Chapitre 9 – Tendre l’autre joue !
Retour à la causalité d’Ennigaldi.
Au bord de la syncope, Ennigaldi fixait l’entrée depuis quelques secondes, qui lui parurent une éternité. D’après sa vision, Ishtar passerait cette porte. Enfin, la poignée s’abaissa. Le battant s’entrebâilla. Iblisse, pieds nus, vêtu d’une chemise cintrée bourgogne surmontant élégamment un pantalon lie-de-vin, le franchit. Un bref instant statique, il esquissa un sourire ensorceleur. Puis, le pas faussement confiant, il la rejoignit. Ennigaldi le toisa à loisir tout au long de sa majestueuse avancée. Se heurter à des individus n’éprouvant aucune crainte à son encontre restait un fait rarissime pour le roi démoniaque. En outre, le stoïcisme de la Reine éternelle l’impressionna.
— Je suis désolé, mais ton refus de travailler pour les Puissances les a poussées à agir de la sorte, se justifia Iblisse avant de recevoir une salve de chakra.
Dix mille injures et actes de tortures défilèrent dans l’esprit de la sorcière, qui se retint de les appliquer. Au lieu de se déchaîner, acerbe, elle demanda :
— Où se trouve Ishtar ?
— Je te rassure, elle se porte à merveille. Son devenir s’accomplit comme le stipulent les Écrits.
— Tu éludes ma question !
Sentant la colère dévastatrice se profiler à l’horizon, il décida de braver les ordres et de révéler toute la vérité. Non qu’il craignît la Reine éternelle ; Iblisse aurait aisément dominé le combat. Il ne souhaitait tout simplement pas se la mettre à dos, car, sans cette femme, rien n’aurait été possible. Simple pion pour les Célestes, lui l’estimait au plus haut point.
— Le voyage d’Ishtar dans le passé n’avait pas d’autre but que la concrétisation de sa destinée. Bien que la progéniture des Néotolc apparaisse importante, cela ne fut qu’un prétexte. Si tu n’avais pas eu la certitude qu’elle reviendrait, jamais tu ne l’aurais envoyée au charbon.
— Un faux oracle ! Je ne sais pas pourquoi je m’étonne, Zargua et compagnie n’ont aucune considération pour le commun des sorciers. Poursuis, je te prie.
Son ton modéré dissipa d’emblée le sentiment de malaise. Répondant à l’injonction, Iblisse raconta l’histoire de l’Humelfe. Émue aux larmes, tout au long du récit, Ennigaldi le remercia pour sa sincérité.
— Kelly avait raison. Ton masque cruel et sanguinaire cache un adorable démon.
— Merci de le reconnaître, j’apprécie ! Ma tâche est loin d’être une sinécure.
— Je vais devoir te céder quelques années de vie ! Laisse-moi juste le temps de me préparer, je t’explique ensuite.
Le pas pressé, la sorcière rejoignit son espace balnéaire. Trois minutes plus tard, elle en sortit transfigurée. Une demi-seconde, il crut voir Kelly Darck. En effet, habillée d’une robe rose ouverte jusqu’à la mi-cuisse gauche, brodée de perles azur, qui mettait ses formes plantureuses en valeur, son maquillage discret s’assortissait à la parure d’onyx et de rubis, exhibée fièrement. Sertie d’une tiare en Karistal, sa chevelure d’or cascadait à la façon d’une traîne de mariée. Sans oublier sa petite taille, parfaitement rehaussée par ses talons aiguille, accentuant son impérieux charisme.
— Woh ! lâcha Iblisse.
— Je sais, merci, répondit Ennigaldi avec un clin d’œil.
— Révèle-moi ton vœu, là pressa-t-il, curieux.
— Conduis-moi à la Créatrice. Je crois qu’il est temps que l’on fasse connaissance.
Surpris par la demande, le Roi des djinns recracha la gorgée du café qu’il venait de prendre vers la sorcière. D’une main, Ennigaldi dévia sa course dans un vase.
— L’idée me semble mauvaise ! Elle exècre les surprises.
— Bonne ou mauvaise, on a privé ma fille de ses enfants ! Qui a injustement enduré l’enfer, pour satisfaire aux exigences de ses sbires peu scrupuleux, et cela doit cesser !
— Elle se trouve dans les sous-sols du Temple. Ça fait quelques siècles qu’elle y a élu domicile. Je t’offre l’information et le transport.
— Ta magnanimité m’épate…
Même si elle n’en avait pas l’air, Ennigaldi s’inquiétait des conséquences pouvant découler de sa visite inopinée. Étant le seul capable d’ouvrir un vortex dans les sous-terrains, Iblisse invoqua le sien. Tremblant de terreur, il le franchit, aussitôt imité par sa prestigieuse passagère.
**
La Créatrice appréciait grandement la plénitude de son sanctuaire. À l’occasion, Iblisse perturbait le calme des profondeurs du Temple Trinital, mais jamais sans prévenir, conformément aux directives de la déesse. Installée devant sa coiffeuse, celle-ci attendait que les brosses enchantées en terminent avec sa longue crinière immaculée.
La brise annonçant la venue du Seigneur démoniaque s’incarna subitement. L’entrevue impromptue échauda la Mère, qui eut juste le loisir d’enfiler son voilage.
Quel événement imprévu par les Écrits justifie-t-il cette intrusion ?
Le vortex cobalt émergea et Iblisse eut à peine le temps de poser les pieds dans la tanière secrète qu’il se retrouva aspiré dans les hauteurs. Cloué au plafond avec force, il crut voir sa fin arriver. Cependant, l’irruption soudaine d’Ennigaldi troubla tant la Créatrice qu’elle perdit le contrôle. La chute du roi fut si brutale qu’Iblisse ne put la maîtriser.
— Ennigaldi Siriki… Je m’apprêtais à te rendre visite. Il semble que ta colère t’ait poussée à braver l’interdit. Je devrais t’exécuter immédiatement pour avoir osé me déranger, mais par égard pour ma chère Kelly, je n’en ferai rien. Enfin, pour l’instant…
Pleine d’assurance, la Reine éternelle se para de l’effroyable masque royal :
— Tu dois également connaître Ishtar ! Tes subordonnés ont fait de son existence un enfer, et cela, je ne peux le tolérer.
— En dehors de mon fils, jamais personne n’avait eu le cran de me parler ainsi et de rester en vie. À l’accoutumée, les téméraires rallient « l’Entre-deux-mondes », annonça posément la Créatrice.
La menace doucereuse fit perdre toute sa force de conviction à Ennigaldi. De surcroît, la déesse avait laissé son chakra imprégner la pièce, imposant de la sorte sa suprématie.
— Réanime le Roi, puis retrouvez-moi au salon. J’écouterai tes doléances.
Tandis que la Reine éternelle remettait Iblisse sur pied, la Créatrice s’affairait à apaiser les pleurs d’un nourrisson aux yeux d’or et à la crinière ébène. Lorsque ses non-invitées la rejoignirent, elle déposa la petite fille au creux des bras d’Ennigaldi.
Leurs prunelles se croisèrent et une sensation de bonheur indescriptible s’empara de la Matriarche. Elle sut qu’elle ne pourrait plus jamais quitter cet être, qu’elle devinait d’ascendance divine.
Interrogatif, son regard se posa sur la Créatrice. D’un geste, elle les incita à prendre place. Regrettant d’avoir brutalisé le seigneur démoniaque, la Mère matérialisa différentes variétés de pizzas. Acceptant ses excuses informulées, Iblisse sourit, puis commença à s’empiffrer. Le bambin d’un côté, une coupe de champagne de l’autre, Ennigaldi fixait intensément la déesse.
— Pour une sorcière de plus de vingt mille ans, ta patience m’a l’air limitée, lâcha la Créatrice avec une moue amusée.
— Je brûle d’écouter vos révélations à propos du bébé, répondit la Matriarche du tac au tac.
— Ne cherchais-tu pas le bureau des plaintes et revendications ?
— Je pressens que tout ceci est lié, et j’aime savoir l’ensemble des faits avant de gémir sur ma destinée.
— Tu es pleine de sagesse, souveraine de Paramisse, et c’est pour cela que l’on t’a choisie. Cette enfant se prénomme Andromède, progéniture de Zargua El Gamma, et la première du Clan Darck.
Le ton sévère de la Créatrice stoppa la gloutonnerie d’Iblisse. Même s’il avait connaissance de tout cela, entendre la Mère le narrer envoûta le djinn, qui en oublia son repas. Après avoir laissé passer un silence délibéré, la déité reprit ses indications :
— Tu contribueras aussi à l’éducation d’un garçon, descendant direct de la branche Néotolc. Mon époux le conduira au temple. Il devra haïr Andromède. Attise la différence et obscurcis son esprit, au point que son seul désir soit de tuer sa rivale.
— Je refuse de pervertir une âme innocente ! Je comprends davantage le comportement de vos sbires. Malgré votre rang, vous ne valez pas mieux qu’eux.
— Comment oses-tu t’adresser à moi de la sorte ? Souhaiterais-tu subir ma colère ?
— Vos explications révèlent que vous avez besoin de moi, il est superflu de me menacer. En quoi maltraiter un enfant profiterait-il à la Création ?
— Lors de ta visite du Palais Palladium, tu as décrété ne devoir allégeance qu’à ma gracieuse personne ou à Kelly Darck. Cette dernière n’étant pas disponible, la besogne me revient. Tu exécuteras mes directives sans broncher, sinon je peux t’assurer que je déchaînerai ma fureur sur tes proches. Eux ne sont pas utiles à l’accomplissement des Écrits.
Ennigaldi déglutit et baissa les yeux en signe de soumission. Armée de tout son courage, elle demanda enfin :
— Où se trouve Ishtar ?
— Sur Paramisse, où elle bénéficie de la jeunesse et de la longévité d’Éden. Quand j’y réfléchis, elle est plus vieille que toi désormais. Ha, ha, ha, ha ! Je me fais rire seule. Bref…
— Puis-je lui parler ?
— Non.
Sans même le réaliser, Ennigaldi, le bébé ainsi qu’Iblisse apparurent dans les appartements de la Matriarche.
Agacée, la Créatrice les y avait expédiés d’une simple pensée. Tandis que le démon, sans un mot, retournait en son royaume, la reine convoqua Nejma par télépathie :
— Ma chérie, je vais avoir besoin de toi.
— J’arrive immédiatement !
— J’en ai marre de rester cloîtrée, je te rejoins, où te trouves-tu ?
— Au petit village longeant les eaux pourpres. Une meute de cerbères a attaqué.
Nejma eut à peine fini sa phrase que sa mère, vêtue pour le sabbat, émergea de son vortex violine.
— Des cerbères, tu dis ? On n’en a plus revu depuis l’époque ou les Gogs sévissaient. Dois-je ordonner des mesures ?
— Non, je pense avoir réglé le problème. Alexa a analysé le continent, il n’y en a pas d’autres. Par contre, tu peux me renseigner sur la magnifique sorceline qui te dévore du regard !
— Andromède Darck !
— Celle dont Kelly nous a conté les prestigieux exploits sur Terre ? Nom d’un Leprechaun ! Ça n’augure rien de bon !
— Et encore… !
Ennigaldi apposa sa paume sur le crâne de sa fille et lui transmit les derniers événements. L’information circula à travers le lien quadruple et, enfin seule sur Éden, Ishtar savait que son épopée leur était désormais connue.
— Convoque les membres de l’Ordre vivant au Temple, nous allons présenter notre enfant à ses innombrables parents.
Naïla et Lillia, abasourdies par les faits, rallièrent aussitôt Khalarie à la recherche des descendants de Sarek. L’investigation des deux sœurs les conduisit à une surprenante, mais agréable découverte.
**
Jamais, dans toute l’histoire de l’Ordre, l’amphithéâtre du Temple n’avait accueilli autant de disciples. À l’accoutumée, seuls les apprentis et les alchimistes profitaient de l’endroit, essayant de percer les mystères de la Pyramide d’onyx qui lévitait au centre.
— On applaudit la Matriarche de l’Ordre Trinital et Reine éternelle de Paramisse, Ennigaldi Siriki, scanda Alexa.
Les immenses battants de bois donnant accès à l’arène s’ouvrirent lentement. Vêtue d’une simple tunique immaculée afin de faire montre d’humilité, elle pénétra dans l’hémicycle. Ses ouailles, synchrones, tapèrent du pied, histoire de saluer son entrée. À sa suite apparurent Nejma, Lillia et Naïla, qui tenait contre son cœur la petite Andromède. Habillées de combinaison en satin lilas, les sœurs arboraient la même coiffure : plaqué, effet mouillé. À nouveau, le public s’époumona d’amour.
— Silence ! décréta Alexa.
Il s’installa. Contrarier l’intelligence Magificielle incluait des risques, comme celui de passer quelques semaines à chercher la sortie de sa chambre. Parée de son masque royal glacial et stoïque, la dirigeante s’exprima d’un ton grave :
— Ishtar a trouvé la mort ! Elle est tombée dignement au combat après avoir dû sacrifier l’un de ses garçons.
La nouvelle sonna comme un glas, car tous appréciaient l’Humelfe. Compréhensive et toujours à l’écoute, elle prodiguait de judicieux conseils. Tous l’estimaient et aucun n’imaginait l’avenir sans elle.
— Quel enfant, « vous demandez-vous » ? Je laisse le soin à Naps du Clan Bonaparte et à mon petit-fils Sarek, de vous conter les dangers qu’ils ont affrontés.
Découverts en stase au sous-sol d’une habitation détruite lors d’un événement omis de tous, et jamais reconstruite, père et fiston franchirent la porte. Abasourdie par le retour du soldat d’antan supposément disparu aux mains des Gogs, l’assistance resta pantoise.
— Vous avez sûrement remarqué le bébé dans les bras de Naïla : il s’agit d’Andromède Darck.
Les disciples allaient de surprise en surprise. Tous ici, grâce aux enseignements de Kelly, savaient la Sorcière légendaire que deviendrait la sorceline.
— Chacun d’entre vous tiendra le rôle de parent. Ne perdez jamais une occasion de l’instruire ou de l’amuser, tout en gardant en mémoire son statut de souveraine.
Venues de nulle part, des applaudissements retentirent, suivis d’une voix :
— Charmante façon de galvaniser les troupes, Reine éternelle.
— Sage, montre-toi, exigea Ennigaldi.
Aujourd’hui, elle n’était plus la veuve et mère éplorée, gisant au pied de l’effigie de la Gardienne.
— Je suis là, ma chère. Inutile d’être colère, murmura l’époux de la Créatrice à son oreille.
Soudain, l’être céleste s’imprima aux côtés du Clan Siriki, un nouveau-né dans les bras, ce qui dissuada les disciples de l’assaillir de chakras. Son regard rubis, semblable à celui du rejeton, se fixa sur la Matriarche. Bombant son torse athlétique et entamant un va-et-vient, il s’adressa à l’auditoire :
— Ce petit, posé contre ma poitrine, se prénomme Diablé Néotolc, que je confie à vos mauvais soins sur ordre de la Mère. Cet enfant, contrairement à Andromède, devra être élevé comme un paria. Mes propos vous horrifient ? Moi aussi ; néanmoins, l’avenir de la Création dépend de cette infamie.
Avant d’arriver à la partie la plus difficile de l’histoire, il laissa planer un moment de silence, qu’il mit à profit pour feuilleter les pensées de quelques adeptes. Ils rêvaient tous de bondir pour lui tordre le cou. Un geste de leur chef ou d’une de ses filles et ils passeraient à l’attaque. Ennigaldi s’abstint, sachant d’avance que le nombre ne suffirait pas à le vaincre. Par l’esprit, elle intima à la divinité de se dépêcher et de débarrasser le plancher. Soumis de nature, il s’exécuta avec joie :
— Dans dix-huit ans, jour pour jour, une maléfique entité envahira Paramisse. Le destin de cette planète dépend de ces enfants, et principalement de la haine qu’ils nourriront l’un envers l’autre.
Son blabla terminé, d’une flamboyante nuée, le Sage tira sa révérence. En colère, Ennigaldi tourna les talons, évitant ainsi de se donner en spectacle.
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