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Je lisais ma tablette dans un apaisement relatif quand la porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois Anaïs vint s’asseoir au bord de mon lit, ce qui est fort déplacé pour une femme honorable, vous en conviendrez.

— Lorenzo, j’ai besoin de savoir. Dis la vérité.

— Je dis toujours la vérité !

— Tu as couché avec Delphine !

— Non. On a parlé, c’est tout.

— Pourquoi aurait-elle menti ?

— Elle en a marre de toi. Remarque, sans vouloir t’offenser, ça peut se comprendre. Je dis ça, je dis rien.

Anaïs me regarda avec l’air de celle qui aurait bien voulu m’ouvrir le crâne avec un ouvre-boite pour y chercher la vérité. Quoi ? Vous me dites que c’est de la torture mentale ce que je lui raconte ? Qu’importe la vérité ? Si c’est pour vous pourrir la vie, elle est nuisible et contre productrice.

— De toute façon, elle est homo, elle couche pas avec des mecs, ajoutai-je, me replongeant dans ma lecture.

— Ça veut rien dire, ça ! s’impatienta la blondinette, détournant la tablette de ma vue.

— Bah si quand même…

— Tu veux coucher avec moi ?

— Non, mais non merci !

— Tu ne veux pas coucher avec moi ?

— Never.

— C’est quoi ton problème ?

— Je t’aime pas du tout.

— T’es pas sérieux, là ? Quel rapport ? On s’en fout, c’est pas une question de sentiments mais de baise. Allez viens…

— Non je t’ai dit. Sors de ma chambre, va te palucher si tu as tes chaleurs.

Visiblement très contrariée Anaïs me prit au collet.

— Tu joues avec mes nerfs, hein, ça t’amuse ?

— Tu délires !

— C’est quoi ton problème ? T’es impuissant ?

— Laisse-moi ! T’es une grande malade, Anaïs.

— Je te sucerai, bordel ! T’as pas envie ?

— Ça marche pas comme ça. Tu comprends rien…

— Bah explique ? Je te plais pas ?

— Voilà.

— Je te plais pas ? Salaud !

— Et aussi…

— Mais quoi, bordel, crache le morceau ou je te tue !

— T’es de gauche, t’es socialiste, t’es trop Française. Je supporte pas…

— Oh le con !

Hors d’elle, elle se jeta sur moi et entrepris de me bastonner à califourchon, m’écrasant les burnes, faisant voler ma pauvre tablette, comme une valkyrie lesbienne qu’elle était, pleine de rage et de fureur contre l’Homme. Je payai pour tous les autres types, j’étais la victime expiatoire. Et ce qui devait arriver, arriva. Un craquement terrible se fit entendre, c’était le doigt de Dieu qui s’était abattu sur elle en cet instant tragique pour marquer sa désapprobation : le lit s’effondra sous notre poids. Cela calma incontinent la furie.

— Enlève tes mains de mes seins !

D’une poussée ferme, je dégageai la pimbêche de moi.

— J’espère que t’as bien profité, parce que c’est tout ce que tu auras de moi, fis-je, me levant.

— Oh putain, grand-mère va me faire une scène… Elle va pas s’en remettre… Elle y tenait à ce lit, à tout ce qu’il y a dans cette chambre…

— C’était la chambre de qui ?

— De son fils… Il est parti dans le sud… Loin… Très loin… Elle ne le voit jamais. C’est une longue histoire.

— Faut toujours s’éloigner des vieux, sinon, ils te bouffent ta vie.

— Comment tu fais pour être insupportable tout le temps ?

— Pfff ! Parce que je dis ce que je pense ? Tu es hypocrite comme tous les socialistes… La bien-pensance tue l’intelligence… Il faut adapter les idées aux faits et pas l’inverse. Ça marche pas.

— Hein ? Tu… Hé, je te parle ! Où tu cours encore ? Tu vas pas t’en tirer comme ça ! Lorenzo !

— Je vais chercher les outils. Il y a encore un truc à réparer.

— On verra ça demain !

— Je vais pas dormir par terre !

— Viens, on partagera mon lit.

— On m’a déjà fait le coup…

— Et ?

— Et, rien.

— Tu as couché avec Delphine, espèce de salopard.

— Nan. Je t’ai déjà expliqué. Lache l’affaire.

À coup de visseuse et de grandes vis dépareillées, je retapai le lit, aidé d’Anaïs, très remontée qui grommelait des jurons et ne parvenait pas à calmer son alacrité contre moi. Le travail terminé, elle s’en fut, pleine de rancune et de mépris.

Je me recouchai et songeai. Avais-je envie de baiser l’Anaïs. Certes. Mais pas comme ça. J’aime désirer une femme, me donner un peu de mal pour la conquérir. Il me faut du challenge. Et surtout… J’avais perdu Liliane et cela me faisait quelque chose. Comme si la perdre lui donnai plus de valeur et me faisait prendre conscience de sentiments… Quelle importance cela pouvait-il avoir de la tromper à présent ? C’était comme plus injuste.

Je songeai à Delphine, si douce et affectueuse. Qu’avait-elle bien pu raconter à Anaïs pour la mettre dans un état pareil ?

La porte s’ouvrit doucement, mais ne put s’empêcher de grincer. Anaïs entra marchant sur la pointe des pieds, vint jusqu’au lit et me poussant sans ménagement, se coucha près de moi. Je songeai que d’un coup de fesse, je pouvais la dégager de la couche minuscule. Mais je suis poli. Je restai quoi.

— J’arrive pas à dormir, fit-elle. Tu m’énerves à un point…

— Pourquoi tu viens me voir, alors ? T’es maso ? Retourne dans ta chambre.

— J’ai besoin de parler…

— Bah parle…

— Non toi.

— Tu veux que je te raconte ma nuit avec Delphine.

— Par exemple…

— Je l’ai défoncé la Delphine. Je lui ai travaillé l’oignon, sodomisée comme une chienne, sans lubrifiant…

Anaïs se redressa comme mue par un ressort, se jeta sur moi et la bagarre reprit de plus belle. Elle voulait ma peau, venger toutes les femmes de la terre des sévices masculins accumulés depuis l’aube des temps, parce que la copulation est en définitive une agression dans notre civilisation. Les baffes pleuvaient drues, les morsures, les griffades, les coups. Tout ce qu’elle avait en stock y passa. Je songeai que le lit allait encore s’effondrer et que j’aurais passé une meilleure nuit dans ma voiture. Les vis résistèrent plus que la force de la pauvre fille trop maigre qui ne mange pas de viande.

Elle resta sur moi, inerte, essoufflée, accablée de frustration : elle avait oublié de prendre un canif pour me saigner et ne se le pardonnait pas.

— Lorenzo…

— Quoi ?

— Tu bandes !

— Forcé. Ta foune me chatouille le sgeg. C’est physiologique…

— Baise-moi et c’est marre.

— Nan. Je peux pas. Ce serait pas bien.

— Mais pourquoi ?

— Pour Delphine.

— Putain, tu m’auras tout fait !

Elle s’écarta et s’allongea contre moi dans le lit minuscule. Nous restâmes silencieux. Je commençai à m’endormir.

— Lorenzo…

— Quoi ?

— Dis-moi ce que tu as raconté à Delphine.

— Des trucs…

— Vas-y.

Je n’avais pas vraiment beaucoup parlé avec Delphine. Que dire à Anaïs, un tant soit peu réaliste et crédible ? Une idée amusante me vint. J’aime piquer les femmes plus que les baiser je le crains. Les pousser à bout, voilà qui m’excite. Je repris d’une voix posée et doctorale :

— Un test de psy que je fais passer à des candidats dans les grandes entreprises.

— Quoi ? Mais… T’es psy ? s’étonna Anaïs.

— Des documents en attestent.

— Tu te fais passer pour…

— Je suis consultant. Je consulte. Je suis expert en psychologie comportementale…

— Rien ne t’arrête ? Tu es fondamentalement malhonnête en fait.

— Il faut bouffer tous les jours. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins, Karl Marx.

— Je t’interdis de…

— Tu veux faire le test ? Ça t’en apprendra beaucoup sur toi, sur ce que tu es réellement. Mais est-ce que tu veux vraiment savoir ?

— Tu m’impressionnes pas. J’ai pas peur !

D’un mouvement sec, elle se retourna vers moi, les yeux brillants de colère. J’étais la quintessence de tout ce qu’elle détestait : un mec, capitaliste, profiteur, jouisseur, opportuniste, individualiste, ne croyant à rien et ne respectant que lui.

— Bon, alors, commençons. D’abord, en préambule, à la manière Suisse, je précise qu’il n’y a pas de mauvaise réponse, tu dois répondre spontanément, sans réfléchir. La spontanéité est indispensable pour que le test ait une valeur interprétative. Tu me suis ?

— Oui. Vas-y !

— Sois sincère, ne te préoccupe pas de ce que pourrait penser l’examinateur. Sois toi-même.

— OK ! J’ai pigé ! Envoie. Tu saoules, t’es Belge et pas Suisse !

— Bien, bien… commençons. Imagine… Un train fou arrive. Sur la voie, des gens qui seront écrabouillés si l’on ne fait rien. Si tu actives l’aiguillage, tu peux les sauver… Que fais-tu ?

— J’active l’aiguillage !

— Sur l’autre voix, celle sur laquelle tu envoies le train, des gens que tu connais…

— Ah… mais…

— Résumons : sur la première voie, beaucoup de monde, sur l’autre, quelques proches à toi, genre mémé, Gaston et Delphine.

— C’est vraiment tordu, ton truc !

— Le train arrive… Tu actives l’aiguillage, tu ne fais rien ?

— Je peux pas ! C’est pas possible de choisir...

— Le train… Le train… Il fonce. Tu vois les gens qui ignorent le danger…

— Je peux pas… C’est pas possible !

— Bien, bien… Je vois.

— Tu vois quoi, espèce de sadique ?

— Reprenons. Donc, toujours, le train qui arrive, sur la voie principale des travailleurs, sur l’autre, Lorenzo… Tu fais quoi ?

— J’active l’aiguillage !

— Lorenzo est écrabouillé sous tes yeux. Mais tu as sauvé beaucoup de monde. Bien, bien.

— Je suis une salope, c’est ça ?

— Ce n’est pas aussi simple. Poursuivons. Un train arrive, il fonce. Sur la voie, des gens…

— Mais putain, qu’est-ce qu’ils fichent là ? C’est invraisemblable ton truc !

— C’est une situation hypothétique !

— C’est débile !

— Tu veux continuer ?

— Oui !

— Sur la voie, des gens qui seront écrabouillés si l’on ne fait rien. À côté de toi, il y a un gros qui mange un kebab. Pousser le gros stopperait le train et sauverait les gens. Tu fais quoi ?

— C’est dégueulasse ! Je…

— Tu pousses gros ?

— Je… ne sais pas.

— Le train arrive. Décide-toi.

— Putain ! Je pousse le gros !

— C’était un père de famille, un Français…

— Oui, bah, j’ai sauvé plein de gens !

— Bien, bien.

— Arrête avec des « bien, bien ». Je sais très bien ce que tu penses.

— Ce que je pense n’a aucune importance. Ce qui compte c’est la résonance que tout cela a sur toi.

— Tu me retournes le cerveau… Tu es… Mais qui es-tu ?

— On finit le test ?

— C’était pas fini ?

— Non. Il reste une option.

— Quoi ?

— Le train arrive. Tu peux choisir : pousser le gros ou sauter sur la voie pour stopper le train. Tu choisis quoi ?

— Je… C’est impossible. C’est tordu… Je… Je… Je peux rien faire ! Je fais rien ! Merde.

— Bien, bien. Beaucoup de morts.

— Et toi, tu aurais fait quoi ?

— Moi, je ne fais pas partie de l’équation. Je suis l’examinateur.

— C’est trop facile ! Tu te défiles, hein ? Comme pour me dire la vérité sur Delphine et toi… Réponds, sois pas un lâche !

— Moi ? Je pousse le gros, bien sûr. C’est évident que maigre comme tu es, cela ne suffira pas à arrêter le train. Réfléchis un peu. Bonne nuit.

Ce qu’il se passa ensuite ? Anaïs regretta d’avoir sacrifié Lorenzo en activant l’aiguillage. Elle avait bon cœur, il suffisait de savoir écouter.

Il y a du bon en l’homme. Pas beaucoup, mais un peu quand même. Pris séparément, ils sont convenables, en groupe, ils sont nuls.

L’aurore qui naît de bonne heure, comme dit Homère, me trouva dans les bras d’Anaïs qui avait oublié que j’étais un monstre, sans doute trop fatiguée par un excès d’émotions.

Je l’abandonnai pour aller à la cuisine où mémé s’affairait à faire le café. Comme tous les vieux, elle dort mal et peu. Elle n’en finissait pas de me bénir d’avoir réparé le chauffe-eau.

Je mangeais mes mouillettes avec grand appétit. J’avais de la route à faire ; j’avais décidé de retourner en Belgique pour parler à Liliane et plaider ma cause. C’était jouable.

— Mon fils, dis-moi la vérité, fit-elle.

— Quoi, la mère ?

— Tu n’es pas le copain d’Anaïs, hein ?

— Nan. J’ai une famille en Belgique. Enfin, ma femme m’a viré… Mais…

Un voile de tristesse passa sur les yeux de la vieille.

— Remarque, je m’en doutai… fit-elle. C’était trop beau pour être vrai. Pourquoi ta femme t’as viré ? Tu es trop cavaleur ?

— Moi cavaleur ?

La vieille éclata de rire.

— Si elle n’est point idiote, elle te reprendra, ta femme. Sinon, tu en trouveras bien une autre… Tu n’es pas du genre à rester sur un échec.

— Voilà une bonne philosophie, mémé. Toujours se relever.

— Oui ! Mon pauvre Gaston était comme ça !

Anaïs fit son entrée, les yeux pleins de sommeil et se servit une tasse de café.

— De quoi vous parliez ? fit-elle.

— Gourdasse ! fit mémé, consternée de sa petite fille.

— Mais quoi ? Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Lorenzo, qu’est-ce que tu lui as encore raconté ? Je te parle ? Tu cours où comme ça ?

J’avais à faire, je n’avais pas le temps. Anaïs me regarda partir par la fenêtre avec un peu de tristesse. Enfin, c'est ce qu'il me sembla. Elle avait tellement de choses à dire et moi si peu de patience pour l’écouter.

Bzzzz !

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