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« Pas de panique, c’est un attentat ! » résonna dans la grande salle à manger, plongée dans une obscurité quasi totale, rompue par place par les lampes des smartphones qui semblaient comme autant de feux follets…

Quoi ? J’ai zappé un truc ? Je n’ai pas raconté dans l’ordre ? Vous ne comprenez rien ? OK, OK… On ne s’affole pas… Hein ? Quoi ? La faute à Lorenzo avec son délire narcissique ? Lorenzo n’est pas narcissique ! On peut l’accuser (à tort) de bien des maux (mots), rien n’est plus éloigné de lui que Narcisse ! Certes, il est beau () et même en comparaison du Français moyen, le modèle castré, socialo ave la barbe de trois jours, la voix de tarlouze, toujours à découvert à la banque, on peut même dire qu’il est méchamment burné, mais narcissique… Hein ? Je parle de moi à la troisième personne ? Et alors ? Nous en avons le droit ! Nous sommes un survivant d’une espèce disparue, un artefact : un libre penseur, un impertinent, un contestataire, un non-conformiste, en résumé une anomalie dans le système. Ce que l’on appelait jadis, l’esprit Français. RLAAA !

Reprenons.

La honte était sur moi, vêtu tel un bouffon renfrogné, la perruque de guingois, le bas tombant, le col me grattant furieusement le cou, j’allais et venais avec zèle et diligence. Philou et Maryse avaient beau me demander de sourire, le mieux que je pouvais faire, c’était de montrer les crocs et en vérité, j’avais envie de mordre. Ne parvenant pas à parler, je grognais façon pitbull. Ce n’est pas que je n’aime pas les riches, le problème c’est que je ne le suis pas ! J’aime que les larbins me servent, ça me fait jouir, mais l’inverse… me donne une crise hémorroïdaire, enfin ça doit être ça vu que je n’ai pas… Enfin vous m’avez compris.

Telle était ma situation déplorable au réveillon de cette fin d’année 2023. Encore une année passée à être pauvre ! La dernière, j’en fis de nouveau le serment solennel, comme tous les ans. Seul point positif, je n’étais plus Français. Désormais, j’étais Belge, rien que ce changement administratif m’avait fait gagner dix points de QI, car l’hypocrisie alourdit la réflexion.

Je servais à boire le champagne et autres boissons abrutissantes, je portais le plateau de petits fours, avec la courbette servile qui va bien, dans un ballet parfait, mangeant un toast au caviar entre deux ravitaillements et même trouvant le temps de visiter les suites du premier étage du manoir, m’introduisant (sans vaseline) dans quelques serrures sans trouver quoi qui vaille la peine.

La comtesse Ponzzi me regardait avec un air amusé, comme beaucoup des pimbêches de l’assistance. Je ne sais pas pourquoi les femmes ont la fâcheuse tendance de se moquer de moi : la méchanceté pure, c’est probable, parce que le pauvre doit inspirer la pitié, non ? Monde de merde !

— Garçon, où sont les toilettes ?

— Prends le couloir et fie-toi à l’odeur.

— Mon brave, êtes-vous bien Belge ?

— Belge je suis, madame. Vive la république Belge !

— Oh !

— J’ai dit une connerie ?

— Monsieur, apprenez que la Belgique est une monarchie constitutionnelle ! Je m’en doutais, il a l’air basané, non ?

— Encore un immigré… Français, il a l’air…

— Nan, je le savais ! C’était pour blaguer.

— On ne plaisante pas avec la monarchie, mon brave. Vive le Roi !

— C’est fête. Pète un coup, pépé, détends-toi...

— Oh !

Voilà la misère à laquelle j’étais confronté. Et on va dire que je suis narcissique ! Si c’est pas la galère, alors qu’est-ce que c’est ? Hein ? Mais ce n’était que le début de cette soirée de merde, ce réveillon foireux.

Après l’apéritif, il fallut servir le repas à table. Les plats défilaient et cela me donnait une dalle de chacal. J’étais sur le point de me trouver mal.

— On ne trouve plus de bon personnel de maison de nos jours. C’en est dramatique !

— Tout se perd ma chère ! Je ne sais pas comment tout cela finira.

— Même quand on les paye bien, ils vous volent !

— Surtout les Français… Ces gens sont tous des voleurs.

— Ne me parlez pas des Français, ils sont odieux !

Philou me fit servir le vin parce que je becquetais dans les assiettes, j’avais trop faim. Par pur esprit farceur, je coupais le vin avec de la vodka ou du Bacardi. Cela plut énormément aux convives qui s’échauffèrent beaucoup. L’ambiance devint réellement festive, surtout que je ne laissais pas un verre vide s’ennuyer.

— Mon brave, chantez-nous un air bien de chez nous !

— Moi ?

— Oui, vous ! Et souriez un peu ! C’est la fête ! N’êtes-vous pas heureux d’avoir un bon travail, pour nourrir votre nombreuse famille ?

Me demander à moi de faire le pitre ? Je plongeais cousin, et j’entonnais sur le champ, un air typiquement Belge ou peu s’en faut :

« Filez la laine, jutez la laine,

De mes moutons dondaines,

Cousez mitaines, causez fredaines,

Pour de belles vilaines,

Dévidez quenouilles et bistouquettes,

Allumez les belles levrettes,

Bistaquez freloques et belles branlettes,

Biscottez les freluquettes ! »

Hein ? Quoi ? Ce ne sont point les paroles ? Et cet air gaillard et franchouillard n’est en rien Belge ? Vous êtes sûr ? Mé nan...

En tout cas, quelle ne fut pas ma surprise de voir l’assemblée toute gaie reprendre le refrain en chœur. Cela me fit mon bonheur. J’étais passé de laquais à bouffon et après ça on va me dire que l’ascenseur social ne fonctionne pas.

— La Maryse, viens voir, je sais pas ce qui se passe avec Lorenzo !

— Mais quoi ? J’ai ma dinde qui… Oh le con !

J’étais parti, on ne m’arrêtait plus, sur ma lancée, je lançais la farandole lubrique, la chenille à califourchon sur les chaises en beuglant :

« Saga Africa

Ambiance de la brousse

Saga Africa

Attention les secousses »

Soudain, un vieux con tout rouge se dressa drapé de sa dignité et s’exclama, comme saisit par un AVC :

— Mais qu’est-ce que c’est que cette bacchanale ! Où tout cela aurait-il fini, si je n’avais pas réalisé ? Une véritable hystérie collective ! C’est une honte ! C’est une honte !

— C’est lui ! C’est le Français !

— Monsieur, c’est odieux !

— Il nous a rendus fous !

— Il est dangereux ce serveur !

— Pour une fois qu’on rigole…

— Taisez-vous Gontran !

— Resservez-nous plutôt, au lieu de faire l’imbécile !

— Voilà, voilà… Oui, oui, j’arrive… Je vole, je coure...

J’avais senti le vent du boulet. C’était moins une.

— Lorenzo, tu vas nous faire virer ! s’énerva Maryse.

— T’es complètement barge, mon copain ! Mais qu’est-ce qu’on se marre !

— Ne l’encourage pas, Philibert ! Et arrête de boire ! Tu ne marches pas droit ! Ces hommes ! Ces hommes !

Maryse me montra le poing puis rajustant ma perruque me donna une bourrade dans le dos pour me renvoyer dans l’arène. Ses nichons n’avaient qu’une envie : se faire la malle.

Tandis que je faisais le service de la volaille :

— Mon brave, vous connaissez « Petit papa Noël » de Tino Rossi, demanda une vieillerie échappée d’EHPAD avec l’option dentier automatique.

— Nan mémé, mais je connais « Bambino ».

— Oh oui ! Bambino ! Bambino !

— Vous voulez vraiment ? Vous êtes sûr ?

— Bambino ! Bambino ! s’exclama l’assistance un brin moqueuse.

— Lorenzo ! Reviens ! Fais pas le con ! souffla Philou.

— Philibert, retiens-le ! Ça va mal finir tout ça ! Oh putain, mon soufflet qui crame !

Bordel. Imagine un mec en perruque et bas, attifé en valet de pied, qui chante « Bambino » à tue-tête en se trémoussant comme une tarlouze. Si j’avais eu mon fez et mon oud, je l’aurais fait en arabe et là… mais alors ça c’était du grand art, là, je touchais au sublime. Quoi ? Narcissique, moi ? Attends, je mérite ! Je me donne du mal quand même !

« Et gratte, gratte sur ta mandoline

Mon petit Bambino

Ta musique est plus jolie

Que tout le ciel de l'Italie »

Je fus sauvagement tiré de la lumière des projecteurs et d’une probable carrière à la télé ou au minimum à la télé-réalité, par la Maryse, visiblement très contrariée.

C’est après ça, m’éclipsant de la surveillance de la matrone que je trouvais, toujours furetant les suites, le collier diamants, émeraudes, saphirs Bulgari. J’en aurais amidonné mon caleçon.

Il faut en convenir une bonne fois pour toutes : le fric me fait plus d’effet que les femmes. C’est dit.

C’est parce que j’ai abusé de la « chose » ? Moi abuser ? Si j’étais narcissique, il y a longtemps que j’aurais dit que j’en ai eu mille et tre… Mais la triste réalité, c’est que j’ai perdu le compte, cousin.

N’était-ce pas risqué de voler cette babiole ? Ne ferait-on pas directement le rapprochement avec moi, moi le Français voleur ? Moi qu'on accuse toujours de tout ?

Tout cela impliquait de filer en France direct alors que j’étais à peine Belge. Mon esprit me disait de remettre le joyau dans son tiroir et de retourner larbiner, mais mon cœur m’en empêchait. Je calculais qu’il me faudrait foncer à Anvers pour refourguer le bouzin à un plus voleur que moi puis retour en passant par l’Allemagne, à fond sur l’autobahn pour finir en France, banlieue parisienne pouilleuse.

C’était la galère. Abandonner Liliane et les filles ? Je n’étais rien pour elles, je ne perdais rien. De toute façon personne ne m’aime en ce monde. Quoi ? Voleur ? Je ne suis pas un voleur ! Je répartis les richesses, nuance. Je suis pauvre, j’ai des droits et surtout le droit de vivre et d’être heureux.

Quoi, moi, moi et moi ? Oui. C’est vrai… Moi. Mais qui d’autre pensera à moi si je ne le fais pas ? Qui ?

Le joyau bien caché dans mon slip, je repris mon service, l’air niais du mec parfaitement honnête. On arrivait au dessert, la crème brûlée et la (mini) pièce montée chef-d’œuvre de la Maryse. J’aidais Philou à la porter et au moment de la poser à table… le noir total ! Pas un grand black, hein mesdames, ne niez pas on connaît « le » fantasme féminin, non, la lumière s’en fut et les ténèbres prirent possession de tout. D’un coup. BAM !

— Rallumez la lumière !

— Mais qu’est-ce qui se passe encore ?

— C’est pas moi ! J’ai rien fait ! J’étais là ?

— Lorenzo, tu bouffes le gâteau ?

— Une chouquette… Ça se verra pas. C’est trop bon…

— Arrête ça de suite ! Empeche-le de manger Philibert... Tu manges aussi ? Je t'entends ! Voyou !

Et le drame arriva. Une voix d’outre-tombe (sortie d’un mégaphone bon marché genre LIDL) : « Pas de panique c’est un attentat ! ». Une voix avec une intonation étrange, allongeant la fin des mots, comme une lassitude, une paresse locutrice. Je connaissais cet accent… genre que le mec qui parle à la vie devant lui, tu vois, l'illusion du temps infini des gens qui manquent d'oxygène.

— En même temps un attentat c’est pour faire paniquer les gens, non ? fit une voix féminine.

— C’est vrai, pourquoi tu dis pas de panique ? On avait dit qu’on dirait pas « pas de panique », approuva une autre meuf.

— C’est venu comme ça. S’ils paniquent ce sera la merde, non ?

— Arrête avec ce mégaphone ! s’énerva un accolyte. Ça devient ridicule !

— Et les mecs mettez-vous d’accord, il y en a qui bossent ici, fis-je avec in agacement perceptible, la bouche pleine.

Non c’est vrai, s’il y a une chose que je déteste par-dessus tout, c’est l’amateurisme. Et manifestement, on avait à faire à une bande glands et en plus, probablement Helvètes. Alors j’ai rien contre les Suisses, mais des Suisses en Belgique… faut pas pousser mémé dans les orties, cousin. Moi, je dis que les étrangers restent chez eux et pis c’est tout. On a assez de racailles comme ça.

Quoi ? Non, je ne m’énerve pas, mais avouez que quand même, il y en a qui abusent.

Je suis fatigué là… Faut que je prenne ma pause.

Bzzz !

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