Chapitre 17 – Communion d’allégeance
Khalarie, février 1965.
Moelleusement installé dans son immense lit de bois blanc, l’héritier du Trône de la magie engloutit le petit-déjeuner qu’il venait d’invoquer : baklava, jus de mangue et surtout, son sacro-saint café au lait. À son grand désarroi, manger ne calma pas son angoisse. Le nœud dans son estomac ne cessait de lui rappeler le poids des responsabilités qui lui incombait. Cette journée resterait l’une des plus importantes de son histoire.
« Si j’échoue, qu’adviendra-t-il ? »
En son for intérieur, Jonas connaissait la réponse : Alanine, sa jumelle, mettrait Khalarie à feu et à sang.
Chassant ses idées sombres comme on repousse un moustique, c’est nu qu’il abandonna son cocon. Une soutane de satin rougeâtre le recouvrit, puis il se rendit jusqu’à son espace balnéaire. Après plusieurs séries de brasses dans la piscine chauffée, une douche à bonne température atténua son mal-être. Puis, élégamment vêtu, il quitta ses appartements. Une longue traversée du palais semé d’embûches par l’esprit de sa facétieuse ancêtre le conduisit au cœur du couloir aux portraits, où trônait le Miroir d’Onyx.
Andromède paraissait ravie de l’avènement de Jonas en tant que roi. Elle aurait détesté que sa jumelle obtienne la jouissance du trône. Bien sûr, certains des successeurs d’Andromède possédaient une personnalité belliqueuse, mais tous étaient demeurés conscients de leur engagement envers le peuple et aucun ne faillit à sa tâche. Alanine aussi avait grandi entre ces murs, mais d’aussi loin que la première reine puisse se souvenir, la sœur de Jonas avait toujours été d’une nature vicieuse. Tout comme Jonas, Andromède ne doutait aucunement que si cette jumelle parasite prenne le pouvoir et règne un jour, cela signifierait la chute des Khals.
S’admirant dans le reflet, le prince se trouva fabuleux dans son sarouel cérémonial noirâtre, combiné à une jaquette de velours dorée, brodée du Triskel Trinital, symbole de son clan ; Jonas s’y immergea. Son voyage à travers la glace le conduisit dans le Cabinet dimensionnel Royal. D’un vide sidéral lorsque son maître ne l’occupait pas, en sa présence, le lieu se parait de toutes les commodités nécessaires et bien plus encore.
Installé derrière son bureau de Diamonite2, Jonas Darck passa la fin de matinée ainsi que son après-midi à concevoir son discours en vue d’atteindre la symbiose parfaite. Cette journée était l’apogée des vingt-cinq années d’apprentissage aux côtés de son défunt père.
Soudain, le vortex rubis de Darrius s’incarna. Réactif, l’intérieur du miroir se dépouilla aussitôt et modifia ses proportions. Exécutant un magnifique salto arrière qui fit s’envoler sa longue chevelure ébène, Jonas esquiva de justesse le monument gigantesque, s’expulsant du maelström. La retombée fracassante secoua le reflet qui, fâché, se plongea dans l’obscurité.
— Ne commence pas ! s’écria Jonas. Mon prédécesseur répondait à tes caprices. Moi… Sûrement pas !
Sentant la frustration de son nouveau possesseur, l’entité se ravisa.
— Où l’as-tu dénichée, monsieur Coltone ?
Jonas s’approcha puis, de son œil expert, observa la pyramide Trinitale sous tous les angles, empreinte d’un mystère palpable. Sur la première de ses faces apparaissait un Triskel doré ; sur la seconde se dessinait un éclair émeraude ; la suivante révélait une flamme mordorée tandis que, sur la dernière, un flocon de neige Tanzanite se dévoilait.
— Retrouver le plus grand trésor de notre civilisation gravera votre nom dans l’histoire, clama Darrius.
— Le mérite t’en revient !
— À votre service, Majesté.
— Sais-tu dans quelle circonstance les humains l’ont découverte ?
L’Héritier marcha autour de l’artefact, tout en effleura les parois du bout des doigts.
— Pas du tout ! À leur réveil, un groupe d’archéologues basé en Mésopotamie la trouva au milieu du site, « paru comme par magie » pour les citer. Reste à déterminer qui se cache derrière ce cadeau miraculeux ! Sans vouloir vous presser, Votre Altesse, le Soleil pointe au nadir. Le temps de la communion est venu.
À ces mots, le futur roi rejoignit la réalité. Le pas assuré, ils franchirent le reflet. Ils ressortirent dans le couloir central, où s’alignaient les toiles grandeur nature de ses prédécesseurs. Émergeant de la cité, les acclamations témoignaient de l’impatience du peuple de se lier à Jonas, qu’ils adoraient profondément. Même le portrait de son père souriait à le voir prendre sa suite dans la liesse générale.
La symbiose de l’héritier avec ses sujets demeurait essentielle, car c’était l’alchimie spirituelle qui existait entre les Khals et le monarque qui lui octroyait ses privilèges. Ainsi, plus la population aimait son souverain, plus la puissance de celui-ci s’intensifiait. Dès l’instant où les Khal acceptaient l’allégeance, le dauphin lui succédait en toute légitimité.
Avant de rompre avec la vie physique, Andromède avait inscrit le rite dans les lois immuables. De cette manière, elle s’assurait que ses remplaçants traitent chaque génération avec déférence. Jonas, accompagné du serviteur immortel, apparut sur le parvis du palais et, se parant d’un masque d’une noblesse inébranlable, rejoignit « la place du bas des marches ».
Un silence absolu s’installa. À même le sol, le monarque s’établit et prit la posture du lotus. En parfaite coordination, les Khal, agglutinés dans la cité, l’imitèrent, puis fermèrent les paupières. Jonas concentra son chakra3 doré. La puissance exhalée s’échappa en une arabesque de fumée. L’énergie mystique parcourut la totalité de son fief, frappant ses habitants un à un. Le lien implanté, son discours se diffusa dans l’esprit de tous :
« Sorciers et Vampires :
Notre bien-aimé Roi Muhammad est décédé il y a dix jours. Notre chagrin doit prendre fin pour que nous rédigions conjointement un nouveau chapitre de notre histoire.
Le monde change, le moment pour notre communauté de participer à son évolution est arrivé. Les Khal ont cessé d’explorer la Terre depuis trop longtemps, laissant l’Homme s’octroyer le contrôle de la planète ; sacrifiant notre place en son sein.
Je n’ai pas l’intention de revendiquer les territoires qu’il a conquis au prix exorbitant de son sang. Mes ancêtres vous ont isolés au cœur du Sahara pour votre bien. Je ne souscris pas à cette philosophie, et ce secret nous a conduits à l’auto-exclusion.
Dès demain, la frontière sera levée ! Chacun pourra façonner son destin selon ses propres souhaits ! J’édicterai ce fait dans les lois immuables.
J’exige de la discrétion, l’humanité n’est pas encore prête à découvrir nos facultés. Toute trahison entraînera une mise à mort immédiate. Cher Peuple, n’oubliez jamais d’où vous venez. Les prémices de l’ère moderne commencent dès à présent, sous l’autorité de mon gouvernement.
Du même pas, nous avancerons prudemment afin de continuer à perfectionner davantage notre civilisation.
Cité de Khalarie, à qui donnez-vous votre loyauté ? »
Dans une impulsion collective, chaque Khal prononça la litanie rituelle qui les unirait à Jonas jusqu’à la fin de son règne.
« Nous vénérons le Roi Jonas, notre allégeance va aux Darck. »
La nuée d’or réintégra son corps. D’un claquement de doigts, Jonas réveilla ses ouailles immergées dans l’extase commune. Leurs yeux scintillèrent brièvement ; l’alliance entre le nouveau Roi et ses sujets était ancrée. Eux nourriraient sa puissance, et lui les protégerait jusqu’à son trépas.
Magnifique dans sa djellaba d’un blanc immaculé, Darrius, tout sourire, déclencha d’une pensée un feu d’artifice aux couleurs ardentes, éclatant en silence. Les musiciens ainsi que les danseuses, escortées de comédiens bourlinguant dans les allées de la cité, enchantèrent de leur génie créatif la foule enthousiaste. Savourant ce moment de liesse, la population se délecta des mille et une délicieuses douceurs à base de miel ou de pâte d’amandes accompagnées de boissons aux arômes enivrants.
***
Jonas Darck rendit hommage à ses sujets en portant un toast puis, en compagnie de Farouh, se retira. Elle demeurait l’unique héritière du puissant clan Siriki. Son intelligence ainsi que sa beauté avaient séduit Jonas dès leur plus tendre enfance. Et c’est tout naturellement qu’ils s’étaient retrouvés promis l’un à l’autre.
Son visage espiègle lui donnait un charme irrésistible ; ses sublimes yeux améthyste auraient envoûté n’importe quel homme sur cette planète. Il s’estimait béni de réaliser le bonheur de cette sorcière, qui le soutiendrait parfaitement dans son rude labeur. Il n’aurait pu espérer une meilleure Reine.
À peine franchirent-ils le reflet qu’elle se précipita sur la pyramide, qu’elle avait identifiée au premier coup d’œil. Stupéfaite, Farouh attrapa avec force le bras du nouveau Roi :
— Par quel miracle, mon amour ? Ce vestige de notre monde d’origine fut perdu il y a des siècles !
— Je t’exposerai les détails plus tard.
Elle fit le tour de l’objet tandis que Jonas reprenait :
— Tu as une théorie sur ce qu’elle renferme ?
Farouh ne put s’empêcher de penser aux conséquences de cette trouvaille sur le royaume, si cela venait à s’ébruiter.
— Je ne peux émettre que des hypothèses, répliqua-t-elle.
Farouh resta figée quelques instants, puis se frotta longuement la tête avant de rétorquer :
— Aucune idée !
L’une des parois attira alors son regard. Elle approcha sa main et, lorsqu’elle l’effleura, une lueur dorée éclaira le ventre de la jeune reine. Le Triskel d’or s’illumina et sous ses doigts, un écrit argenté s’esquissa.
— Farouh… ! Tu portes un enfant !… Non, deux !
— Je n’en savais rien ! Apparemment, nos enfants filles détiennent déjà d’immenses pouvoirs.
Des larmes de joie coulèrent le long de ses joues. Entre deux sanglots de bonheur, elle dit :
— Ils ont activé un sort de révélation !
Enlaçant la future mère, Jonas, radieux, se mit à lire la légende avec douceur :
« Mes excursions solitaires dans le passé visent principalement à préserver le monde de la fin sinistre qui se profile.
Assurer la protection de mes fils reste ma seule ambition. J’ai travaillé à partir d’époques différentes, bafoué les lois et modifiés certains événements historiques, afin d’obtenir le résultat souhaité.
La magie en œuvre voyagera à travers le Continuum temporel afin de rattraper ses destinataires.
Ne voyez pas en moi une sainte ! Je n’ai pas hésité à utiliser les pires bassesses afin d’atteindre mes objectifs. En écrivant ces mots, j’arrive avec soulagement au bout de tout cela.
Pour conclure le cycle, j’ai transporté la pyramide sur Paramisse. En un temps reculé ; cet ultime acte déclenchant pour eux le début de tout, signait enfin le dénouement de mon tourment. »
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