Chapitre V – Fondation
Planète Paramisse :
20 000 ans avant notre ère.
Paramisse se situe dans la galaxie d’Objet d’Hoag. Si tu souhaites observer cet astre mort, il te faut tourner ton regard en direction de la constellation du sculpteur.
Dans un passé plus que lointain, ce caillou désertique regorgeait de magie, la vie y pullulait. Un patchwork impressionnant de diverses espèces la peuplait. Cette société à peine évoluée se complaisait dans sa quiétude, ne soupçonnant aucunement l’existence de la créature emprisonnée au cœur du noyau de la planète, jusqu’au jour où….
**
Lorsque la Gardienne du Continuum sortit de son vortex d’or, l’obscurité primait ; seul l’écho de ses escarpins troubla la sérénité des profondeurs du Mont Sacré. Des hauteurs démesurées, les auréoles d’azur du trio sélène, absorbé par le Karistite et le Karismite recouvrant les murs, accentuaient la splendeur du lieu.
Lui succédant, planant lentement, émergea une monumentale pyramide d’un noir étincelant. Empreint d’un mystère palpable, sur la première de ses faces s’identifiait un Triskel doré ; sur la seconde se dessinait un éclair émeraude ; la suivante révélait une flamme mordorée, tandis que, sur la dernière, un flocon de neige Tanzanite se dévoilait.
De l’index, elle mit fin au sortilège d’apesanteur et la retombée tonitruante de l’artefact produisit un nuage de calcaire qui faillit la faire suffoquer. D’une pensée, Kelly Darck commanda au vent et, obéissant, l’élément la libéra de l’amas l’asphyxiant.
Décoiffée par la puissance de la bourrasque et encombrée par sa longue chevelure, elle se para d’un élégant chignon. De nouveau impeccable, la Gardienne scruta l’espace caverneux, auquel il manquait une composante fondamentale.
— J’aurais dû le voir venir !
Le visage marqué par la rage, Kelly irradia soudain d’une éclatante lumière argentée. Bien décidée à régler ses comptes, elle s’installa en lotus. Quelques instants de méditation suffirent pour projeter son essence au sein du Sultanat Céleste. En effet, ses prérogatives lui permettaient d’accéder au Palais Palladium sans devoir faire halte sur l’astéroïde figé.
Sa forme gazeuse revêtit l’aspect de son enveloppe charnelle, qui s’habilla aussitôt d’une robe de velours rubis parsemée de pierres précieuses. Kelly ne bougea pas d’un iota, lorgnant d’une œillade cinglante chacun des membres du Conclave, constitué des Frères Hood, administrateurs de la Création, ainsi que de Zargua El Gamma, régente du Sultanat.
Quoique divins, ces trois-là redoutaient Kelly Darck. Aucun ne souhaitait se confronter à sa légendaire colère, connue de tout le cosmos. Aucun d’eux n’égalait sa puissance ou ne rivalisait avec son savoir, et bien qu’ils soient ses supérieurs, elle les terrifiait. Enivrée de son prestige et le pas aussi léger et assuré qu’un top-modèle, la gardienne rejoignit ces marionnettistes. Le regard dédaigneux dont elle les fustigea, en prenant place sur son trône, les fit déglutir craintivement.
Ils étaient parfaitement au courant de la haine que leur vouait la sorcière, qui se soumettait uniquement pour préserver le destin de ses fils. En effet, Enlil, Kieran et Warren seraient une composante primordiale de la fin de « l’Avenir écrit ».
— Alors, toujours cachés sous vos manteaux ? lâcha-t-elle hargneuse.
— Ma chère… Si tu savais à quoi nous ressemblerons, tu nous assassinerais au cours de l’un de tes voyages temporels, répliqua Red.
— Vous et vos mystères à la noix ! Mais tu n’as pas à t’en faire, Batman, tant que nous ne serons pas arrivés au bout de l’histoire, Robin et toi jouirez d’une totale immunité.
Bien qu’elle ne discernât pas leurs visages, Kelly devinait que le Rouge fulminait, et que le Vert souriait. Lors de ces désagréables réunions, la Gardienne disséquait et approfondissait ce jeu mesquin afin d’en apprendre un maximum. La réaction du duo confirmait ce qu’elle soupçonnait déjà : des contemporains terriens.
— Silence ! hurla brusquement Zargua El Gamma.
Le calme s’effectua, mais pas de la manière escomptée. La fureur soudaine et palpable de la visiteuse imprégna l’endroit. L’œillade meurtrière, Kelly porta son attention sur la régente qui face au danger imminent, tenta d’invoquer une vague d’air. Trop tard : d’une simple pensée, la Zargua se retrouva paralysée et plaquée contre le mur. Kelly quitta son trône et, telle une prédatrice, progressa délicatement jusqu’à sa proie. Une fois devant elle, elle plaça une main brutale sur son cou et, d’un regard, s’assura que sur ses ongles manucurés ruisselle un peu du fluide pourpre de la déité. L’hémovioline se répandit lentement sur son poignet et s’écoula le long de son avant-bras. Sans aucune chance de remporter la bataille, Zargua se figea en un masque de noblesse stoïque et inébranlable.
À leur tour, effrayés, les Hoods détournèrent les yeux et murmurèrent entre eux. Tout à coup, la voix menaçante de la princesse retentit :
— Silence ? De quel droit me l’imposes-tu ? Je suis Kelly Darck, héritière du royaume de la Magie, la plus puissante sorcière née depuis Andromède Darck. Personne ne m’ordonne de me taire ! Lorsque je serai couronnée, vous me devrez obéissance et allégeance. À ce moment-là, je te garantis que tu iras pourrir dans les Abysses stellaires en compagnie des rejetons du Néant. Ils adoreront tes divins atours, j’en suis persuadée.
— À quoi doit-on cet entretien imprévu ? lança Red, stressé par leur escarmouche.
Kelly relâcha abruptement sa prise et Zargua s’affala au sol. Ultime humiliation, la tortionnaire souriante proposa sa main couverte de sang pour l’aider à se relever. Vexée jusqu’au tréfonds de son âme, la régente la dédaigna. De sa magistrale démarche, la visiteuse reconquit son trône. Une fois installée, elle put constater que l’angoisse du trio enflait ; elle patienta encore un peu puis, jugeant qu’elle les avait assez torturés par son silence, elle déclara :
— Tss, Tss, Tss. Je devais simplement déposer la Pyramide et rentrer chez moi. La situation telle qu’elle se présente laisse entendre que ce n’est pas près d’arriver. Votre félonie me fatigue. À partir de maintenant, j’agirai comme bon me semble.
Puis, elle se leva, tourna les talons et, royale, regagna son point d’émergence.
— À la prochaine truie Céleste, lâcha-t-elle à l’intention de Zargua.
Retournée dans son corps, Kelly braqua sa main droite en direction d’une roche illuminée par le trio sélène, faisant jaillir deux méridiennes. À son injonction mentale, un vortex se créa, faisant surgir une patte d’animal chargée d’un plateau contenant champagne et petits fours. Puis, dans un second temps, sa paume pointa le sol, projetant une salve de chakra, qui dessina un pentacle cobalt. Satisfaite, elle entama la psalmodie :
Iblisse ! Seigneur des Djinns ! Viens à moi.
Et de ma présence, glorifie-toi.
Un tourbillon de fumée bleutée apparut. De son emblématique pas magistral, Iblisse tout sourire, en sortit. Elle ouvrit ses bras et il s’y blottit volontiers.
— Mon invocatrice préférée ! Au fait… La formule, c’est : « De ta présence, glorifie-moi. ».
— Voyons Darling ! Les formules, c’est surfait ! Puis… en toute modestie, comment ne pas se sentir honoré par ma personne ! Enfin bref… installons-nous.
— Ainsi, Kelly Darck a-t-elle parlé, déclara-t-il, narquois, les yeux levés aux cieux.
La Gardienne claqua des doigts, les transposant directement sur les Chesterfield de velours blanc. La bouteille proposa le champagne dans de magnifiques coupes de Karistal, tandis que les plateaux en lévitation attendaient à portée de main. Iblisse ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Pourquoi est-on dans une caverne vide ?
— Tsss, Tsss, Tsss. Elle n’est pas vide, puisque nous y sommes… mais je dois m’assurer que les Créatures marquées de l’essence du Néant ne puissent la voir.
— Tu veux dire qu’elles se trouvent là ?! Que nous entrons enfin dans l’avant-dernière phase ! Contrairement à toi, je suis présent depuis quelques milliards d’années et… ça commence à peser. Le plus gros est désormais accompli.
— Ou… cela ne fait que s’amorcer ! Le vortex aurait dû me conduire dans un temple, puis l’artefact livré, je serais retournée chez moi profiter de cette famille que je connais à peine. Or, nous sommes au bon emplacement, et pas de sanctuaire. Du coup, j’ai tenté d’ouvrir une brèche, ce qui s’est révélé impossible. Je suis donc prisonnière de cette ligne temporelle jusqu’à ce qu’elle me rejette. J’en déduis que je dois créer tout le processus avant de pouvoir rentrer.
La colère et le souffle court de son interlocutrice dissuadèrent Iblisse de tout autre commentaire. Comprenant les raisons de sa convocation, il se leva. D’abord statique, le roi étendit ses bras, puis imprégna de son chakra cobalt l’entièreté de la caverne. Aussitôt, une opaque fumée emplit la grotte. Un vent mystique balaya l’endroit et le souverain contempla ses Djinns, déjà à l’œuvre. Agacé par le tintamarre des outils, il forma une bulle insonorisée. Les tympans soulagés, il reprit place.
— Ce genre de souhait coûte plusieurs dizaines d’années de vie, souligna-t-il espiègle.
— Je ne t’ai rien demandé, que je sache, répliqua Kelly avec panache. Envisage cela comme un passe-droit familial.
Lors d’une soirée de beuverie en effet, il avait révélé des informations classées top secret, dont leur futur lien de parenté. Ne désirant pas revenir dessus, il préféra changer de sujet :
— Où en est la Terre dans son évolution ?
Victorieuse, la Gardienne lui sourit et crispa sa paume. Un orbe de chakra y apparut et les continents s’y dessinèrent, tels qu’ils se trouvaient à trois galaxies de là.
— Au vu de la croûte terrestre, je dirais que les humains sortent tout juste de la préhistoire, déclara-t-elle après une brève expertise. De combien de temps tes Djinns ont-ils besoin ?
— D’une douzaine d’heures.
— Ça marche, je file recruter des vestales. Et… je souhaiterais une chambre avec coupole de Karistal à l’emplacement exact où nous nous sommes installés.
Agacé par l’injonction à peine dissimulée, Iblisse fronça les sourcils. Incapable de lui opposer un quelconque refus, il inclut les nouvelles directives au cahier des charges en soupirant, puis l’enlaça. Dans une nuée bleutée, le démon rallia son royaume, tandis qu’à sa suite, d’une poussée louboutinesque, la Gardienne décolla au firmament.
**
Kelly fut ravie de survoler le fief de ses ancêtres. L’immense océan aux eaux violines qui, ce soir, demeurait d’huile, recouvrait la planète et bordait son unique continent. Les plages de sablistales tapissant les côtes encore sauvages étincelaient sous la lueur des sœurs sélènes. La nuit apparaissait délicieuse, le zéphyr, tiède et agréable, caressait son visage. La Gardienne savoura ce précieux moment, oubliant pour un temps sa lourde destinée.
Soudain, un cri perçant troubla sa quiétude. Curieuse, la touriste stoppa sa progression. Planant au gré du vent, Kelly observa le panorama à la recherche du phénomène. L’Est s’embrasa brusquement d’éclairs flamboyants. S’ensuivit un rugissement tonitruant, puis une brise glaciale balaya l’air, provenant de l’Ouest cette fois. Un bouclier chakratique thermique immédiat s’imposait.
L’atmosphère se mit à vibrer. À sa droite émergea un gigantesque oiseau, arborant sept queues à la teinte arc-en-ciel. Son plumage argenté recouvert de flammes émeraude l’émerveilla. Nul doute pour Kelly : un phénix se tenait devant elle. Les reproductions étudiées en compagnie de Darius Coltone ne rendaient nullement grâce à l’animal. Loin d’être effrayée, elle dégaina son M-phone et se permit une dizaine de clichés. Malgré la protection invoquée, elle sentit la température chuter, et pour cause ! Un griffon des neiges, aussi énorme que son homologue, fit son apparition. Son pelage immaculé et sa tête d’aigle munie d’un bec de Karistal n’avaient rien à envier à la majesté de son adversaire. Pas de jaloux ! Kelly le mitrailla à son tour.
Sous l’œil médusé de la Terrienne, les rois des cieux s’engagèrent alors dans un combat sans merci. Face à leur splendeur, la Gardienne regretta que sa planète n’héberge pas d’espèces surnaturelles. Puis, l’aube arriva et les guerriers se séparèrent. Ils recommenceraient la nuit suivante et les prochaines. Ainsi le voulait la Créatrice.
Sa quête de puissantes sorcières se rappela à son souvenir. Kelly divisa son âme et revint au survol du continent. Tandis qu’une moitié pilotait son corps et ressentait le Nord, l’autre sondait le Sud.
Assez rapidement, au cœur d’une forêt dense et touffue occupée par des roses titanesques, elle décela un potentiel surprenant. Ayant réunifié son esprit, Kelly atterrit à la lisière du bois. Des milliers d’éclats égarés par les rosabres jonchaient le sol. Un chakra colossal émanait de l’endroit. Aucun individu, à l’exception d’une créature céleste, ne possédait un tel pouvoir.
Une sorte de primate à écailles aux grands yeux luminescents, accroché à une branche par la queue, l’observait. Tremblant, il tendit le doigt. Courageux, il attendit que l’étrange être, doté d’un pelage bizarre, soit face à lui.
— Merci, lâcha Kelly.
Prenant sur lui, le pauvre animal guetta sa totale disparition et, enfin, il put s’évanouir. Fine stratège et guerrière accomplie, c’est à la vitesse de l’éclair qu’elle surgit derrière la sorcière dissimulée dans l’ombre d’un bosquet embrasé. Une salve de foudre dans la colonne vertébrale et sa victime sombra.
Toujours palpable, la puissance semblait changée… elle avait perdu en intensité. Exaspérée, elle attisa ses pupilles d’or. Son pouvoir explosa, paralysant tout ce qui l’entourait. Vagabondant au travers de la forêt, son esprit localisa les cibles. Sans ménagement, Kelly les rapatria à ses pieds et dégaina son M-phone afin de conserver une trace de son expertise :
— Cinq femmes unies par un sortilège harmonisant leurs chakra pour former un collectif où chacune peut piocher à volonté. Étrange ! L’une est plus vieille, les quatre autres sont âgées de dix-huit à vingt-cinq ans. De premier abord quadruplées, aucune ne se ressemble. L’une paraît d’ascendance elfique. Curieux ! Leurs liens apparaissent semblables à celui de la Trinité.
Poursuivant son analyse, elle tourna autour des corps inertes. Celle identifiée comme la matriarche du lot s’éveilla ; bien que groggy, elle propulsa un souffle enflammé, étouffé d’une vague d’air par la Gardienne.
— Tsss, Tsss, Tsss. Cesse tes idioties, je suis à toi dans une minute ! L’enregistrement finit de se télécharger dans mon cloud cosmique et on pourra discuter toutes les deux. Je resterai amicale… mais seulement si tu me révèles tout sur vous et sur vos divins pouvoirs.
La tirade et surtout le style peu conformiste de la sorcière la subjuguèrent tant qu’elle ne put émettre un son.
— Ne fais pas mine de ne rien saisir ! Je suis équipée d’un Reverso intergalactique.
Comprenant qu’on puisse demeurer sans voix face à son exceptionnelle personne, Kelly s’approcha de la matriarche, puis étendit gentiment la paume sur sa tête, afin de feuilleter ses pensées.
— Ha, je vois ! Ma robe et mes talons te perturbent ! Ne bouge pas, je me transforme en paysanne.
Un tourbillon laiteux enveloppa l’étrange femme, qui aussitôt se vêtit d’une soutane de soie immaculée. Ses longs cheveux argentés, ornés d’un diadème en saphir, tombèrent en cascade jusqu’à ses pieds dénudés.
Arborant un sourire extatique, la native s’empressa de réanimer ses filles. Kelly devina qu’une prophétie la concernant germerait sur un quelconque mur, au fin fond d’une grotte ou sur une autre paroi. Attendrie par l’adoration que lui portaient les sorcières, de par son désir, elle les soigna.
L’une des demoiselles saisit sa main et l’entraîna dans les profondeurs de la forêt, suivie de près par ses compagnes. Après une course tumultueuse, Kelly se retrouva au milieu d’une clairière dominée par une statue à son effigie. Sous l’œil émerveillé de ses vestales, la Gardienne, perplexe, effleura les symboles tapissant le socle à la recherche d’une signature. La perfection de Kelly Darck, reproduite avec une justesse stupéfiante, suggérait que l’artiste la connaissait intimement. Bercée par le chant des pinsons, elle se perdit dans ses pensées. La faune et la flore s’éveillèrent, saluant celle qu’ils savaient leur protectrice. Les rosabres, à travers leurs racines, propagèrent la nouvelle de son arrivée à l’ensemble de la planète. Rugissements, piaillements et bourdonnements en tous genres finirent par cesser et l’écho du silence plana.
Honorée de se voir ainsi glorifiée, Kelly posa les paumes au sol et transmit une parcelle de son chakra au continent. L’effet de symbiose fut immédiat : son esprit se connecta brièvement à l’âme de Paramisse. Le coït psychique engendra tant de force que cela sortit le Néant de sa torpeur. Ne pouvant rivaliser avec la puissance de la Gardienne, il profita de la non-vigilance de sa geôlière et s’échappa. La liaison s’interrompit : Kelly devint la Sentinelle de ce monde.
Horripilée par les visages hébétés, elle incarna un feu de camp où lévitaient boissons fraîches et viennoiseries terriennes, qu’elle cercla de six fauteuils noirs, douillets à souhait. Alliant le geste à la parole, la déesse les invita à s’asseoir. Heureuses d’obéir, les aspirantes prêtresses s’exécutèrent.
— Vous allez me contempler avec des yeux de merlan frit toute votre vie ? lança Kelly, tout en soufflant une mèche gênante.
— Qu’est-ce qu’un merlan frit ? demanda humblement la rouquine.
— Une expression de ma planète, Bref, d’où proviennent vos immenses pouvoirs ?
L’intonation amicale, la posture détendue ainsi que le sourire chaleureux s’effacèrent pour laisser place au terrifiant masque royal. Kelly détenait l’étrange capacité d’imposer son autorité, et ce, sans un mot ; seule Andromède possédait cette faculté. D’un élan commun, les quadruplées tournèrent leur attention vers la matriarche, dont le ton rauque se fit enfin entendre :
— Ennigaldi, du Clan Siriki. Voici mes filles : la rousse se prénomme Naïla, la blonde Nejma, la brune Lillia, et la benjamine s’appelle Ishtar.
Kelly sursauta à l’évocation du Clan de sa mère, morte de chagrin, alors qu’elle n’avait que trois ans. Pour une fois, chapeau à la Créatrice. Ishtar, son ancêtre directe et la future Gardienne D’Éden, à qui Kieran fut/sera confié, se tenaient à ses côtés !?
— Pourquoi est-elle la seule à présenter une allure sylvestre ?
— Son géniteur était un Elfe.
— Tsss, Tsss, Tsss, tu veux dire que son père diffère des trois autres ! Tu as combien d’utérus ?
N’ayant aucune idée de ce que pouvait être un utérus, Ennigaldi se leva pour rejoindre le feu de camp verdoyant, puis décrocha une bourse de sa ceinture. Elle fit couler un fin ruban de poussière blanc sale dans le creux de sa main, qu’elle tendit à Kelly.
— Du sel des eaux sacrées… Tu préfères me montrer plutôt que de me raconter, s’adoucit la Gardienne.
— Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ; seuls les membres de mon clan connaissent la méthode et nous en sommes les ultimes détentrices…
— Tu es libre de me questionner. Considère-moi comme un mentor et cela vaut aussi pour tes filles. Malheureusement, certaines réponses restent informulables, sous peine de modifier les événements et cette information en fait partie.
— Entendu, Kelly.
Ses nouvelles compagnes esquissèrent un sourire. La Matriarche jeta le sel dans les flammes enchantées, qui crépitèrent joyeusement. Une volute de fumée s’échappa, tournoyant lentement d’abord, puis prenant peu à peu de la vitesse pour se changer enfin en une succession de violentes bourrasques.
Reconnaissant le sortilège à l’œuvre, les demoiselles se maintinrent au sol grâce à leurs chakra. Brutalement, le sens de rotation s’inversa, aspirant les rafales. La manifestation s’interrompit, Ennigaldi psalmodia :
Émotions nouées d’une Sorcière affligée
Ravivez ma mémoire en ce jour de gloire.
Souvenirs enfouis, éveillez-vous à la vie
Et que soit imagé mon esprit.
Les yeux de la Matriarche se révulsèrent, un filament de chakra s’extirpa de son front et alla s’enrouler autour de l’arabesque retournant au cœur du feu. Kelly, confortablement installée, claqua des doigts. Entre les mains des quadruplées apparurent des sorbets à goût changeant.
— Une soirée ciné à la belle étoile ! Quel plaisir ! lâcha la terrienne.
Les propos étranges tenus par la Gardienne firent pouffer les jeunes femmes.
— Silence, ça commence !
Effectivement, les flammes se mirent à danser et à s’entremêler, pour finalement se résorber et laisser place à la projection mentale d’Ennigaldi
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En premier lieu se dessina une clairière illuminée par des éclats de Karistal gorgés de magie. Au ralenti, l’angle de vue démasqua la voûte stellaire parsemée d’étoiles filantes. Durant quelques secondes, la scène se flouta.
Ennigaldi profita de sa solitude pour s’abandonner aux larmes. Soulagée, elle s’aventura ensuite avec aisance parmi la flore qui, reconnaissant son aura, s’écarta sous ses pas. Le chemin camouflé la conduisit à un tronc blanchâtre sur lequel elle plaqua sa paume. Une ouverture se forma alors, dévoilant des escaliers en colimaçon, dévalés à la vitesse de l’éclair. Arrivée dans les profondeurs de Paramisse, Ennigaldi observa en silence un sublime Elfe aux yeux magenta, occupé à cuisiner. Sentant la présence de sa dulcinée, il se retourna.
Le fumet appétissant s’évaporant du chaudron parvint jusqu’aux narines des spectatrices, qui en salivèrent.
— Enfin, lança-t-il. Je t’ai cru capturée. Les filles sont en retard…
— Cesse de t’alarmer, Othar, j’ai repéré leur chakra non loin d’ici.
Son soulagement attendrit la sorcière, qui ne résista pas au plaisir de plaquer ses lèvres contre les siennes. Le baiser langoureux éveilla la virilité d’Othar, refroidie d’emblée par les jérémiades d’un bébé. Délaissant son amant, Ennigaldi se précipita auprès du poupon :
— Ne pleure plus, maman est revenue, la rassura-t-elle, les prunelles plongées dans les siennes.
La voix d’Othar résonna en arrière-plan :
— Elle ne sanglote jamais quand tu t’absentes. Je l’oublierais presque. Ah ! Les filles sont là !
L’une derrière l’autre, elles entrèrent.
Kelly analysa une nouvelle fois ses compagnes et reporta son attention sur la projection dans laquelle elles ne semblaient pas quadruplées !? La logique voulait qu’Ishtar soit le nourrisson. Le souvenir s’estompa et le suivant s’installa :
La Matriarche se trouvait aux côtés de son mari dans la clairière aux éclats, fixant trois cerbères qui tenaient entre leurs crocs et pattes les corps déchiquetés de ses enfants ! Ishtar, âgée de quatre ou cinq ans gisait, empalée, sur les griffes de l’une de ces bêtes.
— Tu peux survivre si je recours à mon potentiel elfique. Fuis loin et ne reviens jamais, sinon les Néotolc te retrouv…
— Je meurs aujourd’hui, trancha Ennigaldi.
Faisant mine de respecter son vœu, il l’endormit d’un dernier baiser. Suivirent d’interminables minutes de pénombre.
Les reniflements de tristesse du quatuor extirpèrent Kelly de sa pensée. Troublée par le débordement d’émotions, c’est d’un regard qu’elle calma les pleureuses !
L’obscurité laissa place au clair des lunes. Ennigaldi apparaissait au pied de la statue quand un raclement de gorge provenant du sommet attira son attention. S’y détachait la silhouette d’un homme, vêtu d’un pantalon de cuir rouge. Des hauteurs, il s’élança et atterrit avec délicatesse, nu-pieds, aux côtés de la sorcière allongée. Il se renversa au-dessus d’elle et plongea ses pupilles rubis dans les siennes :
— Ennigaldi Siriki, femme éminente de cet Univers, ton époux t’a sauvée, mais cela fut écrit. Tes filles sont passées de vie à trépas avec honneur, et cela aussi est couché sur le papier. Je peux néanmoins te les rendre, mais cela a un coût.
— Êtes-vous un nécromant ? Quel coût ?
— La réponse est non, je ne suis pas nécromant. Le prix ? Une loyauté indéfectible. Quant à moi, je suis le Sage, compagnon de la Mère et Gardien du Clan Darck, la satisfit-il de son timbre suave.
Hypnotisée par la crinière immaculée volant au vent absent, elle en oublia de réagir.
Jusqu’à présent, Kelly n’avait jamais entendu parler de cet individu et quelque chose lui disait qu’un sortilège d’esthétisme dissimulait sa véritable apparence. Elle en déduisit que cela détenait un rapport avec le visionnage en cours.
À la manière d’une anguille, Ennigaldi se déroba au torse musclé, libérant une odeur sucrée. Il se retourna, puis s’allongea à la place de la Paramissiene et tapota quatre fois les airs. Des fioles de Karistal se révélèrent.
— Je reconnais l’âme de mes petites. J’accepte !
— Je sais… cela est écrit.
D’un claquement de doigts, le Sage déboucha les flacons. Les esprits affranchis foncèrent jusqu’au ventre d’Ennigaldi.
Celle-ci s’extirpa de sa transe. Épuisée par le rituel, elle reprit place sur son fauteuil. Kelly invoqua une canette de Coca, qu’elle lui tendit :
— Ceci va recentrer tes points d’énergie. Ça vient de mon époque. Par contre, le style sauvageon, ça ne va pas du tout, mes chéries ! Dès demain, leçon de mode et de maquillage.
Comprenant qu’elle parlait de leur apprentissage, Ennigaldi et ses filles hochèrent la tête, tout sourire.
— Les Djinns d’Iblisse doivent avoir terminé notre demeure ; allons la visiter.
À l’évocation du Seigneur des démons, les Paramissiennes frémirent.
— Pas d’inquiétude, même si ce que raconte le dogme de la mère sur sa cruauté et son machiavélisme est parfaitement véridique, il paraît qu’il deviendra un membre de ma famille, donc, vous ne craignez rien. Je suppose que vous ne savez pas créer de vortex.
Kelly tendit la paume. Un maelström doré émergea, provoquant un soupir de ravissement chez les prêtresses Trinitales.
— Après vous, les encouragea leur mentor.
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