Chapitre 11, Instinct de loup
— Qu’est-ce que je fais là ?
— Soutien moral. Qu’en penses-tu ?
Nora tira le rideau de la cabine d’essayage et tourna sur elle-même. C’était une belle robe dos nue, fendue sur la cuisse. Elle était taillée dans un tissu ambré fluide épousant joliment son corps.
— Rappelle-moi pourquoi tu cherches une robe de soirée ?
— J’ai des choses à discuter avec ton frère.
— Tu pourrais venir avec un sac sur la tête, il te croquerait quand même.
— Mhmm… je sais…
Sourire coquin aux lèvres, Nora retourna dans la cabine.
— De quoi tu veux parler avec Erwan ?
— D’avenir et d’argent.
— Ça ne peut que lui plaire.
Les yeux de Morgan se promenaient distraitement sur les élégants rideaux bleus des cabines, le bois gravé et les dorures de la boutique de luxe. Elle avait espéré se changer les idées en accompagnant Nora.
— Bon, mon clébard mouillé préféré, qu’est ce que t’as fait ?
— Pourquoi ce serait ma faute ?
— Morgan…
— Mmh…
— Alors ? Tu te décides à parler où tu me raccroches encore au nez ?
— Sasha est partie.
Nora ouvrit brusquement le rideau, sa robe à moitié enfilée.
— Et je suis pas sure qu’elle revienne. Elle sait que je suis une ultra.
— Enfin ça, faut le dire vite !
Morgan haussa les épaules.
— Elle ne m’a pas laissé m’expliquer.
Nora s’assit à côté d’elle et l’enlaça.
— À toi de lui laisser du temps Mo. Tu sais qu’elle t’aime. Elle va revenir.
— Mmh…
Sasha était restée en terrasse un long moment après le départ du journaliste. Elle avait mastiqué une bavette saignante en repensant chaque mot qui avait été dit, puis était rentrée chez Rachelle à pied, sans vraiment se presser. Elle avait fait un crochet chez un opérateur téléphonique pour remplacer son smartphone qui n’avait pas survécu à l’excès de colère du début de semaine. En s’affalant sur le canapé, elle avait encore discuté de longues heures avec Rachelle. La renarde aurait bien aimé savoir ce qu’Edith, qui partageait son aversion, en pensait, mais elle s’avéra… « occupée ». À sa réponse, une moue goguenarde traversa les deux copines sans qu’elle n’en dise plus.
Sasha avait eu peur que Rachelle prêche pour sa paroisse, ne voyant pas vraiment les ultra-familles comme un problème, mais finalement la conversation fut assez constructive. Son amie trouvait cohérent de prendre en compte le respect que son partenaire avait envers son propre animal avant d’entamer une relation. Elle-même ne se comportait pas de la même façon avec un autre lapin ou un castor. En tant que lapin, elle aimait sa frivolité, mais elle n’aurait jamais torturé un oméga ou un alpha qui croyait en la monogamie.
— C’est pour ça que vous avez rompu avec Rudolph ?
— Oui… Je l’aimais vraiment beaucoup, mais entre son loup et mon lapin, ça ne pouvait pas fonctionner.
— Et l’humain alors ? Nous sommes deux animaux. Pourquoi ne pas le suivre lui ?
— Tu sais très bien pourquoi. Il n’a aucun instinct. L’humain réfléchit bien, mais il s’enferme dans des dogmes. Regarde les bêtas. Les crois-tu plus heureux que nous ? Ici monogame, ici polygyne, là polyamoureux, divorce, amour éternel… c’est la même chose que nous à la différence qu’ils mettent ça sur le compte d’une culture où d’une croyance. Et si par malheureux cette croyance est en inadéquation avec leur instinct, ils seront malheureux à vie.
Rachelle avait raison, Sasha s’était faite l’avocate du diable. Aucun alphom n’aurait jamais misé sur son « instinct d’humain ». La blague. Elle rit toute seule et finit sa tasse de thé.
Couchée depuis longtemps, Sasha tournait et se retournait sur le canapé-lit, fixant l’écran de son nouveau téléphone. Elle se décida.
« Comment tu vas ? »
« Tu me manques. »
« Tu me manques aussi… »
« Tu viens au bureau demain ? »
« Je ne sais pas. »
Sasha tapa plusieurs réponses sans trouver la bonne. Se recroquevilla sur elle-même. Ferma les yeux. Morgan était là. Assise. Elle la regardait avec cette intensité qui l’immobilisait. Ce silence qui disait tout. Puis elle l’enlaçait. Passait les mains dans ses cheveux, frottait son nez avec douceur. Elle posait des bises légères dans son cou. La serrait un peu plus et l’embrassait. Sasha rouvrit les yeux et essuya sa joue.
Se leva.
Replia le clic-clac à la hâte.
Jeta son sac sur l’épaule.
Quand Morgan ouvrit, le temps sembla les attendre une seconde puis la renarde laissa tomber son sac et se réfugia dans les bras de l’alpha. Celle-ci les referma simplement et plongea son nez dans la tignasse blanche. Elles restèrent ainsi sur le pas de la porte jusqu’à ce qu’un voisin passe et les regarde d’un œil curieux. Morgan ferma et attira Sasha sur le canapé sans la lâcher. Elle la teint entre ses jambes, son nez frottant doucement sa nuque de droite à gauche, inspira tout ce qu’elle put. Se détendit infiniment. Sasha se laissa enrober par la chaleur de l’étreinte avec un soulagement qu’elle ne refoula pas. Ferma les yeux. Il faisait nuit lorsqu’elle les entrouvrit. Morgan dormait profondément, la tenant toujours serrée contre elle. Sasha vit d’un œil morne les quatre heures du matin affichées par le four et, se calant un peu mieux contre sa louve, laissa le sommeil la rattraper.
Le lendemain matin, le radio-réveil les sortit du sommeil en sursaut. On se déplia difficilement et l’on se regarda avec un air un peu gêné.
— Je vais faire du café…
Morgan rejoignit Sasha à la cuisine et but sa tasse en silence.
— On se voit au travail ?
Morgan resta circonspecte, n’osant pas même une onomatopée. Elle la regarda se préparer sans bouger, puis lorsque Sasha a eu la main sur la poignée son corps s’empressa tout seul.
— Ne repars pas s’il te plait.
L’impression de déjà vu rappela à Sasha un souvenir agréable.
Elle lâcha la poignée pour se blottir contre la louve. Morgan l’avait toujours retenue. De quoi avait-elle peur vraiment ?
— Annonce-moi.
— Pardon ?
La louve se redressa.
— Annonce-moi à ta famille.
Il y avait des choses que les oreilles entendent sans que le cerveau soit capable de le comprendre. Il fallut du temps avant que Morgan ne puisse réagir.
— Que s’est-il passé ?
Sasha l’invita à s’assoir sur le canapé et raconta. Elle prit un long moment pour expliquer son premier état d’esprit et ce avec quoi elle avait grandi. Morgan l’écouta avec un silence qui n’étonna pas la renarde. Il y avait dans son regard clair cette attention qui lui était propre. Sasha n’eut pas vraiment d’explications à son départ précipité hormis ne pas s’être sentie capable de se battre avec la louve pour lui tirer les vers du nez.
— Je comprends. Je… ne suis pas facile. Tu me comprends si bien que je me complais dans mon silence. Je suis désolée.
Sasha passa ses mains dans ses cheveux anthracite, joua avec les mèches blanches éparses.
— Je sais.
— Et tu reviens vraiment ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— On m’a appris à ne pas juger avant de connaitre.
Clément Pige. Morgan ne connaissait pas ce nom, mais écouta avec étonnement cet avis si pondéré sur les ultras-familles.
— Je t’ai retrouvée dans ses mots. Tu es un loup. Plus que tu n’es humaine.
Morgan faillit protester, mais se ravisa.
— Honnêtement, c’est aussi ce qui m’attire chez toi. Peut-être même, me rassure. Tu m’aimes comme un loup. Et il m’a fallu du temps, mais j’ai compris que c’est tout ce que tu pouvais offrir de plus sincère. Alors, j’y ai bien réfléchi. J’ai besoin que tu puisse le faire jusqu’au bout. Annonce-moi.
— Mais… et ton propre animal ? Je ne peux pas. Ma liberté d’instinct s’arrête là où commence la tienne.
Sasha prit cette réticence comme le dernier argument dont elle avait besoin pour se convaincre. Les Crodargen, son genre d’oméga, la procréation, tout ça n’avait plus rien à faire dans l’histoire. Elle ne serait pas un jouet pour loup.
— Je ne te demande pas ça en faisant une concession, si c’est ce que tu crains. Je suis aussi mon instinct de renard.
— Mais…
— Mo, tu me dois au moins ta confiance. Crois-tu que je serais revenu seulement pour m’oublier ?
— Non…
— Je changerai ma phrase comme ça : je veux être à toi.
L’affirmation resta en suspens et Morgan ne put que caresser le visage de sa renarde et l’enlacer. Rares étaient les fois où elle n’avait réellement pas de mots. Sasha se dégagea gentiment. Il lui restait une dernière question. Elles auraient dû être au bureau depuis deux bonnes heures, mais on ne laissait pas filer une Morgan qui parlait. Parlait… on s’entendait.
— Pourquoi tu ne voulais pas que le… majordome ? C’est ça ? Me voit ?
— C’est un peu égoïste.
— S’il te plait.
Morgan soupira et finit par avouer qu’elle ne voulait pas risquer de retrouver la place hiérarchique qu’elle avait eue un jour dans la famille. Sasha se rappela cette histoire d’enfant prodige renié et lui demanda si ça avait un lien. Morgan hocha la tête. Un respect inné qu’elle avait toujours inspiré au sein de la meute.
— Que s’est-il passé ?
— Une autre fois petit renard.
L’alpha posa une bise sur son front et se leva. Elle irait au bureau aujourd’hui.
Nora ne s’inquiéta pas vraiment l’absence de ses deux trouble-fêtes favoris ce lundi matin. Elle était trop prise par la tornade de réunions. Et rien n’allait. Budget, RH, tout le monde voulait que son équipe ponde WOD3 sans lui donner aucun moyen correct pour le faire. C’en était trop. Elle congédia les stagiaires, renvoya Cléo et Emilie chez elle et prévint Morgan et Sasha de ne pas venir. Il était temps.
— Qu’est-ce que tu dis d’un restaurant ce soir ? Pourquoi ? Parce que ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu, voyons. Moi me moquer ? Que nenni… 20h ? Alors à ce soir.
Nora raccrocha et ouvrit la fenêtre. Le taxi fila jusque chez elle alors que son esprit peaufinait ses derniers arguments. En rentrant, elle eut un petit sourire à la fois surpris et coquin. Le collier et la laisse habituellement pendus à l’entrée n’y étaient pas.
— Tu as bien fait de ne pas rentrer trop tôt chez toi.
Nora s'assit à califourchon sur les genoux de la jeune femme qui lisait sur son canapé. Elle glissa deux doigts sous le collier attaché à son cou, tirant doucement pour amener son visage à elle et, ses lèvres à un souffle de distance, susurra :
— J’ai besoin de me détendre…
Les oreilles plaquées en arrière, les crocs sortis, prête a grogner, la doberman résista contre la lanière de cuir.
— J’aime quand tu fais ton sale cabot.
Nora l’embrassa sauvagement, empoignant le collier plus fermement. Sa langue jouait, ses dents affamées mordaient. Edith se laissa dominer, enivrée. Et frustrée. Encore aujourd’hui, elle détestait autant qu’elle l’aimait le plaisir qu’elle avait à toujours revenir vers cette alpha.
La panthère entortilla sa main autour de la laisse, la saisissant au plus proche de l’attache et força la doberman à se lever, la tirant jusqu’à la chambre. Elle marchait à reculons, caressant d’un regard épicé le corps à moitié nu sous un pyjama déformé. Une peau qu’elle savait laiteuse et tendre sur des muscles fermes. Une peau qui avait encore la marque des cordes de la veille.
— Retire ton haut.
Edith s’exécuta.
— Ah ah, pas trop vite. Profite.
Se savoir désirée, dévorée sans même être touchée, était le genre de sentiment qui avait rendu Edith accro. Et se languir. Être consumée par l’impatience sans jamais savoir quand la caresse viendrait.
— Assise.
Edith s’assit.
Nora s’approcha.
Cette démarche coulante de chat.
— Déboutonne mon chemisier.
Edith leva ses mains fiévreuses vers le col.
Nora lui donna une petite tape sur les doigts
— Profite, j’ai dit ! Voilà. Bon chien…
Deux mots qu’Edith détestait. Deux mots qu’elle aurait tous faits pour entendre.
— Embrasse-moi.
Edith abandonna sa tâche pour se pencher vers la peau hâlée de Nora. Profite, pensa-t-elle. Elle huma les phéromones poivrées. Frissonna. S’avança un peu plus pour poser ses lèvres entre les deux seins à peine découverts.
— Continue.
Nora tressaillait chaque fois que la bouche se posait sur son ventre avec douceur. Tout juste perceptible. C’est ce qu’elle aimait de ce chien. Sa contradiction. Sa douceur agressive. Elle glissa la main dans ses cheveux, tira gentiment sa tête vers l’arrière. Se pencha. Renifla les phéromones suaves de l’oméga.
— À quoi va-t-on jouer aujourd’hui…?
— Laisse-moi te détendre.
— Tu crois pouvoir me faire jouir ?
Question piège. Edith savait que Nora ne lâchait presque jamais prise. Elle se redressa vivement, galvanisée par le défi, arracha le reste de la chemise. L’embrassa avec fougue plaquant leur poitrine nue l’une contre l’autre.
— Quel chien sanguin ! Soit. Si tu y arrives, je t’emmène avec moi ce soir.
Edith ne savait pas ce qui l’attendait, mais l’idée l’amusa.
Et elle fut habile. Elle savait qu’il fallait jouer de patience et de lenteur pour avoir Nora. Elle rongea donc son frein, la cajola, l’embrassa, couvrit son corps de toute la tendresse qu’il lui fallait pour se détendre réellement pour enfin commencer son véritable travail. Point de jouet. Seulement l’habilité de sa langue.
Nora se laissa emporter.
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