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Oui, #metoo j’ai eu ma minute de gloire en cette époque de l’éphémère micro-instant. Le monde entier parla du héros Belge maltraité par la police. Tous les médias me voulaient, on me proposait du fric pour une interview ou un article. C’était la folie. J’étais dans un état orgasmique permanent. Plus besoin des femmes, je me suffisais à moi-même. L’onanisme à son stade ultime. En un mot comme en mille, je m’aimais !
Des exemples ?
Le Matin de Bruxelles titrait à la une : « On m’a détruit, on m’a fait bouffer la matraque !, l’aventure incroyable d’un homme héroïque, victime d’un enlèvement par un commando terroriste, odieusement bastonné en cellule de garde à vue. La police s’excuse et avance une regrettable méprise ! ».
La Gazette de Bruges, titra : « Encore une bavure de la police royale. Un innocent roué de coups en cellule qui reste handicapé. En exclusivité, Lorenzo Bueno raconte son calvaire : La chef adjoint Dejonts voulait ma mort ! ... ».
Le Moulinsart Herald : « Je suis handicapé à 90 % ! Je suis une loque humaine ! L’histoire tragique de Lorenzo Bueno, cet homme qui s’est sacrifié au cours d’un odieux attentat. Son avocat maître Ali Oud en appelle aux plus hautes instances de l’état et à la cour pénale Européenne des droits de l’homme. »
On m’invita à participer à des débats, à des télés réalité, à danser avec des Stars, à venir présenter la météo, à participer à des aventures tropicales. Le monde était à mes pieds.
Je marchais en claudiquant comme capitaine Achab avec sa jambe de bois, la face secouée de tics et de spasmes, le cou serré dans une minerve. Des gens émus se cotisèrent pour le malheureux dans des cagnottes en ligne. Je fus décoré des mains du bourgmestre et reçus la clé de notre bonne ville en présence de la baronne Ponzzi.
Et le lendemain… pschittt ! Plus rien. On était passé à autre chose mais mon avocat ne lâchait pas l’affaire et les procédures allaient bon train, les négociations étaient acharnées.
— Un chiffre avec six zéros, monsieur Bueno, ou je ne m’appelle pas Ali OUD !
— Fonce, ma poule, gratte le maximum !
— Signez le contrat, voulez-vous ?
— On avait dit 10 % ! Tu veux me voler ?
— On avait dit 20 % monsieur Bueno ! Ne recommencez pas !
— On avait dit 15 % !
— Ne marchandez pas avec moi ! Nous ne sommes pas au souk de Marrakech !
— Voleur ! T’en prendre à un handicapé… Tu n’as pas honte ?
— Monsieur Bueno ! Vous ferez votre cinéma aux audiences ! Nous savons tous les deux ce qu’il en est !
— Pfff !
Ne faites jamais confiance à un avocat.
Ma vie avait-elle changé ? Liliane était tout miel avec moi, probablement qu’elle culpabilisait de m’avoir abandonné comme un chien, espérant raccrocher les wagons avec son richissime ex. Mais il était passé à plus jeune.
J’avais droit à mes pancakes au sirop d’érable, à des bisous incessants et des « bibous » en veux-tu, en voilà… Mais cela ne passait pas. Non, l’homme, le vrai, a sa fierté. Je prétendais souffrir et me réfugiais dans mon bureau, seul, pour admirer mon minuscule diamant, caillou vieux de quelques milliards d’années et qui me renvoyait des photons venus d’un soleil distant de plus de 150 millions de kilomètres.
Je ne me sentais pas bien chez Liliane, je n’étais point heureux, le constat était clair. Il me fallait partir, réaliser mon destin, trouver enfin l’amour, une femme gentille qui m’aime (bonne cuisinière, pas chiante, compréhensive, ça existe quand même ?) et finalement goûter au bonheur. J’y avais droit, je le valais bien !
— Chouchou, descends, tu as de la visite !
— C’est quoi ?
— La police, monsieur Bueno… Chef adjoint… Enfin je ne le suis plus… Je ne m’y fais pas… Dejonts.
— Je ne veux pas la voir ! Elle me fait peur !
— Chouchou, sois raisonnable !
— Nan !
— Monsieur Bueno… J’ai des photos à vous montrer… On a arrêté des marginaux très suspects…
— Hein ? Qu’est-ce que c’est que ce binz ?
Oubliant ma supercherie, l’espace d’une seconde, je bondis tel un chimpanzé dans l’escalier à la stupéfaction de Liliane et de Dejonts.
— Je vois que vous allez beaucoup mieux, monsieur Bueno…
— Hein ? Nan… Je souffre… Je souffre… Comme j’arrive pas à marcher, je saute…
— Si vous saviez comme il se plaint… Il pousse des gémissements… on dirait une bête blessée, ajouta Liliane, comme un goret voyez-vous, le pauvre…
— Hmmm ! Oui, c’est évident… fit Dejonts, me fixant avec un regard suspicieux. Vous avez l’air… bien.
— Je ne suis pas bien ! Je suis très mal ! Trop mal ! AYAAAA !
— Hmmm !
Elle me tendit son téléphone qui affichait des photos. J’eus une crispation en reconnaissant les Écolos-fadas-Suisses. La photo de Sophie, celle d’Annabelle et leurs deux idiots de complices…
— Vous les reconnaissez ?
— Jamais vus de ma life !
— Vous êtes sûr ? Ils étaient proches de la frontière en panne dans un véhicule électrique ridicule. Cette femme était très nerveuse et tenait des propos incohérents…
Elle désignait Sophie.
— Des sales Français, encore, fis-je.
— Non, non, des Suisses.
— Alors c’est normal. Des Suisses… Pfff !
— Vous avez quelque chose contre les Suisses.
— Bah avec eux, on peut s’attendre à manger de la Fougne et boire du jus d’ail… Pour le reste…
— Vous êtes raciste ?
— Moi ? Non. Juste Belge.
— Moui…
Décidément, avec Dejonts, cela ne collait pas. Cette femme m’avait dans le pif.
— Je suis fatigué ! J’ai une grosse fatigue ! Liliane… fis-je titubant.
— Désolée, madame, fit Liliane. Le pauvre doit se reposer !
— Bon, bon… Je m’en vais, fit Dejonts.
Elle se dirigea vers la sortie puis s’interrompit :
— Vous savez qu’on m’a rétrogradée ?
— C’est pas possible.
— Bah si…
— C’est pas ma faute !
— Un peu quand même ! Vous avez dit, je vous cite : « cette femme veut ma peau ».
— Moi, j’ai dit ça ?
— Certaine !
— C’est à cause des médicaments !
— Mmmm ! On les retrouvera, vous savez…
— Qui ?
— Les terroristes !
— Vous avez les moyens de les faire parler ! fis-je avec un accent gestapiste, mimant une bastonnade à la matraque.
— Monsieur Bueno !
— Quoi ?
Dejonts s’en fut. J’étais contrarié. Si la Sophie se mettait à table ? Elle en était capable, avec les Suisses, il faut s’attendre à voir le coucou sortir de sa maisonnette.
Je décidais d’aller faire de la muscu pour méditer, dans la salle de sport. Tandis que je soulevais de la fonte en songeant à une pornstar qui m’émouvait d’une manière incompréhensible, mon téléphone sonna.
— Lorenzo, c’est Lisbeth.
— Connais pas de Lisbeth. Tcho !
— Lorenzo !
— Comment t’as eu ce numéro ?
— Je suis très copine avec Delphine… Enfin… si tu vois ce que je veux dire. Tu l’as frustrée la pauvre petite, elle ne sait plus où elle habite.
— Hein ? Connais pas de Delphine...
— J’ai repris ton boulot chez la mère Chiffon que tu as lâchement abandonnée…
— Mais t’as aucune moralité, ma pauvre fille… Tu bossais pour le mari et maintenant pour la femme ?
— Ils se sont remis ensemble. Faut suivre, ma poule, fit-elle, hilare.
— Comment ? Qu’est-ce que tu me racontes la ?
— C’est le business. Les affaires passent avant le reste, non ?
— Ouais… C’est pas faux.
Un silence se fit, puis elle reprit :
— T’es une vedette… Mon pauvre chou… On ne parle que de toi !
— Ouais… Si c’est pour te moquer, va mourir.
— C’est vrai que maintenant… T’es plus tout à fait un homme… T’es handicapé.
— Hein ? Tu me dis quoi ?
La saloperie était morte de rire. Je détestais cette femme, non, en réalité, je la haïssais. Je coupai la communication. Elle rappela :
— Lorenzo, il faut que je te parle !
— Quoi ?
— J’ai une proposition de boulot pour toi. Une affaire en or !
— M’intéresse pas ! Je suis honnête, bon citoyen…
— Me raconte pas d’histoire ! Pas à moi !
— La vérité si je mens !
— C’est bien payé !
— M’en fous ! Je me reconvertis de toute façon. J’attends une rentrée d’argent et j’ouvre une kebaberie à Berlin. Les prix explosent en Germanie.
Lisbeth s’étouffa de rire.
— Allons t’es pas sérieux… Tu parles pas la langue !
— Très sérieux... La langue… Peuh ! Je ne ferais jamais affaire avec toi, tu as voulu me zigouiller !
— C’est le passé et le canard est toujours vivant, non ?
— À peine.
— Réfléchis… C’est le genre d’affaire qui peut te faire sortir de la misère. Le truc que tu as attendu toute ta vie…
— Ouais… On dit ça et on se retrouve au bagne. Sans moi.
Je raccrochai de nouveau, tout méditatif et perturbé.
— Dis, Doudou, c’est quoi une kebaberie ? demanda la petite voix d’Ilana.
— Je t’ai déjà dit de ne pas écouter mes conversations !
— J’écoutais pas !
— Menteuse !
— Mais… C’est quoi ?
— Imagine un Food-Truck, mais modèle de luxe tu vois… Double essieux, des chromes partout... Avec marqué en grand « Kebaberie » qui clignote…
— Ouah ! C’est… quoi un Food-Truck ?
— Bah un camion qui vend des kebabs ! T’es pas très éveillée toi en fait !
— M’man ! Doudou est méchant ! Il me dit des méchancetés !
— Lorenzo, t’as dit quoi à la petite ?
— Mais rien !
— Il est méchant !
— Laisse-le… Tu sais bien qu’il est convalescent…
— Pfff ! C’est même pas vrai ! C’est du pipeau ! Je l’ai bien vu, moi !
— Mais qu’est-ce qu’elle raconte, la fouine ?
— Lorenzo ! Elle est petite !
— Ouais.
— Il nous aime plus, m’man ! C’est parce que tu l’as abandonné !
— Ne dis pas de sottises Ilana ! File dans ta chambre ! Il faut que je parle à « ton » père.
Voilà que j’étais devenu le père de la petite, alors que le jour d’avant, je n’existais plus.
— Lorenzo, il faut qu’on parle.
— J’ai ma migraine. Je vois double.
— Lorenzo ! Reviens ! Je sais que tu m’en veux ! Je vais t’expliquer… Lorenzo !
Non, je n’avais pas le temps d’écouter Liliane. Je ne supportais plus la duperie féminine. J’avais à faire.
Bzzz !
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