Chapitre III – Génitrice de substitution

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Décembre 1990, New York

Tandis que le soleil cédait sa place à la pleine lune, la pire des engeances conquérait Central Park. Victimes d’une société désuète, les créatures se livraient à toutes sortes d’exactions inavouables, venues de lointaines mœurs dissolues.

Sans qu’aucun des malheureux passants ne le remarque, un vortex doré prit forme. Dissimulée par un charme occultant, Kelly Darck en sortit. Ce soir, pour la première fois, elle rencontrait Red Hood, qui la convoquait dans l’établissement d’un vampire, devenu millionnaire en maudissant quelques banquiers.

Alors qu’elle cheminait au travers des arbres et des catins pour se rendre à la Trump Tower, des gémissements parvinrent à ses oreilles. Intriguée, Kelly se laissa guider par les plaintes. L’horreur de ce qu’elle découvrit retourna son estomac, dont elle ne put retenir le contenu. Une fois soulagée, elle s’essuya la bouche et se pencha sur le jeune homme, aux bras et aux jambes grossièrement amputés. Les moignons grouillants de vers, le malheureux pataugeait dans une mare de sang ; sa gorge portait les stigmates d’une boucle de ceinture. Bizarrement, il sembla l’apercevoir : ses yeux larmoyants et vitreux plongés dans ceux de la sorcière, respirant à peine, il implorait sa fin.

— Je déteste le futur, ragea-t-elle.

Cependant, sauver ce garçon pouvait modifier les écrits. Kelly lutta férocement contre son envie de le préserver. Puis, arrêta sa décision. Elle s’approcha encore un peu et, pour ne pas le faire souffrir inutilement, lui brisa la nuque d’un geste rapide.

« T’es en retard ! Tu fais quoi ? »

Kelly snoba l’esprit du Hood. Repérant une cabine téléphonique, elle s’y rendit et composa le 911. L’opératrice crut d’abord à une blague ; pour la convaincre, la princesse dut recourir à son timbre royal. Le combiné reposé, elle reprit son avancée, quand le Capuchon s’imposa de nouveau :

« Honore ton serment et rapplique sur-le-champ. »

« J’arrive ! Mais à l’avenir, ne me siffle pas comme ta petite chienne, sinon… »

Installé au bar, Red, invisible pour la populace locale, déglutit péniblement. Il se détestait déjà pour ce qu’elle subirait, mais les écrits l’exigeaient. D’une traite, il avala sa vodka orange sans glaçons et, dans un souffle, murmura la troisième loi darckienne :

— Cruelle est ta Destinée, mais nul ne peut s’y dérober.

Kelly approchait. Empli de colère, son chakra imbibait l’atmosphère. Anxieux, Red porta son attention sur le portique. Découragé, le céleste poussa un soupir. Il craignait qu’elle ne lui fasse une scène et la mission ne pouvait plus souffrir un quelconque retard. Anticipant son flot de paroles veineux, il lui coupa l’herbe sous le pied dès qu’elle fut à portée de voix :

— Prête à rencontrer ta jumelle disparue ?

Stupéfaite par la question, Kelly se figea. Profitant de sa stupeur, Red les transposa devant l’un des appartements du cinquante-cinquième étage. Usant d’un sortilège, il emprunta l’apparence d’une personnalité en vogue.

Hood tapa trois fois des mains et un mini vortex surgit, duquel jaillit la mystérieuse patte grisâtre, brandissant une dague d’onyx à la poignée sertie de rubis étincelants. Le Céleste s’en saisit et le phénomène se dissipa.

— Quelles sont ces créatures ? demanda Kelly.

— Des chats. Bref… Tu es têtue et je n’ai pas encore ta confiance ; mais ce soir, Suridar Néotolc fait son grand retour.

Kelly frémit à l’évocation de l’ennemi ancestral de son clan.

— Que projette-t-il ?

— D’assassiner ta sœur, qu’il pense être toi, ainsi que ses fils !

— Recommence depuis le début s’il te plaît.

— Nous avons déjà éprouvé la fin de l’univers… Le Néant nous a vaincus. Afin de renverser le destin et de nous assurer la victoire, nous t’avons nommée plus tôt que prévu. Ainsi, pour tromper les écrits, Kara a été élevée dans une rêverie de ta vie.

— C’est tellement aberrant que c’en est presque crédible, lâcha Kelly, méprisante.

— Lors de ton accession au rang de Gardienne du Continuum, Kara s’est éveillée. Quelques heures après ta disparition, une faille l’a recrachée. Jonas l’a découverte dans la salle du Trône. La mystification apparut si parfaite que même ton père n’a pas soupçonné l’échange. Dès lors, elle a repris et continué ton devenir d’Héritière de la magie.

— J’hésite entre octroyer de l’estime à ton esprit tortueux… ou t’en coller une ! Remercie la Mère que l’on ne puisse t’arracher ton ridicule capuchon. Sinon, j’irais t’éliminer au berceau.

Faisant fi de la menace, le céleste poursuivit ses explications :

— Donc, par fécondation in vitro et à son insu, elle a porté tes enfants.

Le regard de Kelly fut sans équivoque : il finirait éviscéré dans quelques secondes. Rapidement, il ajouta :

— Mais… nous avons agi avec l’accord de ta version future. Enlil est maintenant âgé de cinq ans et Kieran est né il y a quelques semaines. Ce soir, Kara est l’invitée du Crésus. En effet, le félon s’est associé à Suridar en pensant te piéger.

— Euh, bien bien bien… Je vois… Bon… Présentement, là, tout de suite, j’ai une très très grosse envie de t’ébouillanter ou de t’arracher la tête, mais nous réglerons nos comptes plus tard. Qu’attends-tu exactement de moi ?

— Les petits princes sont sous la garde de Darius Coltone et il m’est impossible d’approcher. Je me charge de distraire l’Héritière tandis que tu prendras sa place. Puis, tu t’en iras avec les garçons. Peu après ton départ, ta sœur effectuera son apparition. Le vampire comprendra immédiatement et s’élancera à ta poursuite. À la croisée des couloirs, Suridar surgira d’un vortex. Si tout se passe comme prévu, il t’attaquera, sinon provoque-le. Donne-lui l’illusion de la destruction de Kelly Darck et de ses enfants sous les yeux de Coltone.

— Et ensuite ? s’énerva Kelly.

— Conduis-les à la villa Siriki, elle leur est familière. Je t’y rejoindrai.

— Comment puis-je y résider sans jamais les rencontrer ?

— Vous occupez des structures temporelles différentes.

Hood apposa sa paume sur le crâne de son accompagnatrice afin de lui transmettre la tenue endossée par la fausse Kelly, ainsi que ses traits actuels. Par sa seule volonté, la sorcière calqua son allure sur sa version vivant au palais.

Le duo entra donc en scène. À contrecœur, Kelly se plia aux doléances du Céleste. L’héritière et ses fils périrent lors d’une sanglante attaque, tandis que Red ne sauvait pas Kara, mais l’égorgea et la réduisit à un petit tas de cendres..

Fier de son méfait, Suridar s’enfuit au nez et à la barbe de Darius Coltone, trop choqué pour le poursuivre.

**

Expérimentée dans l’art de la mystification, Kelly offrit à Suridar et Darius une disparition digne d’une grande production hollywoodienne. Explosion, projection de fluide corporel, cris d’agonie, chaleur intense... Tandis qu’ils admiraient l’illusion de leur trépas, la sorcière invoqua un maelström, qui les conduisit, les sorcelins et elle, au cœur de l’heptagramme recouvrant le hall de la villa Siriki.

Voilà dix ans bientôt qu’elle remplissait son rôle de Gardienne du Continuum, et jamais elle n’avait eu à s’occuper d’enfants. Le petit bonhomme de cinq ans la regardait avec une troublante perplexité.

— Tu n’es pas ma maman ! lâcha-t-il de but en blanc.

Soudainement palpable, sa colère hérissa le poil de la nounou improvisée, qui, dans un simulacre de langage maternel, chercha à le rassurer :

— Bien sûr que si mon trésor, tenta-t-elle, c’est le vilain sorcier qui t’a perturbé le chakra.

— J’ai cinq ans, mais chui pas bête. Ma maman, elle sent bon ! Toi, tu pues comme grand-tata Alanine.

Face à l’insulte, Kelly se maîtrisa pour ne pas carboniser le morpion. Ô grand jamais, son fils aurait fait montre d’autant d’insolence. Se refusant à l’immaturité, elle se fit violence pour ne pas le transformer en crapaud. Sentant que le bambin se réveillerait sous peu, elle décida de laisser l’enquiquineur sur place et guida ses pas jusqu’au salon aux vitraux.

— Arrête-toi, Madame Puante, ou je vais devoir te faire un gros bobo !

Cette fois, c’en était trop, elle n’avait sûrement pas renoncé à son statut d’Héritière du trône de Khalarie pour subir l’irrespect d’un petit prince mal éduqué.

Comme l’avait enseigné Darius Coltone à l’un comme à l’autre, « bien que trompeuses, les apparences restent primordiales. » Contrairement au sorcelin, Kelly négligea cet aspect à cause du jeune âge de son opposant.

En effet, au lendemain de la naissance de son trésor et chaque soir avant de le coucher, Kara/Kelly, par le biais de l’esprit, lui transmettait une bribe de son savoir sorcellerique. Ainsi, ce sorcelin à l’air inoffensif s’avérait plus dangereux qu’il ne le montrait. Pour preuve, tout en discutant, il communia par image mentale avec Kieran afin d’ourdir un plan.

Ravi de jouer à la magie avec son grand frère, le nourrisson appliqua toute sa concentration à simuler son sommeil, attendant le moment propice pour exécuter les directives. Alors que la vilaine dame s’apprêtait à figer le casse-pied, il balança un jet de flamme mordorée, repoussée presque avec effort par la Gardienne. À l’instant où il avait senti le sort d’Enlil, qui n’était que diversion, Kieran, lové contre la poitrine de Kelly, laissa le froid hivernal l’habitant, infuser insidieusement la chair de la méchante maman.

Assuré de l’avoir entièrement congelée, dans un « plop » sonore, il se volatilisa pour ressurgir en lévitation aux côtés d’Enlil. Ne courant plus aucun risque, le duo prit la direction de la cuisine. D’un claquement de doigts, un biberon enchanté fut sollicité. Affamé, Kieran l’amena à lui de son petit index potelé et l’ingurgita en silence. Quant au plus grand, il invoqua un Happy Meal, qui se tenait entre les mains d’une jeune caissière américaine.

Repu, le sorcelin planant s’endormit dans un coin de la pièce. D’une pensée, Enlil le transféra dans la pouponnière de la villa et y ajouta quelques protections. Sachant son dauphin en sécurité, il tenta de contacter le palais ou Darius. Malheureusement, une barrière chakratique dont il ne comprenait pas encore les rouages l’en empêcha.

Déterminé à s’échapper, il se rendit à l’évidence. À contrecœur, il regagna le hall de marbres. Après une longe analyse de la captive des glaces, il plaqua sa paume rutilante de chakra sur son visage froid. En moins de temps qu’il en faut pour « Abracadabrater », elle put battre de ses cils, légèrement roussis. Avant qu’elle ne puisse le gronder, il murmura rapidement une incantation qui effaça les lèvres de sa prisonnière. N’ayant cure de son regard acerbe, le prince s’élança pour piocher les informations dont il avait besoin directement dans le cerveau de la copie, lorsqu’un maelström d’émeraude surgit. Green Hood, irradiant d’une aura verdoyante, en sortit.

D’un geste simple, il ralentit l’avancée d’Enlil et s’interposa entre lui et la Gardienne. Sans qu’il le réalise, le gamin s’endormit et, par sa seule volonté, le Céleste l’envoya dans sa chambre, située à l’étage.

Devinant l’humeur massacrante de sa subordonnée, il s’arma de tout le courage dont il disposait et, dans un souffle, psalmodia une formule libératrice. Une nuée émeraude la recouvrit, puis se mua en un tourbillon. Ses bourrasques mystiques n’indisposèrent nullement Green, qui attendit patiemment la résorption du phénomène.

Comme prévu, son courroux éclata. D’une envolée de main, Hood se retrouva cloué contre un mur couvert de feuilles d’or. De son gracieux pas félin, Kelly demanda à l’arrivant :

— Où est Red ?

— Il ne peut se trouver en présence des garçons. Ainsi l’a voulu la Créatrice, révéla-t-il posément.

— Pourquoi ?

— Red m’a mandaté pour t’informer de la situation. Donc, si tu pouvais gentiment défaire ton emprise, je t’en saurai gré.

À regret, Kelly accéda à sa requête. De nouveau mobile, le Céleste se transposa dans le salon aux vitraux. Il retraçait l’épopée d’une Humelfe ayant abandonné les siens afin d’affronter une monstrueuse entité possédant le corps d’un bambin. Se jetant sur l’un des canapés, il invoqua champagne et petits fours. Kelly, elle, tournait en rond, frustrée de ne pouvoir évacuer son trop-plein de rage.

— Grâce à la projection astrale, j’ai pu observer l’aîné. Son sens des responsabilités et sa maturité sont prodigieux, même pour un Darck. Il m’aurait tuée pour protéger son frère ; je l’ai lu dans ses yeux

— Ta sœur l’a élevé de la façon dont tu l’aurais fait. Chacun de ses actes s’inspire de ton histoire et de ta personnalité. Jamais elle n’a eu conscience de n’être qu’une remplaçante, alors ne la juge pas trop vite.

Ne souhaitant pas s’étendre sur ce sujet qui ne faisait qu’attiser son ressentiment, elle exhorta Hood à faire ses révélations. Ce qu’il détestait jouer les messagers, surtout auprès de Kelly, qu’il adorait ! Un de ces quatre, elle leur tournerait le dos, s’il continuait à la balader ainsi. De son point de vue, raconter la vérité éviterait pas mal de situations compliquées et de non-dits inutiles. Mais, le dernier mot ne lui revenait pas.

***

Kelly avait accepté la situation à la condition que la mémoire d’Enlil soit totalement effacée, et avec la garantie qu’il ne puisse jamais se rappeler de rien, pas même, le jour où il retrouverait les siens.

Devant la convaincre à tout prix, il en raconta un peu plus que prévu, mais, sur le moment, seul le résultat importait, car il s’ourdissait un changement de courbe temporel, et cela opérait sur différents pans de l’histoire.

Pour ce faire, Enlil devait être déconnecté de son chakra. Green s’assura qu’il reste inconscient pendant que, le cœur serré de culpabilité, la Gardienne préparait le cérémonial.

Neuf bougies ébène furent disposées autour de l’heptagramme central. Une dague du Karistal stellaire le plus pur avait été fournie par l’une de ces curieuses pattes de chat. De plus, Hood exigeait la rédaction d’une formule s’alignant avec le rituel ; à cet effet, elle convoqua le S... grimoire du clan de sa mère. Venant d’un temps plus ancien que le D, il regorgeait d’un savoir oublié par la plupart des Khal.

Kelly maîtrisait avec brio l’art du psalmodisme. Nombre de ses sortilèges de beauté se voyaient utilisés par les Khal, tout comme les spectres usaient de ses charmes de combat. S’inspirant de l’un de ses ancêtres prénommés Sarek, elle se débarrassa rapidement de la besogne.

Résolue à accomplir sa mission, d’un claquement de doigts, elle assombrit la pièce. Synchrone, les bougies s’enflammèrent d’or, alors que Green se transposait au cœur du symbole en compagnie d’Enlil, enveloppé d’un cocon de chakra laiteux.

Connaissant les tenants et aboutissants de ce plan, le Céleste ne s’émut pas plus que ça du sort qu’il ferait subir au gamin. Pressé d’en finir pour retourner à ses recherches, il tapa une fois des mains ; des darboukas enchantées apparurent. Lançant le tempo du rituel, elles entamèrent les coups de percussion saccadée.

Emportée par le rythme envoûtant, Kelly pénétra dans l’étoile mystique. Proche du garçon, d’une pensée, elle estompa l’aura protectrice le recouvrant. La chemise de lin beige d’Enlil s’évanouit, laissant sa peau fine et diaphane à la disposition de la sorcière, qui, de la pointe de la lame magique, traça sur son buste le Triskel Trinital. Puis elle s’entailla la paume, qu’elle posa sur la chair creusée.

Écœurée par ce qu’elle infligeait à cette âme innocente, la gardienne se fit violence pour poursuivre. Nouée par le chagrin et le désespoir, elle incanta sa psalmodie d’une voix rauque :

Sorcelin, en cette nuit, en cette heure,

Ta véritable destinée se meurt.

Par mon sang, mon enfant, ta magie, je prends.

Toi, à l’âme pure, c’est en connaissance de cause que je te dénature.

Ainsi, perforant ta chair, de ton essence je te libère.

Enlil irradia d’or, alors que la sorcière se penchait pour vomir sur le marbre immaculé. Comme promis, Hood trifouilla sa mémoire. Sa tâche accomplie, il se tourna vers sa comparse :

— Il te faut écrire un mot pour celle qui s’occupera de Kieran, il s’agit d’Ishtar Siriki, Gardienne d’Éden. Ce temps refusant ton accession pour l’instant, je l’y emmènerai. Conduis Enlil à l’orphelinat du 13e arrondissement de Marseille, une assistante sociale l’y attend.

À peine l’ordre fut-il donné qu’un vortex s’incarna. Peinée par ce qu’elle s’apprêtait à réaliser, elle embrassa Kieran, que Green venait de transposer dans la pièce. L’élan de tendresse maternel qui la subjugua eut raison des larmes qu’elle retenait depuis les explications du capuchon.

De nouveau paré de sa chemise, le corps de l’aîné plana jusqu’à elle. De tout son amour, sa fausse mère l’enlaça, et le cœur gros, s’arma de détermination et, finalement, franchit le maelström tout en se promettant de les retrouver un jour.

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