Chapitre 14 – La quête de Catin
VIe siècle apr. J.-C.
Alors que Catin batifolait dans l’une des maisons closes au nord de la Francia, son amant, plein d’entrain, la délaissa momentanément pour se précipiter, nu comme un ver, jusqu’à sa besace. Joyeux, il en sortit une cruche avec panache.
— Ceci est un pinard à part. Quelques gorgées, et de plaisir je t’enivrerai.
Sa jeunesse et sa fougue étaient exactement ce dont elle avait besoin. Lascivement, elle se roula entre les couvertures, souillées de la liqueur des dévergondés les ayant précédés.
— Qu’attends-tu pour me servir ?
— Patience, noble dame ! Ton esclave arrive séant.
Avec tendresse, il lui embrassa d’abord les pieds, puis promena ses fines babines jusqu’au haut de sa cuisse. Débordante de passion, la sorcière empoigna sa tignasse brune et gourmande et le conduisit au mont Destinée. Râles de délices ; literie froissée ; orteils pliés.
Et la magie opéra. Souriant, le prostitué s’échappa de sous les draps. Effleurant de sa verge l’intimité de sa compagne et de sa langue, ses mamelles enflées, il la baisa longuement. Enfin, elle eut droit à sa jouissance.
Le garçon de joie ouvrit la cruche d’une main, et laissa un flot couler entre les lèvres délicates de son adorée.
L’amour dégoulinant de sa cliente s’estompa et la femme se tenant devant lui ne possédait plus rien de ravissant. La férocité de son regard chakratique terrorisa l’éphèbe, qui n’avait jamais vu un tel phénomène. Il retomba illico. D’une main ferme, elle empoigna sa gorge et de l’autre, enserra ses bourses.
— Si je resserre ma prise, plus jamais tu ne batifoleras. Je vais te poser une seule fois la question : qui t’a fourni l’Ambroisie ?
Ce nectar cultivé sur Paramisse ne pouvait exister sur Terre, qui se trouvait dépourvue de créatures surnaturelles. Ceci était le premier indice de sa longue quête qu’elle avait abandonnée. Constatant que sa victime devenait bleue, son étreinte se relâcha. Après une terrible quinte de toux, c’est les yeux larmoyants et le teint pâle qu’il répondit :
— Lorsque le roi s’octroie mes services, il m’offre une cruche. Un vignoble du village d’Autun, situé au sud-ouest du Royaume de Bourgogne, le produit, selon ses dires.
Tandis que l’amant, recroquevillé au sol et dans le plus simple appareil, tremblait comme une feuille, Catin se mit à faire les cent pas. Sa réflexion terminée, elle revint près du jeune homme et caressa sa joue. Mielleuse, elle présenta ses excuses :
— Oublions ma fureur et retournons au lit.
Il n’avait qu’une seule envie : fuir. Or, il n’en eut pas le courage, stoppé par sa couardise. Résilient, il accepta donc la main tendue.
— Prends-moi dans tes bras, suggéra la sorcière, qui semblait d’humeur joueuse.
Il s’exécuta. Sentant son cœur contre sa peau nue, elle rayonnait… et le garçon de joie n’eut pas conscience de son trépas. Son palpitant chaud, extirpé brutalement de sa poitrine, dégoulinait d’hémoglobine. Pulsant encore, Catin l’approcha de ses lèvres. Bouchée après bouchée, elle s’en délecta. Gourmande, elle ne put s’empêcher de lécher les restes sur ses doigts. Désormais revigorée, la meurtrière laissa une chandelle tombée sur les draps souillés, et c’est de convenable humeur qu’elle franchit son vortex rosé.
En ce qui concerne le point d’arrivée, l’art de Catin restait rudimentaire. En l’occurrence, elle émergea à bonne distance de la destination souhaitée. Immortelle depuis sa rencontre avec le seigneur démoniaque et l’Humelfe, cela ne l’embêtait pas. Elle adorait se perdre dans la splendeur de cette planète riche de merveilles, mais vouée à la destruction.
Alors qu’elle suivait un cours d’eau conduisant aux vignobles d’Ambroisie, résonnèrent non loin d’elle des hurlements d’agonie. Curieuse de voir le tableau morbide auquel allait s’adonner la sous-espèce, la sorcière, guidée par l’écho de souffrance, dénicha les vermines.
Dix hommes disgracieux, semblables à la mocheté qu’elle fut, violentaient deux jeunes femmes sous le regard vide de leurs parents, déjà morts. Les têtes séparées des corps imploraient la miséricorde pour leurs enfants. Le spectacle raviva d’anciens souvenirs chez Catin qui, durant longtemps, avait considéré la barbarie de son père comme une marque d’affection. Ce n’est que lorsque les Puissances supérieures lui avaient retiré son fils, quelques jours après sa venue au monde, qu’elle avait comprit ce que devait être l’amour d’un proche. La pitié l’envahit, sentiment qu’elle exécrait. Ne pouvant lutter contre la haine viscérale la submergeant, ses yeux luisirent d’un rose intense.
Adepte de la mise en scène, d’un claquement de doigts, elle se débarrassa de sa soutane kaki. Sa peau bronzée, entièrement servie au grand air, scintillait sous les rayons du soleil. Enroulée en un chignon, sa chevelure se défit, tombant en cascade jusqu’au creux de reins. Affriolante, elle sortit de sa cachette. Son timbre sensuel signala sa présence :
— Vous, là-bas !
D’un même élan, les gorets stoppèrent pour porter leur appétit sur la gourgandine venue de nulle part. Désintéressés des jeunes victimes, ils remontèrent leurs frusques crasseuses, et se hâtèrent de rejoindre ce cadeau majestueux, offert par Dieu.
— Approche mignonnette, rugit l’un des porcs, on va te grimper comme la jument de maman.
Ou pas…
Alors qu’ils s’apprêtaient à rendre grâce, les marauds se figèrent. Les bras de la courtisane prirent la consistance du bois, puis s’allongèrent. Se fragmentant en une pléiade de branches, ils pénétrèrent le front des violeurs et, dans un charmant murmure, la diablesse psalmodia :
— Nolite alios, quid vis.
Malgré eux, les hommes se retrouvèrent à se faire entre eux ce qu’ils avaient planifié pour Catin. Satisfaite, elle redevint chair et d’une pensée, s’accoutra. Tout sourire, elle abandonna les gorets à leur sanglante besogne, et ce, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La traîne de sa soutane kaki volant au vent, elle rejoignit les innocentes, gisant en bord du sentier poussiéreux. Leurs oripeaux servant de vêtement ne cachaient plus rien. Pourtant, elles s’y raccrochaient, comme un dernier rempart avant la mort. Peinée, elle s’agenouilla près d’elles et plongea son regard dans leurs esprits :
— Des bandits vous ont attaquées,
Vos parents ont été tués, mais vous avez survécu.
Aucunement vous n’avez été souillées.
Cette souffrance, jamais vous ne vous la rappellerez.
Avant de relâcher son contrôle psychique, Catin rendit leur fière allure aux deux jouvencelles et restaura également les têtes des géniteurs à leur place d’origine. Lorsqu’elles s’extirpèrent de leur sommeil sans rêves, seul le deuil les affligea. Ne possédant aucun souvenir de la sauveuse, elles ne surent jamais d’où émanaient les bourses pleines d’or, découvertes dans leurs poches. Apeurées par un groupe d’hommes forniquant, elles détalèrent comme des lapins. Le lendemain, en compagnie du curé du village, elles revinrent sur les lieux. Les corps des vicieux sans vie s’emboîtaient et gisaient là. Toutefois, ceux des parents ne se trouvaient plus sur la route.
Heureuse de sa journée productive, Catin avait repris son chemin. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les crimes sadiques qu’allaient perpétrer ces fillettes, maudite par la soif de sang et qu’elles légueraient assurément à leur lignée ! Dans quelques siècles, son maître disposerait d’une armée d’assassins parfaitement intégrée à la civilisation, car ces jeunes femmes n’avaient pas été les premières à subir l’activation du gène occiseur.
Alors que l’astre de feu se couchait, sa destination se profilait à l’horizon. Aucun doute, la sorcellerie saturant les environs appartenait à Naïla. La Siriki avait survécu aux temps, mais qu’en était-il de son enfant ? La question effleurait à peine son esprit, qu’une copie conforme de Diablé jaillit d’une haie taillée en arche. Sa chevelure cuivrée, parsemée de tresses, reflétait la lueur du soleil. Son regard rubis, imprégné de haine, semblait habiter un mystérieux pouvoir.
— Bonjour, grand-maman ! Mère a senti ton approche. Si tes intentions sont mauvaises, elle t’encourage à rebrousser chemin.
Catin demeura interdite de longues secondes. Le jeune sorcier connaissait son existence ? Comment était-ce possible ? En dehors du Néant, nul ne possédait l’information. Se ressaisissant, elle rendit enfin la politesse :
— Bonjour ! Au contraire, mon trésor ! Ça fait des siècles que j’espère vous trouver. Comment te prénommes-tu ?
— Suridar, du clan Néotolc ! Suis-moi, mais je te préviens, si tu as menti, le passage t’exécutera.
Émerveillée par le rouquin, Catin hocha la tête et lui emboîta le pas. De l’autre côté, l’aspect du domaine contrastait énormément avec la vision extérieure. Le modeste logis laissa place à une reproduction à plus petite échelle du Temple Trinital. Œuvrant au milieu d’un panorama de vignobles, des humains s’affairaient à la cueillette des raisins cristallins. Qui aurait pu supposer que la douce Naïla vivait en secret sur cette partie du monde ?
Catin allait ouvrir la bouche, lorsque Suridar la coupa :
— Inutile de poser des questions, je n’y répondrai pas. Contente-toi d’avancer en silence !
— J’ai beau déborder d’amour pour toi, je ne tolère pas que tu t’adresses à moi sur ce ton suffisant.
De toute évidence, il n’en avait cure puisque, de sa noble démarche, il poursuivit sa route. Outrée, Catin décida qu’il était de son devoir d’inculquer les bonnes manières à ce jeune cerbère.
— Abstiens-toi, tu n’as aucune chance. N’oublie pas que je descends aussi de la puissante Ennigaldi.
Pour preuve, Suridar rendit son chakra décelable. Son intensité égalait presque celle d’Andromède Darck. Catin se ravisa donc et continua son cheminement en silence. À l’entrée, une carpette directionnelle les attendait à l’entrée du long hall fastueux qui affichait les portraits des deux lignées. À droite Ennigaldi ; à gauche Élisior. S’ensuivirent les quadruplées d’un côté, et de l’autre le sien, dans sa version améliorée par Iblisse. Ceci répondait à sa question. Et clôturant son parcours, Suridar et Sarek apparaissaient sur les battants de l’antre de sa bru. Reconnaissant l’autorité du Prince, la porte s’ouvrit, dévoilant une Naïla, fraîche comme la rosée matinale, installée avec majestuosité sur un trône de marbre immaculé. Les humains composant sa cour, tous richement vêtus, se bousculaient, espérant apercevoir l’étrangère en premier.
— Présente tes hommages à notre Reine, ordonna Suridar, glacial.
— Non.
Pauvre Catin… D’un mouvement de l’index, le rouquin l’expédia. Après une longue glissade sur le parquet ciré, elle finit au bas de l’estrade. Par sa seule volonté, il l’obligea à courber l’échine. Depuis Élisior, personne ne l’avait humiliée ainsi. Orgueilleuse, elle ravala ses larmes de rage et se para d’un masque d’une noblesse inébranlable.
— Il suffit ! clama Naïla
Aussitôt, Suridar répondit à l’injonction de Sa Majesté.
— Je te pensais morte, annonça posément la dernière des quadruplées.
La souveraine quitta son trône avec grâce, puis descendit les marches, suivie par la traîne de sa robe lilas. L’écho de ses talons crispa l’intruse.
— Je t’accorde la permission de te relever ! Qu’on nous laisse, lança Naïla en tapant des mains.
Les membres de sa cour débarrassèrent le plancher sur-le-champ. Dans une grande envolée de gestes, la reine les imbiba toutes deux de son chakra. Sa traîne virevolta dans tous les sens, puis les drapa entièrement. Dans un son de succion, elles disparurent alors pour ressurgir au bord d’un étang aux eaux violines où, bien évidemment, champagne et petits fours les attendaient.
Suridar ne se fit pas prier pour quitter les lieux. Il guettait cette occasion depuis sa rencontre avec Iblisse : la nuit de son seizième anniversaire, le Seigneur des djinns, sur ordre des puissances, fut forcé d’instruire Suridar sur ses origines. Ce que Naïla avait systématiquement refusé chaque fois qu’il l’avait interrogée. Brisé par les révélations du démon, le représentant du clan Néotolc avait ourdi en secret un complot visant à s’emparer de Khalarie et annihiler l’espèce humaine qui, selon son opinion, ne méritait pas de fouler cet Éden.
Quatre années s’étaient écoulées depuis, et Catin apparaissait au moment propice. Très pieux, il y vit un signe envoyé par la Créatrice. Connaissant les mœurs de sa mère, il se chargea en personne de la collation. L’étang Mystique offert par Kelly Darck demeurait l’endroit préféré de la souveraine ; elle y conduirait mamie.
Tout en échangeant moult souvenirs sur leurs origines, les antiques sorcières dégustèrent les succulentes pâtisseries dégoulinantes de miel. Naïla expliquait que la Gardienne du Continuum l’avait projetée dans le futur et installée sur ces terres qu’elle ne pouvait quitter, quand toutes les deux se tétanisèrent et s’affalèrent lourdement sur le sol.
Malgré sa crise de spasme, Naïla distingua les bottes marron de son garçon. Soulagée, elle s’autorisa à sombrer.
À son réveil, elle se découvrit sanglée sur une stèle de Karistal. Son regard se perdit dans la contemplation des constellations. Bien que figés, ses sens l’avisèrent que Catin se trouvait non loin, dans le même embarras. Un martèlement de talon qu’elle aurait reconnu au milieu d’un régiment fit son entrée. Le fils prodigue venait à son secours.
Elle tenta d’exprimer sa reconnaissance :
— …
Résignée, elle attendit que Suridar la libère. Une minute passa… puis deux… et finalement, la troisième arriva. Il devait se charger de l’agresseur ou dégager sa grand-mère. Son impotence l’angoissait. Qu’est-ce qui pouvait retarder son sauvetage ? Soudain, un cri s’éleva, si terrible qu’un frisson d’effroi la parcourut. Les percussions des darboukas enchantées se mirent à résonner. Seule la haute sorcellerie exigeait ce genre de recours. Une voix ! La sienne, psalmodiant un rituel de transfert. L’explosion de chakra rougeoyant était si intense que, alors que la vague se propageait, ses iris violines s’embrasèrent. Le hurlement de douleur qu’elle ne put pousser lui scia les entrailles.
Naïla sut que son tour arrivait. Sa vie avait été longue et riche, empreinte de bonheur, sujette plus qu’à son tour au malheur. La dernière des quatre allait s’éteindre par la main de son trésor. Elle qui avait trahi ressentait en cet instant toute la déception d’Andromède, à qui elle adressa son ultime pensée. Louée était la Créatrice de l’empêcher de regarder son fils la meurtrir, afin de s’approprier sa magie.
Puis l’unique survivante des prêtresses originelle trépassa. Satisfait, Suridar esquissa un sourire carnassier et de l’index, incinéra les corps. La puissance des sorcières le rendit aussi éternel que la chienne de Darck. Mais pas si redoutable ! Seuls les pouvoirs contenus dans la pyramide Trinitale permettraient de la surpasser. Suridar du Clan Néotolc entrait en guerre.
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