j’ai changé d’avis quand j’ai compris la sincérité avec laquelle elle l’aimait, mais surtout celle avec laquelle lui l’aimait. Cela faisait dix ans qu’ils étaient séparés et Roger ne s’était pas remarié, prétendant, selon Anita, qu’il n’aimait qu’elle et l’attendrait. Il n’avait même pas d’enfants hors mariage et n’avait donc pas de descendance alpha.

Sasha réfléchit à ses mots. Il était vrai que ce n’était pas ce à quoi on avait l’habitude de croire et l’entendre n’était pas le lire. L’engouement dans la voix de Clément Pige portait ses arguments plus profonds en elle. Le journaliste venait titiller son côté obstiné qui fermait résolument les oreilles à sa raison.

— Et les Crocdargen ?

— Ah… Eux sont encore différents.

— Pourquoi donc ?

— À des degrés différents, nous sommes tous un peu notre animal, n’est-ce pas ?

Sasha se contenta de hocher la tête.

— Et bien, on pourrait presque croire qu’il s’agit du mécanisme inverse chez les Crodargen. Qu’ils sont loups avant d’être humains. De cette nature profonde si particulière découle un immense respect pour ce qu’ils appellent leur « instinct de loup ». Et le loup est l’un des animaux le plus monogames. À la différence des Pygargues par exemple, les vrais animaux j’entends, qui gardent le même partenaire d’une année sur l’autre, mais se séparent une fois les petits autonomes. Ce mélange entre monogamie et instinct a donné naissance à une étrange coutume, l’annonce.

— C’est ce dont a parlé Erwan Crodargen, non ?

— Exactement. Sacré personnage cet homme. Haut en couleur. Il m’a expliqué que l’annonce, à la différence du mariage, donnait à l’annoncé une place de membre à part entière dans la famille. Il entendait par là que le statut social au sein de la meute devenait celui de l’annonceur et toute la légitimité qui allait avec. Et ce, même si l’annonceur venait à mourir. C’est véritablement devenir un Crodargen. L’inconvénient étant, quand on ne danse pas tous les jours avec l’aristocratie, que l’on peut risquer de salir le nom des Crodargen où qu’on aille et quoiqu’on dise. Tout ça pour dire que les Crodargen ne prennent pas leur conjoint et conjointe à la légère. Ça peut être politique. Ça peut être pour la qualité génétique. Ça peut être par amour. Mais à mon sens, dans tous les cas il y a un immense respect envers la personne choisi.

Son café froid à la main, Sasha caressait machinalement ses oreilles.

— Alors une relation stable avec un Crodargen ne vous poserait pas de problème ?

— J’imagine que non. Et vous ?

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