Chapitre 12, négociations
— On va où ce soir ?
— Je dine avec Erwan Crodargen.
Edith leva brusquement les yeux de son livre. Elle pouvait voir le reflet de Nora se préparer dans la salle de bain attenante à la chambre.
— Le frère de Morgan Crodargen ?
— Comment tu connais ce chien-là ?
— Ma meilleure amie s’en est entichée…
Nora glissa une tête amusée en dehors de la salle de bain.
— Quoi ?
— Le monde est si petit. Oui c’est bien son frère.
— Qu’est-ce que te veut cet ultra ?
— Je vais le demander en mariage.
Cette fois, Edith bondit du lit et se planta devant Nora. L’alpha l’ignora, continuant à poser avec précaution son rouge à lèvres. Un terre de Sienne assez mat qui mettait à lui seul tout son visage en valeur.
— C’est quoi cette histoire ? Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
Nora arqua un sourcil et se tourna vers l’oméga.
— Pourquoi t’en aurais-je parlé ?
Edith referma la bouche. Nora pinça la sienne, moqueuse.
— Serais-tu jalouse petit chien ?
— Certainement !
Edith ne retint pas sa tête de chien et fit volteface.
— Je ne viendrais pas ! C’est hors de question que je te serve de trophée.
Nora passa devant elle pour aller à sa penderie et enfila la robe qu’elle avait achetée avec Morgan.
— Pourtant quel splendide trophée tu fais…
Un bruit à mi-chemin entre le couinement et l’aboiement échappa à Edith. Nora la rattrapa avant qu’elle n’arrache son collier, consciente qu’elle était allée trop loin.
— Excuse-moi Edith.
— Lâche-moi.
— Ça m’a échappé.
— Lâche-moi !
La doberman se libéra brutalement et lui jeta laisse et collier aux pieds.
— Emmène un autre chien avec toi ! Je suis sure que tu en as des plus dociles dans ta liste !
Sur ces mots, Edith quitta chambre et appartement, ne reprenant sa tête humaine qu’une fois dehors. Les larmes lui vinrent sans même qu’elle ne sache pourquoi et elle rentra chez elle, la pluie pour seule compagnie. Elle détestait sentir le chien mouiller.
Le taxi déposa Nora devant un hôtel cinq étoiles au rez-de-chaussée duquel était installé un des meilleurs restaurants gastronomiques de la ville. Le départ d’Edith l’avait fortement contrariée et elle ne parvenait pas à se débarrasser du sentiment. Elle avait bien pensé à appeler Clothilde, le magnifique colley qui aurait fait n’importe quoi pour elle, mais le problème était justement là. Elle avait aussi pensé à Arya, une berger allemand au caractère bien trempé, mais ça n’aurait fait qu’exacerber sa contrariété.
Elle ruminait encore lorsqu’on la conduisit à sa table, mais la vision rayonnante d’Erwan lui fit tout oublier dans l’instant.
— Tu es magnifique ce soir Nora.
— Ne le suis-je pas tous les soirs ?
— Évidemment, mais je n’ai pas le plaisir de le constater.
Erwan lui prit sa veste bleu marine, découvrant sa nouvelle robe ambrée, ce qui l’étourdit une seconde. Il se reprit et tira la chaise à l’intention de Nora. La panthère laissa courir son regard séducteur sur le corps athlétique du loup. Son visage taillé au couteau qui rappelait un peu les traits de Morgan et cette même chevelure anthracite méchée de blanc qu’avaient tous les membres de l’échine noire. Cela dit, contrairement à sa sœur, ses yeux clairs affichaient une joie permanente et son sourire affable le rendait bien plus séduisant.
— Alors, que me vaut le plaisir de ce diner ?
Nora le laissa languir un peu tandis qu’elle examinait la carte des boissons.
— Peut-être que j’ai quelque chose à te proposer.
— Ah ! Si nous devons parler affaires, il faut attendre au moins le plat pour commencer à débattre.
— Avez choisi messieurs, dames ?
— Je vais vous prendre un verre de Château La-haute-tour 1988, commenta Nora.
— Et moi, un Château Montobscur de 1968.
Le serveur acquiesça et revint presque aussitôt avec les deux verres de vin. Il ne fallut pas attendre que l’alcool commence son travail pour que la conversation soit agréable. Erwan et Nora s’étaient toujours entendus. Elle considérait ce loup-là comme son meilleur-amant, aurait-elle dit. Un ami d’enfance qu’elle aimait avoir dans son lit de temps à autre. Ils parlèrent de souvenirs de jeunesse, rirent beaucoup, parlèrent de Morgan, rirent encore jusqu’à ce que les plats soient servis.
— Bon, j’imagine que tu n’es pas là pour me parler de ma petite sœur, quand bien même je suis ravi de savoir qu’elle est en route vers le bonheur.
— En effet. Ton esprit est-il prêt à entendre ma proposition ?
— Tout dépend de la réponse que tu penses obtenir. Si c’est oui, fais-le maintenant tant que je salive. Si c’est non, attends que je sois occupé par mon assiette.
— Que dirais-tu que l’on se marie ?
Erwan reposa sa fourchette. Il hésitait à rire.
— Tu veux que je t’annonce ?
— Diable non ! Il est hors de question que je devienne une Crodargen et me coltine votre nom où que j’aille. Non, je parle d’un simple mariage.
— Un simple mariage, hein… ? Et qu’est-ce que tu y gagnes ? Parce que moi, je sais ce que j’y gagne, mais toi ?
— De l’argent, la notoriété de ton nom et de tes entreprises et, non pas des moindres, une paix familiale.
— Et moi qui croyais que tu m’aimais…
— Oh, tu sais que je t’aime loulou.
Erwan rit franchement cette fois.
— Donc tu as décidé de céder à ton père.
— Ce n’est pas tout à fait ça, mais une pierre deux coups.
Erwan savoura une nouvelle bouchée de sa viande avant de s’adosser à sa chaise. L’idée lui plaisait. Aussi inopinée fut-elle. S’unir à Nora c’était faire une alliance avec les entreprises Nébulinae et s’il pouvait annoncer un tel accord au repas de famille, il était presque certain de gagner assez de poids pour être choisi en temps que futur chef de meute. Mais cela dit, outre l’aspect politique, largement calculé par Nora, il le savait, l’idée d’être marié à cette incroyable femme l’enorgueillissait. Il ne se leurrait pas sur l’union libre que leur mariage pourrait être, tant du côté de Nora que du sien, mais à la différence de tout ce qu’il s’était imaginé, il pourrait aimer sa femme. Il se rappela la réponse qu’il avait donnée au journaliste. Cheesy et enamourée. En réalité, il était peut-être un des rares Crodargen à être si peu loup. Il aimait trop les femmes et leur corps. Comme Nora. Et ni l’un ni l’autre n’aurait fait cette concession pour un mariage. D’où l’intérêt d’accepter. Il n’aurait pu rêver mieux. Il se fâcha même de ne pas y avoir pensé lui-même.
— Je dois y réfléchir.
— Tu vas me faire croire que tu n’as pas déjà pris ta décision ?
— Peut-être. Mais ma tête froide fait de moi l’excellent homme d’affaires que je suis. Je ne peux d’ailleurs accepter ta demande sans savoir ta réelle manigance.
— LogiCro.
— Notre entreprise d’informatique ?
— Ne trouverais-tu pas intéressant que vous vous lanciez dans le monde du jeu vidéo ?
— Et me faire manger tout cru par les requins de chez Ubiwheal et Électronic Sharks ?
— Sauf si tu prends ta place en t’imposant dès le début ?
Erwan plissa les yeux. Il aimait le regard narquois de Nora et patienta jusqu’à ce qu’elle ait terminé de mastiquer sa bouchée. Elle but la dernière gorgée de son verre, en réclama un deuxième, puis repris enfin ses explications :
— Rachète la licence de War of Dragons et mets-moi à la tête du nouveau département de jeu vidéo de LogiCro.
— Tu es folle.
— J’ai avec moi une équipe de développeuses qui, avec les moyens adéquats, feront des miracles.
— Qui te dis qu’elles te suivront ?
— Parce qu’elles comme moi nous fichons pas mal de la boite pour laquelle nous travaillons. WOD est notre bébé. Un bébé qu’ils sont en train d’étouffer parce qu’ils ont aucune idée de ce qu’ils font !
— Et toi tu sais ?
— Te moquerais-tu de moi ?
Bien sût qu’il se moquait d’elle. Il n’était pas arrivé où il était sans quelques conseils avisés de sa part. Nora était une excellente négociatrice et la place de cheffe d’entreprise lui siérait parfaitement. Elle n’était d’ailleurs pas à la tête des Nebulinae parce qu’elle était assez têtue pour vouloir monter seule son propre empire. Il n’avait aucun doute sur le fait qu’elle l’amadouait en disant vouloir devenir seulement cheffe de branche chez LogiCro, mais il y avait fort à parier qu’elle négocierait une certaine forme d’indépendance dans le contrat final.
— Tu aurais pu me demander tout ça sans que l’on se marie.
— C’est vrai. Mais j’aurais dû alors me fâcher avec mon père, ce que je ne souhaite pas, et donc trouver un autre candidat convenable. Que de travail alors que je t’ai toi. Et n’aurais-tu pas été un peu jaloux que je me marie à un inconnu ?
Erwan ne lui fit pas le plaisir de répondre. Ce chat était un véritable diablotin.
Morgan se laissa rattraper par Sasha et toutes les deux firent en roulé-boulé dans les fourrés, le poil couvert de branches et d’humus. La renarde s’ébroua, laissant échapper un petit aboiement satisfait. Elle s’assit, un peu haletante, et regarda avec admiration Morgan se secouer. Elle voyait enfin sa métamorphose complète. Un immense loup de presque un mètre au garrot au poitrail puissant. Sa tête était de ce poil gris presque noir qui continuait sa course le long de son échine pour s’éclaircir à la queue, tandis que sa mâchoire, sa poitrine et son ventre étaient d’un beau gris clair qui scintillait aux endroits où le soleil trouait le toit de la forêt. Un loup d’argent. Sasha eut envie de l’entendre hurler. Elle bascula la tête en arrière et émit un ululement un peu comique qui n’avait rien à avoir avec un cri de loup. Morgan se redressa et couina doucement, ce que la renarde prit pour un rire moqueur. Sasha insista et recommença. La louve s’assit alors, bascula la tête, hurla. C’était doux. Mélodieux. Loin du pleur auquel Sasha s’attendait. Il y avait des modulations agréables à son oreille, même si elle ne les comprenait pas. On eut dit que la louve chantait. Lorsqu’elle s’arrêta, Morgan devina sans difficulté l’émerveillement qu’elle lisait dans les yeux de sa renarde. Elle frotta son museau le long de son flanc qui commençait à perdre son pelage blanc d’hiver et reparti en courant.
Un petit garçon se promenant non loin du sentier, flânant oisivement alors que sa mère, très concentrée à chercher des champignons, racontera qu’il avait vu passer au loin un renard pourchassé par le grand méchant loup. Il assurera qu’il les avait vus comme il voyait sa mère lorsque celle-ci s’amusera de son imagination. Il aurait trouvé oreille attentive chez un promeneur un peu plus loin, photographe amateur, qui s’émerveilla de voir passer ces deux magnifiques créatures. Au printemps, appareil photo à la main, il venait tous les jours dans ces bois protégés des chasseurs où les alphas et omégas pouvaient y courir à loisir.
La nuit tomba sur la forêt alors que Morgan et Sasha étaient blotties l’une contre l’autre. Dormir à la belle étoile dans sa peau de renarde était quelque chose que Sasha n’avait jamais fait, pas même enfant. À sa manière de chercher un endroit confortable, elle comprit que la louve, elle, ne s’en était pas privée. Soit. Cela pouvait être amusant. Elle rabattit sa queue contre son museau et s’endormit, la tête de Morgan posée sur la sienne.
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