Chapitre 21 – Spectrale réception
Vendredi 28 octobre 2022. Villa Siriki.
Seize ans ! C’est le nombre d’années durant lesquelles Enlil et Anatole décrochèrent l’honneur de figurer parmi les fugitifs les plus recherchés par le palais. Malgré ce fait, l’illustre monarque planifiait une petite sauterie à la face du monde, à laquelle il convia ses sujets les plus puissants. Provocateur par nature, Enlil adressa aussi une invitation à sa grand-tante Alanine ! Non sans raison, bien sûr…
Décorée d’or et d’argent, la salle de réception brillait de mille et trois éclats. De magnifiques plateaux chargés de petits fours et de champagne circulaient en lévitation parmi les convives. L’orchestre d’instruments enchantés réjouissait les âmes de son jazz endiablé tandis que, au centre de la pièce, se trémoussaient énergiquement les moins timides, sous le regard amusé de la foule.
D’une démarche princière imprégnée de cette aura royale le caractérisant, l’héritier franchit les portes de son bureau. Pour l’occasion, il portait un smoking rouge, sublimant la musculature de son corps, une création de Christian et Karl, du clan Lagerfeld, amis intimes de la famille. Élégamment tressée, sa chevelure de jais parsemée de brins blanchâtres frôlait le sol de marbre immaculé.
Malgré ses trente-quatre ans, on lui attribuait généralement dix ans de moins. Ses yeux dorés, scrutant la meute à la recherche de sa proie, trahissaient son appartenance au clan Darck. Ses manches, retroussées à hauteur des coudes, laissaient visible la collection de tatouages imprimés sur ses avant-bras. La plupart représentaient des formes Sorcellerik, beaucoup trop complexes pour le sorcier commun.
Supportant mal l’inconfort d’une paire de chaussures, comme à son habitude, il se déplaçait pieds nus. Sa démarche confiante, doublée de son œillade obscure accentuaient sa puissance… et produisirent l’effet désiré.
Un silence total s’installa.
Planté au centre de la salle de bal, il balaya la pièce du regard, et, au moyen de son chakra, amplifia sa voix :
— Allons, allons ! Poursuivez la soirée, voyons.
Puis Enlil circula parmi ses invités, saluant courtoisement ceux qui se plaçaient sur son chemin, profitant de la conversation pour sonder leur énergie mystique.
Dans le même temps, Anatole observait la foule du haut de l’escalier, analysant chacun des individus présents. Le Prince était convaincu que l’assassin qu’il recherchait depuis des mois ne pourrait résister à une victime plus intéressante que son gibier habituel. C’est donc sous le prétexte d’un éventuel retournement de gouvernement qu’il avait convié tout ce petit monde. Troublé par l’humeur massacrante émergeant de son souverain, et certain que rien de suspect ne se passait parmi les convives, il le rejoignit au rez-de-chaussée. Anatole porta alors son regard sur la baie vitrée, et un frisson de terreur le parcourut : une armée de spectres campait devant le vortex conduisant à la villa !
Pour tâcher de l’apaiser, il posa sa main sur l’épaule de l’héritier ; leurs pupilles se croisèrent. Une haine primitive le possédait. Tout comme la reine usurpatrice, Anatole connaissait le destin funeste guettant ces sorciers à peine sortis de l’adolescence, qui seraient soumis à d’horribles tourments. Il le sermonna :
— Votre Altesse, cela doit cesser ! Ça fait trois ans maintenant que ce jeu tordu a débuté entre vous. Les seuls à en payer le prix sont vos victimes. L’invitation avait donc pour but d’organiser une distraction pour vos convives !?
Son attention se reporta sur l’extérieur, observant avec pitié les envahisseurs qui tentaient de briser le maelström d’entrée. Pendant quelques minutes, le prince garda le silence et répliqua :
— Tant que cette engeance du Néant se focalise sur moi, mon ami, mes frères vivent librement leur existence. En sus du meurtre de ma mère, cette putain m’a dépouillée de mon royaume, a terni ma réputation. Je me considère le droit d’ôter la vie à quiconque exécute ses ordres ; et présentement, je ne fais que me défendre.
La voix tremblante, Anatole répondit :
— J’en ai conscience, Votre Altesse, mais…
Froidement, Enlil l’interrompit :
— Je te donne deux jours pour me rapporter, soit cette fichue pyramide de légende, soit les cadavres de mes enfoirés de neveux. Aussi éternel sois-tu, être confiné dans une boîte, six pieds sous terre, peut être pire que le trépas.
Le sourire sadique qu’il afficha horrifia Anatole ; la barbarie du prince ne connaissait aucune limite.
Durant quelques instants, Enlil s’abandonna à la méditation afin de recentrer ses méridiens. Tout en détachant ses cheveux, il emprunta la direction de la chair à canon. Ses yeux s’illuminèrent d’or et, prêt à en découdre, son chakra l’enveloppa tandis qu’il faisait craquer ses phalanges.
Avant de sortir, il ôta veste et débardeur, qu’il jeta négligemment dans un coin, exhibant son buste parfait. Agglutinés devant la baie vitrée, ses invités guettaient la suite avec une jubilation flagrante.
Les dix sorciers s’étaient postés de façon à bombarder l’ensemble du bâtiment camouflant le point d’entrée, avec l’espoir futile de briser son aura protectrice. Enlil déverrouilla le passage d’un claquement de doigts. Néanmoins, lorsqu’ils virent l’héritier s’approcher, les sbires d’Alanine ne purent attaquer, paralysés de terreur face à celui qu’ils surnommaient « le Djinn de la destruction ».
Aucun spectre n’avait jamais survécu à un affrontement contre Enlil. Chacune des équipes dépêchées par la traîtresse avait été renvoyée au palais sous des aspects laissant deviner le tourment subi. Ceux d’aujourd’hui savaient bien qu’ils allaient mourir. Ils se mirent à prier la Mère pour une fin expéditive.
Enlil n’était jamais disposé à la sympathie avec ceux qui bafouaient son peuple et sa famille. On était avec ou contre lui ! La demi-mesure était une philosophie destinée aux personnes ayant le choix. Il considérait avoir perdu ce luxe en même temps que son royaume.
Son poing se crispa.
Rapidement, un à un, les cœurs furent arrachés des poitrines. Le cri de douleur ne franchissant pas leurs lèvres se reflétait dans leurs yeux baignés de larmes sanglantes. Paralysés par la magie du prince, les spectres se regardèrent convulser, impuissants. Le tortionnaire broya d’une pensée les organes gravitant au-dessus de ses proies, accompagnant les victimes de la folie de sa grand-tante aux portes d’une mort salvatrice.
Sa basse besogne terminée, il invoqua un vortex et toute trace de la boucherie fut aspirée, puis recrachée dans la salle du trône.
Avec lenteur, il retourna vers les invités qui avaient savouré le spectacle avec un plaisir non dissimulé et se positionna au milieu de l’hephtagrame ébène, esquissé au cœur de la pièce. D’un claquement de doigts, il fit taire les instruments enchantés, puis ramassa sur un plateau planant à ses côtés une coupe de champagne. L’hôte en tapota le pied à l’aide d’une cuillère, faisant semblant de susciter l’attention du public, déjà concentré sur sa personne. Le son de sa voix s’amplifia une nouvelle fois :
— Mes amis, la réunion de ce soir a un but différent de celui pour lequel vous avez été conviés. Vous me fréquentez depuis bien trop longtemps, pour savoir que quand la confiance n’est pas de mise, je ne joue jamais franc-jeu.
Les rires forcés de ces gens qu’il exécrait, se comportant comme des lèche-culs, l’agacèrent. Mais le message était passé. Ce fut avec froideur qu’il reprit :
— Anatole, s’il te plaît !
Le Gardien, à l’aide de son esprit, projeta une représentation en trois dimensions d’individus amaigris, le corps meurtri de plaies mal cicatrisées ; alors que la sorcellerie permettait une résorption instantanée des blessures.
— Ces individus ont été abandonnés devant ma porte, vide de chakra ! Aucun n’a survécu à la torture infligée. J’ai soupçonné en premier lieu ma « grand-tante préférée ». Mais, il s’avère que pour une fois, elle n’est pas responsable !
Il se tut, laissant planer un calme angoissant. La colère incontrôlable transpirant par tous les pores de sa peau incita ses invités à se regrouper au cœur de la pièce.
Statique, il imprégnait discrètement le domaine de sa magie.
— Le tortionnaire se tient parmi vous. Je détecte son aura, mais je ne peux pas l’identifier.
Affirmation mensongère. Le discours : un moyen d’attiser la curiosité du serial killer.
Considérant avec méfiance leurs voisins, le public abasourdi poussa des cris de surprise. Enlil savait qu’ils jouaient la comédie. Aucun de ces privilégiés ne se souciait du Khal commun.
— Pour la sécurité de chacun, j’ai donc procédé à la paralysie de l’assemblée.
Anatole pointa le sol de son index. Effectivement, ils se découvraient retenus prisonniers par l’ombre d’Enlil, fusionnée avec la leur. Si le moment n’avait pas été aussi angoissant, la collection de statuettes surnaturelles aurait pu paraître comique.
— À tour de rôle, monsieur Vraimond vous délivrera. Dans un calme que j’exige olympien, vous rentrerez chez vous. Bien sûr, vous ne dévoilerez jamais les événements survenus au risque de périr. Je vous le rappelle au cas où…
Mon seigneur Darck avait conçu son plan en s’assurant que ses appâts ressortiraient de sa demeure sains et saufs. Trente minutes plus tard, il ne restait qu’un homme ayant endossé un sortilège d’esthétisme. Son aura se révélait agréablement familière et sa posture laissait deviner une grande maîtrise des Art-Magiques.
Sans savoir pourquoi, cette situation irrita beaucoup Enlil. Hormis ses frères ou Darrius, personne ne tenait la cadence, confronté à son habileté martiale. Le prince commença à se mouvoir de plus en plus rapidement, mais dans une coordination parfaite, son rival copiait ses gestes. Ce qui attisa la rage de l’héritier plus que cela n’aurait dû !
Les deux combattants s’élancèrent enfin, s’infligeant autant de dégâts l’un à l’autre. Leurs techniques se complétaient si bien qu’aucune ne réussissait à administrer le coup de grâce.
***
Andromède Darck. Khalarie. Au même instant.
L’utopie dont elle avait rêvé prit vie jusqu’à la mort tragique de la reine Kelly. En à peine dix ans, Alanine avait mis à mal des millénaires d’harmonie.
Andromède, arrivée à saturation de cette situation, estimait avoir assez espéré le retour des petits de sa chère Kelly. Plongée dans ses pensées, l’aura de l’ancienne souveraine survolait l’aile principale lorsqu’elle croisa Darrius, se dirigeant d’un pas assuré en direction de la salle du Trône. Son ami de longue date restait l’une des rares personnes la rattachant à la réalité de ce monde.
Darrius Coltone veillait constamment à paraître sous son meilleur jour. Son éternité lui avait enseigné que, bien que trompeuses, les apparences demeuraient primordiales. Cintré dans un costume noir signé Lagerfeld, il avait pris soin d’assortir sa cravate à ses yeux gris-bleu. Le serviteur s’inquiétait de la tournure des événements. La paisible cité perdait son éclat. Cela faisait des siècles qu’il vivait ici ; un simple sorcier n’aurait pas vu ce qu’il avait observé, mais depuis le trépas de la reine, la puissance de la magie s’était atténuée. À ce rythme, encore quelques décennies sans remplaçant légitime à la tête du royaume, et sa fin serait inéluctable.
La campagne de calomnie de leur grand-tante avait été si efficace qu’il ne savait plus comment ramener les trois frères à la place qui leur était due sans provoquer une guerre. Ces derniers temps, il remettait même en question son choix de rester au palais. Qu’ils fussent partisans ou non, la plupart des Khal le considéraient comme un traître pour ne pas avoir accompagné l’héritier dans sa fuite.
Si différentes factions s’étaient formées, la totalité des Khal avait admis et estimaient qu’Alanine Darck n’était qu’une usurpatrice. Mais le châtiment qu’elle avait fait subir à ses opposants, lors du soulèvement dix ans plus tôt, avait dissuadé ses détracteurs de se révolter.
Darrius parvint devant les énormes portes blanches permettant l’accès à l’antre royal. Sur chaque battant apparaissait le Triskèle Trinital, symbole du clan souverain. Malgré l’épaisseur du bois, le cri de rage d’Alanine le traversa.
Sans pression, il souffla la mèche qui lui masquait l’œil. En entrant, il esquiva un immense jet de flammes, sorti tout droit de la paume de la reine hystérique, aspergée de restes humains. Les magnifiques murs de marbre pâle, le sol ainsi que le splendide trône de Rubis ne furent pas épargnés par la déflagration d’hémoglobine, de chair et d’organes rejetés jusque-là par Enlil.
Différents membres de la cour, aussi poisseux que leur monarque de pacotille, l’encerclaient, dont le plus fidèle de ses partisans, Suridar Néotolc, flanqué des chefs de Coven. Terrorisés par l’usurpatrice, tout ce petit monde l’observait en silence.
Darrius avait toujours éprouvé de l’antipathie pour ce sorcier, émergeant du jour au lendemain dans l’entourage d’Alanine. Avec son long corps squelettique se mouvant dans une tenue trop grande venue d’une autre époque, l’homme laissait percer une impression de danger. De surcroît, sa manie de rendre son chakra indécelable ne permettait pas d’évaluer sa puissance.
— Je veux son anéantissement, hurla-t-elle à Darrius.
Elle s’approcha du vampire. D’une seule main, le serviteur fut décollé du sol. Il sentit ses ongles pénétrer son cou et, la rage lui montant à la gorge, elle l’avertit :
— Je te donne deux jours pour me rapporter, soit cette fichue pyramide de légende, soit les cadavres de mes enfoirés de neveux. Aussi éternel sois-tu, être confiné dans une boîte, six pieds sous terre, peut être pire que le trépas.
Ce fut l’ingrédient de trop qui fit bouillir le chaudron !
— Personne ne me menace… rugit Darrius. J’ai camouflé la vérité durant toutes ces années. Vous avez planté la dague retrouvée dans le cœur de votre nièce. Le fait que votre squelette ne pourrisse pas au fond du désert est dû au simple bon sens de l’authentique héritier, qui a refusé de sacrifier la vie de ses frères au bénéfice d’un royaume. Nous connaissons tous les deux la raison qui vous pousse à vivre en recluse. Ne pas quitter le palais une seule fois en dix ans prouve votre faiblesse.
Andromède en avait assez entendu.
Alanine Darck toisait Darrius, prête à lui balancer quelques mots bien cinglants, quand ce dernier s’évapora subitement.
Néanmoins, c’est avec un très mauvais timing que Darrius apparut au cœur de la villa, puisqu’il arriva au milieu de la bagarre opposant Enlil à l’inconnu. Il reçut une décharge électrique en plein dans la poitrine, l’envoyant valser à l’autre bout de la salle de bal. L’assassin profita de la confusion pour prendre la poudre d’escampette.
Darrius se releva et, à sa grande surprise, l’héritier le serra dans ses bras. Dans son souvenir, le jeune homme ne montrait jamais aucune marque d’affection à quiconque.
— Professeur Coltone, cela fait trop longtemps ; et désolé pour l’attaque. J’étais à deux doigts de le choper… Qu’est-ce que tu fiches là et pourquoi Andromède habite-t-elle mes murs ?
— On lui donne la chasse ?
— Non ! Ne t’inquiète pas, je sens que je vais le recroiser, je préfère que tu répondes à mes questions.
— À croire que l’heure d’embrasser ton destin est arrivée !
— Arrête de jouer les oiseaux de mauvais augure ! Je gouverne d’ici, même si ça reste officieux. La plupart des nôtres nous ont fait allégeance. N’est-ce pas satisfaisant ?
— Nous ne pouvons plus attendre pour agir. Le moment de réunir la fratrie est venu. J’ai beaucoup à vous raconter.
L’angoisse qu’Enlil perçut dans le regard de cet homme qu’il considérait comme un père lui fit prendre conscience que l’anarchie avait régné pendant trop longtemps.
Un déclencheur à cette histoire s’avérait nécessaire, et Alanine hérita du rôle. Durant son enfance, Sage avait incarné son ami imaginaire et, modelant son esprit, avait noirci son cœur.
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