Chapitre 10 – Amour, pomme et serpents !

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À la nuit tombée, comme à son habitude, la geôlière du Néant s’assura que le sortilège incarcérant la mortifère créature ne comportait aucune faille. Durant le trajet de retour, à travers les mille et une variétés de fleurs qui composaient le jardin, il lui sembla ouïr de lointains gémissements.

Je commence à devenir folle, forcée à ma solitude.

Elle veillait sur son nirvana depuis des milliers d’années ! Si seules les entités célestes détenaient le privilège d’observer et de pénétrer l’enceinte du paradis, jamais et en aucune façon l’un d’eux n’y posait le pied !

Mais un autre cri se fit entendre ! Pour Ishtar, il était hors de question de continuer à douter de sa santé mentale. De son regard chakratique pourpre, la jeune femme ordonna à la nature de se taire… Bruissements, cliquetis ou vrombissements cessèrent aussitôt. L’écho du silence plana…

De nouveau, les pleurs retentirent. Afin d’obtenir une vue d’ensemble du vaste domaine coloré, la geôlière invoqua son pouvoir de gravité et laissa son esprit voguer à travers son territoire. Elle finit par percevoir, à quelques mètres de l’arbre aux fruits argentins, un landau de bois blanc ! En moins d’une seconde, grâce à sa vitesse elfique, Ishtar franchit la distance la séparant de l’enfant, qui l’envoûta de ses magnifiques yeux d’or, signe que la Mère l’avait touché de sa Délicatesse. Le bambin dans les bras, elle s’évapora.

Arrivée dans sa villa, dans un premier temps, l’Humelfe se préoccupa de soulager les besoins impérieux du bébé. Une fois langé et repu, elle l’installa au milieu du lit. Puis la nourrice improvisée étudia de plus près le morceau de tissu enrobant le jeune garçon. Dans la poche de la doublure, l’Humelfe remarqua une enveloppe à son attention.

Les battements de son cœur s’accélérèrent :

Ishtar Siriki,

La Créatrice m’envoie à toi. Je te confie l’un de tes futurs descendants, mon fils Kieran. L’enseignement que tu lui fourniras est primordial pour la survie de l’Univers. Comme toi, on m’a désignée Gardienne. Tu comprendras sans conteste par ta fonction, que les tâches qui nous sont déléguées dépassent ce que nous pouvons révéler. Dans un avenir lointain, le Trésor que je t’abandonne aujourd’hui assurera ta relève, mais avant cela, il rencontrera une sorcière qui mettra son destin en danger.

Prends soin de mon bébé.

Les années défilant, elle finit par devenir une maman poule débordant d’amour pour ce petit être et relégua sa solitude au rang de souvenir. Conformément aux instructions de la lettre, elle inculqua tout son art à Kieran. Plus que doué, lorsqu’il aborda l’âge adulte, l’apprenti avait déjà assimilé tout le savoir de son professeur.

Néanmoins, l’existence au sein de ce merveilleux jardin pesait au jeune homme, qui rêvait de voyages et de découvertes. La vision des terres paramissiennes grouillantes de vie et de nouvelles expériences captivait son âme. Malgré les recommandations et mises en garde de sa mère adoptive, sa curiosité l’incita à visiter les espèces exceptionnelles peuplant la planète, dont il désirait ardemment être l’un des rouages.

De péripéties en mésaventures, il croisa la route de la magnifique Lyana, sorcière guérisseuse d’un modeste village longeant les eaux pourpres de la mer Mystique. Il s’en éprit au premier regard. Pendant plusieurs semaines, il se déplaça à intervalles réguliers jusqu’à la chaumière de sa belle, avec la volonté de lui déclarer sa flamme. Malheureusement, sa timidité le poussait constamment à rebrousser chemin.

Ce matin-là, dans l’intention de refaire son stock de potions, Lyana sortit plus tôt qu’à l’accoutumée. Kieran arriva au moment où elle franchissait le seuil de sa porte. Pris de panique, il se tapit derrière les immenses tonneaux renfermant les litres d’hydromel, entreposés en vue des festivités du solstice d’été. La guérisseuse emprunta le sentier de la forêt. Se fiant à son instinct, l’amoureux emboîta le pas à la plus sublime créature de l’univers.

Sous l’œil attentif de Kieran, dissimulé derrière un fourré de ronces, la jeune femme cueillait tranquillement du gui, de la valériane, de la menthe, des orties et des fleurs de tilleul, quand soudain, deux individus, couverts de longues capes, occultant leur visage surgirent d’un buisson ! D’une pichenette de magie sur le front, celui habillé en rouge engourdit la sorcière. Son complice, qui portait la pèlerine verte, souleva Lyana et la mit en travers de son épaule droite.

D’une poussée de chakra argentée, ils regagnèrent les hauteurs de la forêt. La rage au ventre, luisant de mille feux, Kieran s’élança, tel un intrépide chevalier. Une course effrénée s’engagea alors. Bien que les kidnappeurs jouissent de quelques secondes d’avance, Kieran, élevé par l’Humelfe, n’eut aucun mal à les rattraper.

S’étant aperçu qu’ils étaient suivis, Red Hood projeta une vague d’air dans sa direction, esquivée avec facilité par Kieran. Green installa l’otage sur une large branche avec douceur, puis passa à l’attaque à son tour. Son poing, transformé en métal, vint heurter la joue de son adversaire. S’il ne lui avait pas conféré la robustesse du Karistal avant le contact, la mâchoire de Kieran se serait brisée au lieu de la main de son opposant.

Voulant en finir promptement, par le truchement de l’esprit, il ordonna à la flore environnante de se saisir des malfrats. Pourchassés par les lierres, ronces et autres plantes reconnaissant l’autorité de l’apprenti gardien, les ravisseurs prirent la poudre d’escampette. Puis une brèche spatio-temporelle apparut subitement au-dessus d’eux et les aspira.

Une fois qu’il fut certain que les brigands eurent bien quitté les lieux, il la prit dans ses bras, puis franchit son vortex conduisant à la chaumière de la guérisseuse. Pendant de longues heures, il la veilla avec une patience qu’il ne se connaissait pas. Lorsqu’enfin, Lyana émergea, rivant son regard au sien, Kieran ne put s’empêcher de demander :

— Allez-vous bien, belle demoiselle ?

— Parfaitement, merci de m’avoir protégé, susurra la sorcière, au bord des larmes. Comment vous appelez-vous ? osa-t-elle, timidement.

— Kieran, répondit-il dans un souffle. Dans un souci d’honnêteté, je dois avouer…

Il se mit à fixer le sol avant de révéler avec douceur :

— Qu’à l’instant où je vous ai rencontrée, votre âme m’a ensorcelé !

— Je vous ai également remarqué !

Elle détourna son attention en direction du chaudron, bouillonnant dans l’âtre de la cheminée :

— Je sens que mon cœur vous désire ! J’attendais avec impatience que vous m’abordiez.

— Remercions ces bandits alors…

Il vint aux côtés de sa compagne, saisit ses mains. Il frôla son oreille et chuchota :

— … Sans eux, je ne suis pas sûr que j’en aurais eu le courage.

Sans se poser de questions, les deux jeunes gens, toujours tremblant d’émotion, se rapprochèrent puis s’enlacèrent et enfin, échangèrent un timide baiser. À la seconde où leurs lèvres se rencontrèrent, leurs âmes furent liées à jamais. Une lumière soyeuse et blanchâtre les enveloppa et, dans les bras l’un de l’autre, ils s’endormirent paisiblement.

Les mois s’écoulèrent et l’attachement de nos tourtereaux grandissait. Le tandem éprouvait le besoin de vivre plus que de simples rendez-vous clandestins ! Malgré le peu de temps qu’ils avaient partagé, la certitude que leur passion serait éternelle s’imposa. L’unique souhait du couple était de fonder leur famille…

La magie de l’amour symbiotique demeure une chose rarissime et indéfectible, qui permet à deux entités de n’en former qu’une seule. 

**

La Gardienne du Néant s’affairait à vérifier les sortilèges enserrant l’Arbre de la Connaissance lorsqu’elle soupçonna dans son dos la présence familière de son apprenti. C’est d’un ton solennel qu’il s’adressa à cette dernière :

— Tu dois d’avance le savoir, puisque rien ne t’échappe sur Paramisse. J’ai rencontré celle avec qui je désire fonder une famille.

La mère adoptive, pour l’avoir expérimenté dans son lointain passé, maîtrisait parfaitement les effets de ce lien de l’esprit. À son sommet, chaque instant séparé de sa moitié se transformait en une agonie corporelle !

Les conséquences découlant de cette conversation brisèrent son cœur.

— Je t’écoute attentivement, mon enfant…

— Lyana emménage au sein d’Éden. Cela me permettra d’assurer mes futures fonctions ainsi que ma destinée, sans avoir à sacrifier ma femme. Je devine d’ici ton opposition, mais concernant Lyana, tu n’auras jamais ton mot à dire. À moins que tu souhaites me voir abandonner ce pour quoi l’on m’a confié à tes soins !

Sachant que rien ne pourrait le faire changer d’avis, elle acquiesça.

— Bien, comme tu voudras ! Quand nous rejoindra-t-elle ?

— Dès demain ! J’irai la récupérer au coucher du soleil à l’entrée de son village.

— Je m’occupe de veiller à son installation.

Le fils adoptif l’enlaça durant de longues minutes. Ce qu’il ne remarqua pas, ce fut les larmes silencieuses de sa mère.

— Je te laisse terminer d’examiner les sécurités. Il se trouve que j’ai fort à accomplir pour sa venue, l’informa-t-elle, avec un faux beau sourire.

Ishtar se précipita dans la salle aux vitraux. Ce chef-d’œuvre, ouvragé de ses mains, racontait l’histoire de sa passion torride d’antan, qu’elle s’était vue sacrifier au profit de sa destinée. Il était hors de question que son enfant affronte l’expérience d’une peine de cœur enchantée et se retrouve, un jour, séparé de ses petits, comme cela avait été le cas pour elle. Selon Kelly, la sorcière lui ferait du mal, et ça, elle ne pouvait l’accepter.

Elle s’assura de la condamnation de toutes les issues. La Gardienne choisit dans son immense collection de livres celui qui s’intitulait : Grimoire des Siriki. Au-dessus du tome regroupant le savoir de son Clan, elle croisa d’abord le majeur et l’index, les replia et finit par former un cercle avec le pouce.

— Ouvre-toi au sortilège de Gaudium.

Il s’exécuta, faisant défiler ses pages à une vitesse telle qu’un léger vent souffla dans la pièce. Le procédé était plus rudimentaire qu’elle ne l’avait pensé. Elle devait graver l’identité de la victime sur une pierre de Karistal avec son sang, puis la laisser brûler dans un feu vif. Elle se mit à l’œuvre sur-le-champ. Une fois la roche dans les flammes, l’Elfe entama la formule maudite :

« Iblisse, Roi des Djinns, viens à moi

Et de ta présence glorifie-moi. »

Un tourbillon de fumée bleutée apparut face à la Gardienne et une voix aux consonances diaboliques retentit au cœur des volutes épais :

— Ha ! Ha ! Ha ! La geôlière de mon père, quelle surprise ! Si même les gens de ton genre m’invoquent… Pour satisfaire à ta demande, il y a un coût ! Renoncerais-tu à ta vie ?

— Pour préserver mon garçon du malheur, je te la donne immédiatement !

— Parfait ! Tu disposes encore de temps avant que je vienne récupérer ton âme. Ne t’inquiète pas… Je passe systématiquement chercher mon dû !

Ce changement soudain de personnalité chez son vieil ami la perturba.

***

Kieran, après avoir accompli la tâche confiée, ne put patienter jusqu’au lendemain pour annoncer la bonne nouvelle à sa fiancée. À l’instant précis où il franchit son vortex, un brusque sentiment de terreur l’assaillit.

Il en décela aussitôt la source. Lyana se trouvait au plus mal, son âme souffrante exhortait la sienne à l’aide. Il se précipita dans la chaumière de la sorcière guérisseuse et la découvrit à demi lucide, prises de convulsions, allongée au sol, vomissant un sang aussi noir que les entrailles du Néant.

Un tourbillon de fumée nauséabonde et bleu nuit se forma à leurs côtés. Une voix à glacer le chakra en sortit :

« Ta prétendue mère a ordonné le sacrifice de ta dulcinée, mais il te reste une chance de la sauver ! Vas-tu la saisir ? Pour ce faire, Kieran Darck, il te suffit de lui donner à manger une bouchée d’une des succulentes pommes de ton jardin. »

Perdant tout discernement, ce dernier s’empara fébrilement de sa future épouse et fonça à toute allure dans son vortex. Il déboula au pied massif de l’arbre de la Connaissance et posa délicatement Lyana sur une orchidée géante.

Ishtar apparut au même moment !

L’adorable regard chakratique d’or de l’apprenti vira d’emblée au rubis. Son aura mystique, d’habitude bienveillante, exhalait une haine viscérale. Le Prince ne put contenir sa rage vengeresse. Sombrant profondément dans la partie la plus lugubre de son être et avant que sa mère n’ait l’occasion d’articuler un mot… Il la souleva d’une main ferme, enserra son cou, puis plongea avec force sa main libre dans la poitrine de la traîtresse. D’un geste brusque, le cœur fut arraché. Coincé dans sa paume, l’organe chaud suintant l’hémoglobine continua machinalement de pulser… de pulser… de pulser… Puis il se figea.

Balancé avec nonchalance au milieu d’un parterre de roses cristalloïdes bleutées, il explosa en poussières pailletées. D’une puissante poussée, Kieran fracassa le crâne de sa poupée de chiffon sur les racines émergeant de la prison.

Un sourd craquement se laissa entendre ; s’ensuivit d’une giclée de sang, reçue en plein visage. Subitement, il éclata de rire nerveusement. Les réminiscences de son enfance aux côtés de la geôlière s’imposèrent à son esprit. La souffrance lui avait fait oublier la première règle d’Éden : ne pas tuer en son sein.

De ce fait, le premier sceau retenant le chaos fut rompu. Entraîné par sa démence, il brisa le second en croquant à pleines dents l’irrésistible pomme rouge translucide. Au cœur du fruit se distinguait l’étincelle de vie de ce qui aurait pu être une galaxie. D’un baiser, Kieran introduisit un fin morceau de la pomme entre les lèvres de sa bien-aimée, aussitôt enveloppée d’un cocon protecteur de chakra laiteux. La détonation fut retentissante et suivie d’un gigantesque champignon de fumée ténébreuse, s’élevant au-delà du firmament. Le Néant pervertit Éden, devenu son effroyable domaine.

Quelques instants avant l’explosion du jardin paradisiaque et conformément aux instructions de la Créatrice de l’Univers, le Sage, spectateur invisible, expédia la Villa ainsi que Lyana sur Terre, par le biais d’un vortex interplanétaire. Pour s’assurer qu’il puisse se réincarner dans sa temporalité originelle, il emprisonna ensuite l’âme de feu Kieran dans une fiole de Karistal, garantissant ainsi qu’elle ne puisse rejoindre l’Entre-deux-mondes.

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