Chapitre 20 – Machiavélique Supplantation
Mardi 3 janvier 2006, Khalarie
Au sommet de la tour de Karistal, celle où se trouve le Sanctuaire Monarchal, se dressait côté printemps un bassin d’eau violine possédant la vertu de transposer l’esprit du baigneur vers le Sultanat céleste. Kelly Darck, un sourire énigmatique aux lèvres y expirait son dernier souffle.
Enlil et Darrius comme à leur habitude profitaient de la fraîcheur nocturne, pour s’entraîner. Cela faisait deux bonnes heures qu’il se foutait sur la gueule, lorsque le désert rougeoya. Affolé, Enlil fusa dans son vortex, quant à Darrius, obéissant aux ordres de l’héritier, il se rendit immédiatement auprès des petits princes.
Enlil figé de son masque de noblesse, sorti du maelström d’or ! Son regard se posa sur l’hiver, saison préférée de sa mère. Durant cette période, elle déléguait ses fonctions à Anatole et trouvait refuge au cœur de la villa Siriki avec ses garçons. Dans l’anonymat le plus complet, il voyageait en terre humaine.
Différant le printemps, il se focalisa sur l’automne, puis l’été et fatalement, non loin du portail divin, planant légèrement parmi les roses noires, Kelly Darck, un sourire énigmatique aux lèvres, gisait. Imprégnant sa robe blanche, la tache de sang donnait à la dague sombre incrustée dans sa poitrine, une dimension artistique transformant la cruauté de l’acte, en une délicate attention.
Ce morbide tableau le brisa ! Lentement, les yeux embués de larmes, pas à pas, il la rejoignit. Enlil pointa Kelly de l’index, ce qui stoppa le charme de suspension. Délicatement, la dépouille de Kelly Darck trouva refuge dans les bras de son garçon. Armé de tout son courage, il déserta le Sanctuaire Monarchal, pour le reflet de l’univers. Quatre prêtresses le guettaient. Connaissant la colère légendaire de leur prince, elles ne le brusquèrent pas et attendirent en silence pendant des heures avant qu’il ne se résolve à abandonner sa mère, sur l’autel mortuaire qui se teinta d’or.
Blafard, Enlil quitta la salle. À sa sortie, les battants se fermèrent, et Kelly Darck dans l’intimité reçut les ablutions rituelles. C’est tant bien que mal qu’il contint sa rage, et rejoignit ses petits frères, pour qui il devait être solide.
Lorsque Darrius arriva dans les appartements de Kieran, seize ans, et Warren, neuf ans, au grand soulagement du vampire, tous deux dormaient paisiblement. Il s’installa sur le canapé et se laissa aller au chagrin. Bien malgré lui, le serviteur s’assoupit : un vent mystique balaya la pièce ; s’ensuivit une nuée bleutée qui, durant un court instant, enveloppa l’immortel, puis se dissipa. Au travers de ses songes, il sentit la détresse approchante d’Enlil, il s’éveilla avec une étrange impression. Enfin, Enlil franchit les portes. D’un naturel fort et impassible, il s’effondra dans les bras de son mentor.
Au réveil des petits princes, il dut leur annoncer la terrible nouvelle, face à leurs désarrois son cœur se brisa.
« Retrouve ce fils de pute d’assassin vivant », ordonna-t-il à Darrius.
**
La tradition exigeait un deuil de sept jours, durant lequel le conseil royal, sous la supervision du successeur, se chargeait d’établir la Communion d’Allégeance.
Darrius Coltone avait enquêté sans relâche afin de déceler le meurtrier. Dévoiler son identité à l’Héritier s’avérait compliqué. Darrius ne doutait aucunement qu’il aurait exécuté la coupable ; sans même chercher à comprendre de quelle manière l’exploit d’anéantir la plus puissante Reine ayant vécu depuis Andromède fut accompli ! Prenant son courage à deux mains, il entama l’interminable excursion au travers des corridors du Palais, grouillant d’honorables membres de la cour avide de pouvoir. D’un pas élégant et confiant, il traversa ce petit monde éparpillé aux quatre coins des allées, tapissées d’or et d’œuvres d’art.
Autant respectés que craints, les hommes jalousaient l’éminente position du serviteur, alors que leurs épouses fantasmaient sur son corps musclé, mis en valeur par des costumes faits sur mesure. Son regard bleu-gris semblant dépositaire du savoir universel restait une arme redoutable ; quiconque s’y confrontait, se voyait obligé de révéler ses sombres secrets.
Darrius avait envisagé d’utiliser son talent sur la coupable. À sa grande consternation, il ne détenait aucune autorité sur ceux du Clan royal. Presque à destination, des murmures émanant d’un couloir titillèrent son ouïe vampirique. S’assurant d’être imperceptible, il s’approcha et joua d’indiscrétion :
— Ce soir à 22 h 30, conformément aux instructions de la Reine Alanine, la mission sera achevée !
Darrius identifia la voix de son second.
« Reine Alanine ! Mais WTF »
Le deuxième comploteur s’exprima à son tour :
— Occupez-vous de l’Héritier ! De notre côté, nous séquestrerons les petits princes. Après l’avoir neutralisé, exposez-lui la situation. Nos projets accomplis, vous obtiendrez votre récompense.
Ne désirant pas se faire repérer par les deux conspirateurs, l’espion prit la poudre d’escampette. Préférant réfléchir aux options, il décida de partager sa découverte avec le Gardien Royal.
Après ce qu’il venait d’ouïr, la loyauté inébranlable de ce sorcier envers la majesté, en faisait le seul individu digne de confiance.
Anatole Vraimond remplissait la fonction de Gardien Royal (bras droit) depuis le premier jour de règne de Kelly. À la suite d’un mystérieux accident de jeunesse non identifié, on le découvrit aux portes de la cité avec pour unique souvenir ses nom et prénom. Aucun des puissants sortilèges tentés ne raviverent sa mémoire. Prise de pitiée, la reine offrit au sorcier un emploi ainsi que des appartements destinés habituellement à la royauté.
Il adopta la direction du miroir d’Anatole. Alors qu’il avançait, le vampire s’interrogeait sur les motivations de la défunte souveraine quant à l’installation du félon au palais, et ce à la demande d’Alanine.
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Terré dans son cabinet, Anatole Vraimond étouffait son chagrin dans les préparatifs de la Communion d’Allégeance. Vieil homme ratatiné sur lui-même, de premier abord il ne payait pas de mine ! Anatole devenait un redoutable adversaire lorsque protéger les intérêts des Darck s’imposait.
Le vampire le découvrît un mouchoir en main, les yeux remplis de larmes, le nez ruisselant de tristesse, tenant le même parchemin depuis des heures au vu de son humidité. D’un naturel maniaque, peu importait qui fréquentait le lieu, il fuirait devant le trouble régnant, pensant s’être trompé de dimension. Grimoires, rouleaux, plumes, autres accessoires et textes légaux voltigeaient, s’entassant là où ils le pouvaient, attendant désespérément des instructions qui n’arrivaient pas.
— Ressaisis-toi ! L’heure est critique !
Il essaya d’approcher son ami pour le réconforter, l’encombrement sur le chemin l’en retint. C’est avec de grands gestes dignes d’un chef d’orchestre qu’il mit de l’ordre à la pièce. Une fois le ménage terminé, Darrius se jeta sur le fauteuil jaune citron douillet à souhait, et reprit :
— Alanine projette d’exécuter les petits princes et l’Héritier ce soir. Son objectif, s’emparer du trône de Khalarie !
Anatole le fixa droit dans les yeux, s’interrogeant sur l’affolement de Darrius. N’entrevoyant pas de logique dans ses propos, il tâcha de le rassurer :
— Calme-toi mon vieux ! Enlil ne la laissera jamais faire. Tu le connais aussi profondément que moi ! Il va déchaîner sa colère et les brûlés vifs avant de retourner à ses activités.
— La situation est plus chaotique, que tu ne le penses, mon ami. J’ai surpris une conversation entre Gaudin et Néotolc, prouvant clairement qu’elle a fomenté l’assassinat de notre Reine bien-aimée.
Anatole sursauta. Emprunt d’indignation, Darrius ne put s’empêcher de taper du poing sur le bureau. Sorti de son apathie, le Gardien royal changea radicalement. Son chakra de puissance basique augmenta sous le coup de l’émotion. La vague d’énergie mystique qu’il expulsa créa une rafale qui souleva la longue crinière de son compagnon. Sa sorcellerie généralement sombre, rayonnait d’un afflux d’or. Ce qui intrigua le serviteur ! Il résolut de revenir plus tard sur la raison de ce phénomène. La priorité à la veille du sacre restait le sauvetage de la monarchie…
— Mais quelle salope ! Ils auraient dû la noyer au berceau. Hors de question, que cette engeance du Néant touche à un cheveu des enfants de ma précieuse Kelly. Je suppose que tu as un plan ?
— À nous deux, on devrait pouvoir s’occuper d’eux ! s’énerva Darrius.
— Ce combat appartient au Prince, sa crédibilité est en jeu. Il doit se défaire de sa grand-tante et de son scorpion lui-même. Si nous agissons à sa place, la confiance du peuple à son égard en sera ternie ; cela aurait pour conséquence l’échec de sa communion, lâcha Anatole d’une voix mécanique.
— Tu récupères Kieran et Warren discrètement puis tu les conduis à leurs frères. Les sachant en sécurité, Enlil n’aura aucun scrupule à se débarrasser des intrigants.
Anatole acquiesça d’un hochement de tête et demanda :
— Quels sont tes projets ?
— Mener ma petite enquête. Connaître les noms des traîtres nous permettra d’endiguer l’hémorragie ; en souhaitant que la diablesse n’ait pas rallié trop de courtisans, à cette machiavélique supplantation.
Il se leva, et emplit de détermination, marcha jusqu’au reflet de sortie.
***
Le vampire qui pensait avoir été d’une discrétion irréprochable faisait erreur ! Suridar Néotolc avait senti la présence de Darrius, à qui il vouait une haine viscérale ! C’est dans une envolée de ses longues jambes chétives et poilues, rebondissantes sous sa soutane lie-de-vin, que l’infâme scorpion se précipita auprès d’Alanine.
Une fois la sauterelle, à destination, elle soupira un grand coup avant de faire montre de son manque d’éducation ! Suridar entra sans s’annoncer d’un air se voulant princier, et l’œillade vicieuse reluqua sa complice. Austèrement vilaine, Alanine s’était métamorphosée !
Ses cheveux grisonnants sans fin, généralement enroulés en un énorme chignon sauvage lui donnant l’apparence d’un champignon, semblaient propres, blonds et tombaient en cascade jusqu’à ses pieds. L’antique robe de feu sa mère, passée de mode depuis plus d’un siècle, avait laissé place à un magnifique caftan rose, au voilage suggestif. Son maquillage discret transfigurait la sorcière des bois en une Reine enchanteresse.
— Ferme ta bouche, tu vas finir par baver. Tu croyais que j’étais une vieille garce, aigrie et sans style ! J’attends sans relâche depuis toujours. Maintenant que je vais saisir ce qui me revient de droit, le moment de révéler ma flamboyante personnalité et d’enterrer la mémoire de la bien-aimée Kelly est arrivé.
Suridar était rarement impressionné. Pourtant, la patience et la volonté de cette sorcière à la beauté masquée le fascinaient.
Alarmiste, il annonça :
— Cette chose contre nature, qui épaule ta famille depuis la nuit des temps, a découvert le plan !
Le regard assassin, il se mit à faire les cent pas. Succombant à sa colère trop longuement contenue, Suridar éclata le mur du poing droit, et reparti le plus calmement du monde :
— Si nous ne voulons pas échouer, agir promptement est notre unique option. Aucun de nous deux ne possède le pouvoir de vaincre l’Héritier légitime. Tout comme sa mère, la Reine Céleste l’a touchée de sa grâce lors de sa cérémonie de la marque.
— Ne l’appelle plus jamais comme ça devant moi ! Je suis certaine que Zargua elle-même me suppliera d’exercer la fonction.
Le ton utilisé sonna comme une gifle. Elle apaisa sa respiration avant de poursuivre :
— Je suis au courant, merci. Notre seule chance de réussite reste d’échanger la vie de ses frères contre la sienne. Tu me le répètes assez. Mon petit-neveu ne tombera pas dans le piège, il va déjouer notre plan. Ce gars est plus fourbe que toi et moi, réuni. Le croiser dans les couloirs me donne des sueurs froides.
— Ne t’inquiète pas, j’ai les spectres sous mon contrôle et ils sont disposés à intervenir à tout moment afin de nous protéger. Une fois qu’il acceptera sa reddition, ce dont je demeure certain, nous éliminerons les autres rejetons de ta nièce.
— Je deviendrai dès lors l’Héritière légitime ! clama-t-elle avec foi
— N’oublie pas notre accord, ton premier-né sera de mon sang, à ta mort il prendra la gouvernance du royaume. Ainsi, la lignée des Néotolc supplantera celle des Darck, reconquérant la place lui revenant de droit.
Invisible dans un coin, Sage observait cette parodie exécutée par ces deux êtres malsains. Le ton solennel sur lequel ses propos furent prononcés reflétait l’importance qu’ils avaient pour cette misérable traîtresse. Mais cela, l’époux de la mère l’avait provoqué, car Alanine était un mal nécessaire à l’accomplissement de la Création.
Tandis qu’Anatole arrivait dans l’aile où résidaient les petits princes, il aperçut la félonne et son comparse quittant les appartements de ces derniers. Chacun d’eux tenait par la main l’un des trésors de celle qu’il avait considérée comme sa fille. Sur le point d’intervenir, il discerna l’Héritier au loin. L’agressivité arborée sur son visage ainsi que son apparence déterminée ne laissait aucun doute sur ses intentions. Enlil sèmerait la mort sur son chemin.
— Éloignez-vous de mes frères immédiatement, rugit-il ivre de rage, progressant à toute allure en direction des traîtres.
L’écho de sa colère résonna à travers le palais. Bien qu’effrayée, sa grand-tante ne contint pas son hystérie. Les traits déformés par la haine, Alanine se mit à hurler :
— L’heure est venue pour la lignée de Kelly, de me restituer ce que votre salope de génitrice m’a dérobé. Le trône me revient de droit absolu.
Détestant se perdre en palabres inutiles, Enlil s’enveloppa de son chakra or. La nuée en résultant plongea le corridor dans une opaque pénombre, aveuglant ses adversaires. Il plaqua ses mains au sol et y propulsa une décharge de foudre ciblant ses ennemis.
Vif comme l’éclair, Suridar saisit sa complice, et, en un bond arrière, esquiva le sortilège. Anatole profita de la confusion régnante pour s’approcher de Kieran et Warren.
L’Héritier n’avait pas prévu l’armée de spectres, jaillissant des innombrables miroirs dimensionnels suspendus aux murs du palais. Devinant immédiatement qu’ils s’étaient ralliés à la cause de sa grand-tante, Enlil s’érigea un bouclier et sans prendre la peine d’utiliser ses pouvoirs, de ses mains il brisa les nuques des assaillants s’exposant à lui. Sa rage canalisée, il expulsa une vague d’air qui aménagea un couloir le conduisant jusqu’à ses frères et Anatole.
Un vortex providentiel se manifesta face à eux ! Se refusant à faire courir des risques aux petits princes, d’un geste de la main l’aîné les y expédia. Préférant fuir plutôt que de compromettre la vie de ceux qu’il aimait, il y flanqua le Gardien royal puis sans un regard en arrière, y plongea à son tour.
Il se peut que la responsabilité de cet infime coup de pouce, ni vu ni connu, incombe à Sage. Concernant Darrius, son statut d’immortel serviteur des Darck le protégeait de toutes représailles. Kelly s’en assura, en inscrivant cette condition dans les lois immuables magiques. Il resta au palais sous étroite surveillance, forcée d’octroyer ses compétences à ce qui s’apparentait le plus à une régente.
Je dois te révéler une chose essentielle : juste avant sa mort, Kelly et sa tante bien-aimée eurent une conversation assez violente. La Reine brutalisa Alanine entre deux flûtes de champagne et l’autorisa à faire, ce pour quoi elle l’avait rejointe au cœur du Sanctuaire Monarchal. Oui, tu as bien compris, Kelly permit à cette garce de l’assassiner.
Un fait bien étrange, ne trouves-tu pas ?
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