22
On arriva dans le quartier des bureaux et appartements de luxe avec impôts confiscatoires que seuls les nantis expat’ peuvent se payer. Les Frankaouis, eux, vivent dans des gourbis, manifestent dans le froid pour réclamer du pain et pas de la brioche, et se font taper par la Police Française, c’est Français, c’est… Vous la connaissez ? Bref, fichez le camp en Belgique, je dis ça, je dis rien.
Lisbeth s’engagea dans un parking souterrain plein d’échos et glacial à souhait. Elle m’observait avec un visage dur et fermé. Souvent les femmes me détestent, va savoir pourquoi. Elle appela l’ascenseur.
— Je monte pas là-dedans, fis-je.
Il faut savoir que « le Lorenzo » ne monte jamais en ascenseur, il a peur d’y rester coincé et piégé comme un rat, il ne supporte pas de perdre le contrôle total de la situation.
— C’est une blague, fit Lisbeth. C’est au 20 ième !
— Je prends l’escalier…
— Tu veux te taper 20 étages ? C’est quoi ton problème ?
— J’ai peur dans l’ascenseur !
— Mais quel con ! Viens ici ! Lorenzo !
— Jamais de la vie, je monte là-dedans !
Malgré mes protestations, sans la moindre compassion, elle me poussa dans la cabine et… les portes se refermèrent. La petite musique crispante se fit entendre.
— T’as décidé de me pourrir la vie, toi, fit-elle.
— Non, c’est toi !
— Tu sais, j’arrive pas à décider si t’es con ou très con.
— Je veux descendre !
— Il va me faire une crise, ce malade !
Poussé par une incontrôlable phobie, j’appuyais sur tous les boutons du panneau et l’inévitable se produisit : BIIIIIIIIP ! La cabine stoppa, la lumière s’éteignit et finalement une ampoule jaune de secours s’alluma. C’était la panne. Immobilité mortelle.
— Mais c’est pas possible ! s’exclama Lisbeth. T’as fichu l’ascenseur en panne !
— C’est pas moi, j’ai rien fait ! Comment ça s’ouvre ! J’étouffe ! À moi !
— Il va se calmer, le maboul !
— Lâche-moi, la vilaine !
— Arrête d’appuyer sur tous les boutons ! Respire !
— On va manquer d’air !
Pendant quelques minutes, ce fut un peu brouillon entre Lisbeth et moi. Quelques baffes volèrent, des coups de poing, des étranglements, des insultes, des morsures, des griffades. Puis un apaisement. Assis par terre, chacun dans un coin, nous nous regardions, nous nous détestions.
— Un jour, je te ferai la peau, Lorenzo.
— Pfff ! Toi ? Tu t’es vue ?
— J’ai buté mon tuteur !
— T’as un tuteur ?
— Bah ouais… Mes parents… Ça te regarde pas…
— Buté comment ?
— Buté !
— Il est mort ?
— Non. Juste enterré.
— C’est rude. Il le vit bien ?
— Tu le fais exprès ?
— Je te crois pas, c’est tout.
— Pourquoi ?
— T’es pas en prison ?
— Absence temporaire de discernement suite à un traumatisme psychologique majeur. J’ai passé quelques mois en hôpital psy… J’en suis sortie, je suis guérie.
— Pourquoi on t’a laissée sortir ? Il a de la merde aux yeux ton psy ?
— Lorenzo !
— Nan sérieux, t’as pas tes facultés ma pauvre. Même un demeuré peut le voir.
— Faut croire que si.
Un silence se fit. Lisbeth méditait contre moi. J’étais dubitatif.
— Pourquoi tu l’as buté ? demandai-je par courtoisie.
— Il m’avait violée.
— Je comprends pas.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
— Il t’a fait quoi ?
— Il m’a baisée comme une chienne alors que j’avais 16 ans ! C’est clair ? fit-elle joignant le geste à la parole ce qui était tout à fait déplacé chez une fille.
— Mais nan…
— Quoi encore ?
— Ça se peut pas.
— Comment ça, « ça se peut pas » ? Si je te le dis !
— C’est pas possible.
— Et pourquoi ça ?!
— T’es trop…
— Putain, si tu le dis encore, je te fume Lorenzo, je tire !
— Tu vois ! T’es grave malade toi !
— Je suis guérie ! Enfin… Je l’étais avant de te rencontrer...
— Nan.
— Tais-toi ! Tais-toi ! Il me rend folle ce mec !
Nouveau silence pesant. Les minutes passaient, l’angoisse montait. On allait mourir c’était sûr. Ne jamais monter dans un ascenseur. Finir comme ça, quelle misère. Je songeais que j’étais trop jeune, que je n’avais pas atteint mes objectifs de vie. Et aussi, beaucoup de questions existentielles me taraudaient l’esprit.
— Dis-voir, tu dis que sexuellement, il t’a fait des trucs ?
— Oui !
— Nan mais attends… Comment…
— Plus un mot !
Je restai silencieux encore quelques secondes. Puis, au moment d’ouvrir la bouche pour demander encore des éclaircissements, elle me fit un geste déplacé avec son majeur.
— C’est quoi qui te tracasse chez moi ? demanda-t-elle dans un sursaut d’agacement.
— Tes cheveux…
— Quoi, c’est très mode !
— Heu… La couleur j’aime pas. T’es rasée derrière, t’as pris feu ?
— Espèce d’ignare.
— Bah t’es vachement maigre. T’as pas de nichons.
— Je te signale que je plais beaucoup à des mecs et des filles !
— Mais nan.
— Mais si !
— Dans tes rêves.
— Je ne sais pas pourquoi je parle avec toi. T’es qu’un gamin en réalité. On va attendre en silence c’est mieux.
— OK d’ac.
— Plus un mot.
— OK d’ac.
— Silence.
Le silence retomba, pesant, languissant, insupportable pour tous les deux.
— En fait t’as envie de me baiser, c’est ça ? siffla-t-elle.
— Jamais. T’es trop bizarre.
— Menteur. C’est ça qui te tracasse. Alors, je vais te dire, avec toi, jamais !
— Bah, ça m’arrange. Parce que… Non, je pourrai pas. T’es trop…
— Ça suffit !
On se regarda avec méfiance de longues minutes.
— T’as vraiment une femme ?
— Bah oui, Liliane. Elle est gentille, elle m’aime !
— Fais voir une photo.
— J’en ai pas… Je sais, c’est bizarre, mais j’en ai pas. D’ailleurs je m’étais promis de… Si jamais je sors d’ici…
— Mais bien sûr qu’on va sortir de cet ascenseur !
— On va mourir là, faits comme des rats.
— T’as vraiment l’ascensumophobie ? Toi t’es complètement barjo !
— J’ai pas de phobie ! J’aime pas l’ascenseur, c’est tout ! Il y a plein de gens comme ça. C’est très courant.
— Heu, non. Tout le monde prend l’ascenseur.
Lisbeth éclata de rire. Je la détestais de plus en plus cette fille. Je me détournai d’elle.
— Alors, ta Liliane, elle en pense quoi que tu baises 1002 femmes ? continua-t-elle avec un sourire ironique et méchant.
— Elle comprend son homme et ses besoins ! Elle est trop intelligente Liliane, tu peux pas comprendre.
— Mais bien sûr.
— Quoi ?
— T’en est à combien en vrai ?
— Ça te regarde pas !
— Allez, dis-moi, ça restera entre nous.
— En réalité, j’ai pas tout compté… Mais beaucoup ! Plein. Pléthore !
— T’as pas compté ? Mais…
Elle ne put poursuivre, prise d’un fou rire.
— On baise ou on compte, pas les deux en même temps. Je baise. Au début j’ai compté… Et puis…
— Alors tu ne sauras jamais si tu as les 1003…
— C’est toute ma vie. Arrête de te foutre de moi !
Lisbeth riait, cela la rendait presque buvable. Pourquoi il faut toujours que les filles se fichent de moi ? Pourquoi ?
— Dis-voir… Tu t’es tapé la femme de Chiffon ?
— Vite fait. Ça compte pas.
— Quoi ? Explique.
— J’explique pas. Elle m’a entraîné dans un club louche avec des vieilles vicieuses. Dans le feu de l’action on fait des choses. C’est la faute de ma queue.
— Nan… Raconte ! Il faut absolument que j’entende ce délire.
— Rien à raconter !
— Ta femme est au courant ?
— En quelque sorte. C’est compliqué.
Lisbeth était plongée dans son téléphone appelant tous azimut, s’énervant avec ses interlocuteurs.
— Dis Lisbeth…
— Quoi ?
— T’as un mec ?
— Non. Les hommes… Ce n’est plus mon truc. Tous des salauds. Je supporte plus qu’un mec me touche.
— T’es lesbienne alors ? J’ai connu des lesbiennes dans la boite de Chiffon. La pauvre Delphine… elle disait comme toi et puis...
— Quoi ?
— Rien. Je pensais à des trucs de ma vie. Elle est avec une meuf qui te ressemble, Anaïs… Enfin elle était. Elles sont bizarres de toute façon.
— C’est pas bizarre ! C’est toi qui es trop vieux pour comprendre ! Et arrête de parler comme ça, tu me fous les boules. On va sortir de cet ascenseur !
Soudain Lisbeth s’agita. Elle semblait encore plus angoissée que moi. Cela me remonta le moral, bien fait pour elle.
— Putain, il faut que je pisse, finit-elle par dire avec consternation.
— Nan c’est pas possible.
— Bah si !
— Ici, tu peux pas ! fis-je dégoûté.
— Tu serais trop content, espèce de vicieux.
— Dans tes rêves ! T’es trop...
— Arrête ! Je sais pas combien de temps je vais encore tenir… Faut faire quelque chose… Ça presse. Bouge-toi !
— Bah quoi ? On est faits comme des rats…
— Cherche ! Trouve !
J’observai la trappe au plafond depuis quelques minutes. Lisbeth suivit mon regard.
— Ouais… C’est une idée ça. Tu crois que…
— On doit pouvoir ouvrir les portes de l’extérieur et sortir. Tu me fais la courte- échelle ?
— Mais il est dingue ce mec ! Tu crois que je vais te porter, tu t’es vu ? Toi, tu me portes !
— Tu sauras pas le faire...
— Je me débrouillerai ! T’inquiète, je ne suis pas plus bête que toi !
— Pfff !
— Aide-moi, vieux macho de merde !
Je hissai Lisbeth qui attrapa le loquet de la trappe et l’ouvrit.
— Plus haut ! fit-elle.
— Voilà… Voilà…
Elle s’engagea dans l’étroit passage puis grogna :
— Plus haut ! Putain, je suis coincée ! Je suis coincée !
Engagée à mi-corps, son bassin faisait de la résistance.
— Mais pousse, bordel ! Pousse !
— Je pousse, je fais que ça !
— Mieux que ça !
— Ouais bah…
— Mais pousse mon cul ! Pousse-le, espèce de mollasson !
— Que je pousse ton boule ? Mais nan… J’y mets pas les mains.
— Mais quoi encore ? C’est quoi ton problème ?
— Tu vas m’accuser de viol avec harcèlement et frottement… J’y touche pas.
— Tu vas pas me laisser comme ça, espèce de dingue ! Pousse mon cul !
Une femme qui demande ça à un homme peut-elle être honnête ? La réponse à cette question est non ! C’est simple. Je m’écartai de Lisbeth. Ne sentant plus mes mains qui la soutenait, elle s’agita, battant des jambes frénétiquement. Manifestement, elle était bien coincée.
— Lorenzo, sale Belge ! Tu vas m’aider, oui ?
— Nan !
— Revient me tenir… Oh putain, je sens que je vais me pisser dessus. Par ta faute !
— T’as pas le droit de pisser dans la cabine.
— Putain, aide-moi ! Je te filerai du fric !
— Combien ?
— Ce que tu veux, salopard !
Je revins lui soutenir les jambes. Malheureusement, la voir dans cette position grotesque me colla un fou rire.
— Le con ! Il se fout de ma gueule en plus !
— Pas ma faute.
— Écoute-moi bien, si tu pousses pas au cul, je vais te pisser dessus !
Alors, je poussais, je poussais vigoureusement et Lisbeth passa enfin. Elle disparut sur le toit de la cabine. Le fait d’être seul augmenta mon angoisse ; je ne supportais plus de rester enfermé.
Je glissai mes doigts entre les battants de la cabine et finis par les écarter. J’avais accès aux portes extérieures de deux étages adjacents. Celles de l’étage inférieur avaient un mécanisme d’ouverture manuel que j’activai et enfin je vis la lumière : j’allai pouvoir sortir ! Je remerciais Zeus, le Dieu copulateur et…
— Lorenzo ? Tu fais quoi ?
— Hein ?
La tête de Lisbeth était apparue dans la trappe.
— Mais tu as ouvert les portes ? Tu comptais m’avertir ?
— J’en peux plus. Il faut que je sorte.
— Tu vas me laisser là-haut, racaille ?
— Chacun sa merde. Tcho.
— Lorenzo !
— Mais quoi ? T’as qu’à sortir par en haut.
— J’ai juste pu me soulager… Il n’y a pas moyen ! Aide-moi à redescendre !
— Encore pousser au cul ? Nan ! Never !
— Et arrête de rire !
— Tu me gonfles, Lisbeth !
— Je t’interdis de me… Ne me lâche pas ! Tiens-moi !
— Faut savoir ce que tu veux. T’es méchante en fait. Folle et méchante. Tu marmonnes quoi ?
— J’ai jamais haï un mec autant que toi ! Jamais !
— Sérieux ?
— Tais-toi ! Tais-toi !
Redescendue dans la cabine, Lisbeth fulminait. Me bousculant sans ménagement, elle regarda par l’ouverture des portes et constata qu’on pouvait sortir sans trop de difficultés. Elle bondit dans l’ouverture sans un mot. À ce moment, un BIP résonna, la lumière normale se fit, les portes se refermèrent, la musique pénible de nouveau et l’ascenseur reprit sa progression comme si de rien n'était. J’arrivai enfin au 20 ième, accès au penthouse avec vue panoramique sur la ville du Ch’nord. Je sonnai à la massive porte en mahogany. Une bombasse atomique au regard rêveur vint m’ouvrir et me détailla de la tête aux pieds avec circonspection.
— Monsieur ?
— Lorenzo. Le Lorenzo.
Elle fronça les sourcils.
— Frédéric… C’est… Viens-voir… Vous êtes seul ?
— Elle s’est paumée, la vilaine.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je t’expliquerai… On va pas rester sur le palier à papoter, si ?
— Mais…
Je m’introduisis. Il n’y avait pas photo. Le Frédéric Chiffon avait bien fait de changer sa femme usée contre cette poupée gonflable. Au moins, il y avait de quoi y poser les paluches et elle devait couiner en stéréo avec Dolby Surround. Allais-je pouvoir réfréner l’érection que je sentais monter en moi ?
Telle était la question primordiale.
— Bébé, c’est le monsieur que tu attendais ? fit-elle tandis que le Chiffon se pointait, vêtu comme une tarlouze avec une robe de chambre arborant des motifs chinois, un vrai carnaval. Des fois, il faut bien remarquer que les gens sont complètement inconscients de leur ridicule.
On sonna vigoureusement à la porte et la nymphette alla de nouveau ouvrir. Lisbeth apparut hors d’haleine, hagarde, vision de cauchemar braillant :
— Laisse-moi passer, je vais le buter ! C’est trop là ! Perte totale du discernement ! Je suis irresponsable !
— Frédéric ! s’exclama la beauté affolée.
— Mais enfin Lisbeth, que signifie ?
— Attends, je le bute et je t’explique. Il est où, le Belge ! Lorenzo !
— Vous perdez la raison ma chère. Nous avons besoin de lui. Cette attitude n’est pas très professionnelle…
— Je m’en fous ! Il faut l’éliminer, il est nuisible, il est dangereux… c’est d’utilité publique ! il est trop con ! Con à ce point c’est… c’est… un champion du monde !
— Calmez-vous, voyons !
— Je viens de me taper douze étages à pied, bordel !
— Pourquoi vous n’avez pas pris l’ascenseur ? demanda la bimbo de sa voix de velours.
— Va prendre l’ascenseur avec ce dingo et on en reparle ! Les trucs les plus simples deviennent invraisemblables.
— Frédéric, cette femme est folle ! fit la beauté toute papillonnante des cils.
— D’ailleurs, où est notre ami ?
— Il se planque, ce pétochard ! Je vais te trouver Lorenzo et alors…
Une flûte en main et un toast de Béluga dans l’autre, j’apparus. Je n’avais rien becqueté depuis tellement longtemps… J’avais une dalle de chacal et il y avait un buffet de roi qui se morfondait tout seul.
BANG ! Ahhhhhh !
Le Bang c’était Lisbeth. Le Ahhh c’était la femme de Frédéric qui se trouvait mal. Quant à moi…
Mourir en ayant bu du Bollinger avec du vrai caviar dans la panse, il y a pire comme destinée. Avoir la classe en toute circonstance, voilà l’essentiel du gentleman golfeur. C’est moi.
Enfin, c’était.
Bzzz !
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