Violette avait donné rendez-vous à Fred le jeudi suivant à 23h dans le parc du Bois de Vincennes.

• Salut Dom Juan !
• Salut la boxeuse ! Un cinéma en plein air ? Pas mal !
• Tu as déjà fait ?
• Non pas du tout. Je connais de nom le festival mais je ne suis jamais venu.
• Qu'est-ce qu'ils projettent ?
• Titanic. En 3D.

La jeune femme éclata de rire devant la mine déconfite de son ami.

• Mais non ce n'est pas Titanic ! The Mask...tu aimes ?
• Oui. J'adore...
• Cameron Diaz ?
• Non ! Jim Carrey, mauvaise langue, répondit Fred sur un ton faussement offensé tandis que Violette riait de plus belle.

Ils avancèrent dans le parc puis la jolie boxeuse sortit de son cabas une grande couverture qu'elle installa sur l'herbe. À travers les mèches rebelles qui venaient danser devant ses yeux, elle sentit le regard de son ami la détailler discrètement. Elle portait ses Stan Smith, un jean clair et une blouse blanche sans manches, garnie de broderies anglaises. Cette tenue lui était venue spontanément à l'esprit et elle s'en étonnait encore. Elle observa Fred à son tour : il portait un jean noir et un T-Shirt blanc à col en V surmonté d'une chemise à carreaux rouges dont il avait retroussé les manches.

Le générique débuta et le silence se fit autour d'eux. Violette s'installa sur la couverture un peu plus près du jeune homme. Elle le sentit s'attarder encore un temps sur son profil puis plongea dans le film comme si elle le découvrait pour la première fois.

L'air estival se rafraichit. Fred perçut les légers tressauts de Violette qui rapprocha ses genoux contre sa poitrine. Il retira sa chemise pour la mettre autour des épaules de la jeune femme. Celle-ci le laissa faire et lui souffla « Merci » du bout des lèvres. De temps à autre, elle lançait quelques œillades à son voisin pour voir s'il la regardait encore et lorsqu'elle le voyait de nouveau concentré sur la toile, elle se risquait à le détailler encore. Elle était fascinée par cette lueur qui scintillait dans son regard. Et, tout en l'observant à la dérobée, l'herbe disparut sous elle pour laisser place à une bande de sable fin, l'écran se liquéfia et se transforma en un ciel d'eau sur lequel miroitaient les rayons d'un soleil au zénith.

Elle fut bientôt surprise de voir que le film touchait déjà à sa fin. Alors que leurs voisins remballaient leurs affaires, Violette et Fred restèrent ainsi, assis l'un près de l'autre, profitant jusqu'à la dernière note du générique de fin, de cette soirée magique, que sublimait le décor cinématographique recréé dans ce paradis parisien. Quand l'écran devint finalement aussi noir que la nuit, la jeune femme se leva, ramassa la couverture qu'elle replia avant de la ranger dans son cabas. Puis ils remontèrent lentement les allées de graviers, laissant les autres festivaliers les dépasser.

— Je suis étonnée que tu ne sois jamais venu auparavant.

— Tu n'as pas tort. Mais ce n'est pas le genre de choses qu'on fait quand on est seul.

Violette s'arrêta net, le dévisageant d'un air moqueur.

— Quoi ? se défendit-il.

• Toi ? Seul ?

La jeune femme pouffa. Fred sourit à son tour.

— Peut-être que je n'ai pas forcément eu envie de faire ce genre de choses avec elles.

Devant sa mine dubitative, le jeune homme reprit :

• C'était un moment super sympa....je suis heureux que ma première fois se soit déroulée avec toi.

Violette éclata de rire. Elle appréciait la compagnie de Fred. Si tout le monde s'accordait à dire de lui qu'il n'était rien de plus qu'un bourreau des cœurs, il se montrait tout à fait respectueux d'elle. Il était calme, prévenant et attentionné. Il paraissait même à certains moments timide, et cette timidité la touchait. Ses sous-entendus étaient drôles mais ne dépassaient jamais la limite de l'humour. Elle riait avec lui comme on rit avec un ami d'enfance. Un ami qui ne cherche rien de plus qu'une main dans la sienne.

• ll y avait longtemps que je n'avais pas revu ce film. Je devais avoir quoi ? Une dizaine d'année quand mon père me l'a fait regarder. C'était un grand fan de cartoon.

Sa voix venait de vibrer. Violette le regarda, il semblait plongé dans ses souvenirs. Elle repensa au film qu'ils venaient de voir, à ces masques que chacun arbore pour camoufler ses défaillances, ses fêlures, pour se montrer à la hauteur de ce que les autres espèrent de nous. Elle songea à ses propres faiblesses qui s'effaçaient d'elles-mêmes chaque fois que l'eau claire des yeux de Fred se déversait sur elle.

• J'étais petite moi aussi, et je ne voyais rien d'autre que ce personnage tout vert et carrément dingue. À dix ans on ne saisit pas tout.
• Non, on ne saisit pas tout...

Ils s'éternisèrent encore un peu à la sortie du parc, laissant le silence de la nuit les enrober. Violette aurait aimé que le temps suspende son cours, que leurs éclats de rire résonnent à ses oreilles pour le reste de la nuit, mais elle ne ressentait plus que la nostalgie d'un moment passé. Un frisson lui parcourut l'échine, elle tressaillit de nouveau.

— File, tu vas attraper froid ! lança Fred pour rompre ce petit silence gêné qui commençait à s'immiscer entre eux.

Elle lui adressa un dernier sourire et fila. Sur le chemin, elle songea à Antoine, à ces barrières qu'elle avait si soigneusement érigées depuis son départ et qui cédaient une à une sous le poids de cette complicité singulière qui se tissait entre Fred et elle. Pour la première fois depuis longtemps, elle rentra dans son appartement vide, sans avoir cette sensation pesante que son cœur l'était aussi. Elle écouta attentivement. Au lieu du silence habituel qui enveloppait son logement, elle entendit le murmure lointain mais apaisant des vagues qui vont mais qui reviennent.