Chapitre 23 – Bluffante réunion
30 octobre 2022, Warren Darck, Las Vegas.
Choyé par ses aînés, gâté plus que de raison, c’est tout naturellement que le dernier-né des frères Darck devint un individu exigeant, avec lui-même comme avec les autres. D’un tempérament bien trempé, son physique avantageux ne laissait aucune demoiselle indifférente. Son mètre quatre-vingts, ainsi que son allure athlétique accentuaient le charisme qu’il dégageait. Couleur or, ses yeux pétillaient de malice. D’une sensibilité plutôt pacifiste, lorsqu’il s’énervait, sa cruauté surpassait celle d’Enlil.
Warren s’était mêlé aux communs des mortels et avait occupé un poste d’ingénieur au sein d’une start-up californienne. Arrivé au terme de ses recherches, il avait démissionné pour prendre ses quartiers au Montésito, l’hôtel-casino le plus prestigieux de Las Vegas. Soir après soir, jusqu’au lever du soleil, le prince enchaînait les victoires aux tables de poker, avec l’objectif de se faire repérer par le propriétaire de ce sublime lieu de perdition.
Un Khal appelé Crésus, d’ascendance vampirique, gouvernait sans partage sur le Nevada. Sa fonction : spolier les humains de leurs biens au profit d’Alanine.
Le jour de ses 22 ans commença plutôt bien pour le benjamin des frères Darck. À son réveil, il découvrit, glissée sous sa porte, une invitation pour le challenge annuel organisé par Crésus, adressée bien sûr à l’attention de sa fausse identité. Seuls les sorciers les plus doués dans l’art du maniement des cartes avaient l’honneur d’y participer.
Crésus, Maître de la Nuit du Nevada, vous convie au TMN pour un tournoi ensorcelé. Laissez votre argent dans vos poches, car cette nuit, vos chakras seront mis en jeu. À vingt heures précises, un vortex surgira dans votre chambre, si vous le ratez, aucune autre chance ne vous sera accordée.
Au plaisir de vous affronter,
La lecture terminée, l’invitation se consuma, disparaissant dans un nuage de fumée. Ce soir, il atteindrait enfin son objectif. Après des mois d’infiltration sous une apparence illusoire, il obtiendrait ce pour quoi il se trouvait à Las Vegas. Ala suite de quoi, rien ne pourrait les empêcher, lui et ses frères, de récupérer leur royaume et de vivre unis en famille. Cette vie clandestine devenait pesante, son foyer lui manquait. Son invention changerait la donne.
À dix-huit heures, son téléphone sonna pour le réveiller. Encore un peu vaseux et les paupières mi-closes, il se rendit à la salle de bains à tâtons et savoura la tiédeur et la pression parfaite de la douche. Warren se commanda ensuite un festin grâce au room service. Après avoir dévoré sa dizaine de burgers cinq étoiles, le prince se dota d’un sortilège d’esthétisme. Sous l’aspect du mannequin copié dans un magazine, enfila une tenue passe-partout : un jogging ainsi qu’une paire de baskets. Se pointer sapé comme Ja-Ja le ferait repérer à coup sûr.
À vingt heures précises, comme indiqué sur l’invitation, un vortex rouge se présenta. Warren fit un pas et se sentit aspiré pour émerger, quelques secondes après, dans un immense manoir.
Émerveillé par l’endroit, il leva la tête : la voûte se croisait en diagonale, ce qui offrait aux pierres de reposer sur quatre piliers, créant une superficie démesurée, à la hauteur de cette demeure prestigieuse. Les moulures en forme de roses et les vitraux avaient conservé leur éclat d’origine, à une époque qu’il estimait entre 1230 et 1350, selon le calendrier grégorien. Dans son enfance, Warren avait étudié en compagnie de Kieran, ce qui lui avait permis de se forger une assez bonne culture historique, ce qui s’avérait souvent utile.
Non loin de lui, plusieurs vampires discutaient à voix basse. L’un d’entre eux tourna son visage et planta son œil dans le sien avec bien trop d’intérêt, trouva-t-il. Jugeant ce comportement étrange, il mit furtivement en place quelques protections ensorcelées. Juste au cas où…
Crésus l’avait également repéré. Warren, l’ayant aperçu, il avança dans sa direction, et son hôte le rejoignit à mi-chemin.
— Bienvenue dans mon humble demeure.
— Humble, le terme est faible. Peu de gens au sein de notre communauté peuvent se payer le luxe de vivre dans un manoir de style gothique rayonnant. Personnellement, j’estime que cela manque de discrétion. Mais… Je remarque que vos compagnons semblent accorder beaucoup d’attention à notre conversation.
En effet, le groupe de psychopathes s’était interrompu, leurs regards rivés sur Warren. Quelque chose le concernant, se tramait, il en aurait donné sa main à couper… Il décida de jouer la comédie en attendant le fin mot de tout ceci. Crésus éluda la question d’un geste vague et l’incita à le suivre dans l’un des nombreux couloirs. Celui qu’ils empruntèrent alignait sur chaque pan de mur des sculptures grandeur nature. Son adversaire nota son intérêt.
— Voici tous les vampires ayant hérité du titre de Crésus, lui dit-il.
Warren s’apprêtait à lui demander son âge, lorsque son interlocuteur s’arrêta face à une paroi ; puis il murmura d’étranges psalmodies et bientôt, la pierre se transforma en un immense coffre-fort, fait de karistal. Le Maître de la Nuit passa aisément au travers, désactivant les sécurités qui empêchaient jusque-là son invité d’accéder à la room du tournoi.
Une superbe table de poker en bois blanc occupait le centre de la pièce, tapissée d’or du sol au plafond. Son tapis noir, enchanté pour éviter toute tricherie, scintillait de la sorcellerie dont il était imprégné. Sept autres participants attendaient l’arrivée des deux retardataires. Warren, ou plutôt Wahid, pour l’occasion, connaissait chacun d’entre eux de réputation.
Trois vampires, quatre sorciers. Tous avaient gommé leurs micro-expressions par magie, s’imaginant la plus-value qu’ils obtiendraient avec cette quantité d’énergie mystique. L’usurpatrice avait promulgué une loi légitimant le négoce de son pouvoir et ce nouveau marché contre-nature fleurissait.
À la surprise de Warren, une humaine jouait la croupière. Bien évidemment, certains se trouvaient mêlés au secret, soit par leurs affinités, soit grâce à leur partenaire de vie, mais en tous les cas, étaient acceptés uniquement ceux qui avaient reçu l’aval du service de renseignement royal. Jamais un être humain ne devait se retrouver seul au milieu d’une réunion de créatures surnaturelles.
Cette soirée devenait de plus en plus étrange. Puis la partie commença. Le montant de la grosse blinde fut fixé à dix unités de chakra, la petite à cinq. Il recueillit ses cartes : une paire de dames. Warren surenchérit de cinquante unités, transférant d’un geste de l’index la mise au centre de la table.
D’émeraude, son chakra brillait d’une intensité qu’aucun n’égalait autour de la table. Stupéfiés par la puissance de sa magie, ses concurrents en délaissèrent presque le jeu. L’un des vampires reprit néanmoins ses esprits et envoya son tapis. Tous se couchèrent, laissant les deux hommes poursuivre l’affrontement.
Parieur dans l’âme, Warren-Wahid ne put se résoudre à passer son tour. Quand son adversaire retourna un tandem de rois, sa position devint critique et ne devait plus compter que sur une dame supplémentaire pour décrocher un brelan. Le flop s’abattit : roi, dame et as… Le prince se leva, vaincu d’avance.
La croupière brûla une carte avant de présenter la turne : un valet. Il pouvait donc espérer un partage, si un dix tombait à la rivière, ce qui leur accorderait une quinte. Une nouvelle carte fut calcinée. Pour nos gambleurs, la tension monta d’un cran. À l’abattement, une dame salvatrice se manifesta, Warren obtint un carré qui lui fit remporter la main. Le vampire évincé n’eut pas le temps de protester. Il se trouva malgré lui aspiré par un vortex qui l’expédia au milieu du désert du Nevada, vide de magie.
Chacun savait que le gage était de se retrouver quelques mois sans chakra, tel un humain. Le tournoi dura ainsi plusieurs heures : Crésus et Warren avaient éliminé à eux deux tous les joueurs, le duel final allait pouvoir commencer. Tout à coup, le prince ressentit un vaste pouvoir s’approcher, et il eut beaucoup de mal à ne pas laisser apparaître un sourire sur son visage.
**
Enlil et Kieran, accompagnés de Darrius, furent reçus au manoir par la ravissante sœur du Crésus, Aryénis. Celle-ci identifia aussitôt les illustres visiteurs qui sentirent que leur incursion impromptue dérangeait l’assemblée de vampires, présents dans le vaste hall. Tout en restant à bonne distance des indésirables, ces derniers s’appliquèrent à chuchoter entre eux. Plus aucune fluctuation télépathique ne circulait dans l’atmosphère électrique. L’immortel serviteur tenta d’entendre leurs propos, mais un sortilège l’en empêchait.
— Vos Altesses, M. Coltone… Bienvenue.
Enlil n’y alla pas avec le dos de la cuillère.
— Conduis-moi à ton patron. Now !
Son ton impérieux ne laissa pas le choix à la jeune femme.
— Eh bien… Heuh… Suivez-moi. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous satisfaire ?
— Si j’avais besoin d’autre chose, je te l’aurais demandé !
Heureusement que les battements de cœur n’existaient pas chez les vampires, sinon, Aryénis aurait frôlé la crise cardiaque ! Toutefois, sa panique fit perler des gouttelettes de sang sur son front. Tout comme Warren, ils passèrent devant les rangées des anciens Crésus et arrivèrent face à la cloison.
— Je suis désolée ! Je ne bénéficie pas de la permission de franchir la porte, seul le maître contrôle ce pouvoir.
— C’est ce que nous allons voir, lâcha Darrius.
— Mais… Comment ?… chuchota Aryénis, stupéfaite.
Terrorisée par l’évidence de la réponse qui s’imposait à elle, elle recula, pendant que Darrius laissa place à une monstruosité qu’il révélait rarement. Injectés de liquide écarlate, ses yeux lui conféraient un air sinistre. Plus longues que celles du vampire lambda, ses canines gouttaient d’un venin abondant. Le teint bronzé qu’il arborait d’habitude et qui le rendait si attirant, devint aussi pâle qu’un cadavre exsangue.
Le serviteur des Darck dévoila, puis déverrouilla le coffre-fort de karistal, avec la même aisance que Crésus.
— Père, je ne savais pas, mille excuses !
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? lâcha Kieran.
Tout en canalisant une sphère de flamme dans sa paume, au cas où assommer Darrius s’avérerait nécessaire, Kieran se déporta d’un pas.
— Darrius est le vampire originel, expliqua Enlil. Les premières créatures de ce genre sont nées par accident de sa soif sanguinaire. Les humains infectés avant qu’Andromède le recueille ont tous été retrouvés, puis exécutés. Pourquoi ceux de notre peuple ne le furent-ils pas également ?
— C’est effectivement ce qui s’est passé. Après cette catastrophe, Andromède m’a jeté un sort m’empêchant de procréer par morsure. L’effet boule de neige du lien écarlate a répandu la malédiction sur mes premiers enfants magiques, que les Khal ont accepté de nourrir de leurs veines. Par la suite, notre bienveillante Mère de la création a rectifié le tir en permettant à mon espèce de se reproduire par l’acte charnel.
— C’est donc la raison de ta longévité ? demanda Kieran.
— Je ne le pense pas. Même si l’espérance de vie des vampires reste supérieure à celle des sorciers, ma pérennité n’est pas due à ma condition, mais plutôt à ce qui la cause.
Darrius reprit son apparence basique, puis le groupe pénétra dans l’antre du jeu. À la vue de Coltone, Crésus perdit de sa superbe. Ceux nés de ses crocs, le jour de l’union d’Andromède et de Merzhin, possédaient la faculté de sentir la présence de leur père.
***
Crésus connaissait bien évidemment la véritable identité de son farouche adversaire. L’invitation n’avait été qu’un prétexte pour capturer aisément le jeune Darck. Sa royale personne valait son pesant de karistal. Discrètement, Crésus donna le signal aux spectres de l’usurpatrice qui attendaient son ordre pour intervenir.
Tout sourire, Warren rejoignit ses frères. Cet anniversaire resterait gravé dans sa mémoire. Il gagnait la partie et en prime, sa famille était rassemblée.
— Si vous venez me chercher tous les deux, j’espère que c’est parce que le moment de récupérer notre royaume est enfin arrivé.
— Oui et non. Tu te souviens de Darrius ? demanda Kieran.
Méfiant à l’égard du vampire, Warren hocha simplement la tête en guise de salutations.
— Il souhaite nous réunir pour nous révéler quelques informations cruciales.
Soudain, au milieu des différents bruits qui emplissaient la salle de poker, le sifflement d’une multitude de vortex annonça l’invasion des sbires d’Alanine. Cependant, l’arrivée massive des spectres ne mit aucunement Darrius et les princes en difficulté. L’immortel ne vivait pas son premier heurt. Au fil des siècles, il avait maîtrisé et perfectionné diverses tactiques et techniques, toutes léguées à son élève, qui à son tour les avaient inculquées à Kieran et Warren.
Instinctivement, les quatre sorciers se placèrent dos à dos. Comme un seul homme, les mains droites de nos combattants se posèrent sur le sol, cumulant de ce fait les énergies de la Terre, tandis que l’autre, dirigée face à leurs opposants, établissait un bouclier.
Ces spectres n’étaient pas des débutants, ils avaient bénéficié de l’enseignement des plus puissants chefs d’escadrons, et ce, depuis l’enfance. Ils se sentaient confiants, de leur suprématie numérique. Malheureusement pour eux, leurs rivaux étaient d’un calibre bien différent de celui qu’ils affrontaient habituellement. Aucune peur n’enserrait leur cœur.
Enlil remarqua une splendide femme à la peau sombre, positionnée en arrière-plan. Son chakra violet transpirait par tous les pores de son épiderme. D’une raideur surnaturelle, sa rousse chevelure tombait en cascade le long de son dos. Aucun doute, elle commandait ces sorciers.
Apparemment, il n’y avait aucune issue pour nos gladiateurs et les salves des agresseurs ne laissaient aucune ouverture. Bien sûr, leurs protections tinrent bon. Kieran, qui avait canalisé suffisamment d’énergie mystique et désireux de s’amuser, choisit ce moment pour attaquer. Son souffle hivernal glaça le marbre, qui craqua sur toute sa longueur.
— Gouffre béant ! ordonna-t-il d’une voix puissante.
Un cratère gigantesque surgit alors sous les pieds des premiers assaillants, engouffrant la première ligne ennemie. Accompagnée de cris, la longue chute des malheureux se termina dans les profondeurs de la Terre, où ils furent carbonisés par le magma. Juste avant leur trépas, ils purent observer la fissure se refermer, comme si de rien n’était.
Warren chargea à son tour. Ses adversaires, s’attendant à une invocation similaire, furent surpris lorsqu’il rompit le cercle à une vitesse défiant l’entendement. Avec une déconcertante facilité, il évita les salves élémentaires avec lesquelles les spectres bombardaient sans relâche les princes et leur acolyte. Grâce à la foudre générée par ses mains, il décapita d’un seul coup la seconde rangée d’attaquants. La troisième n’eut pas le loisir de voir les têtes tomber, car sans aucun état d’âme, par le truchement de son esprit, Enlil brûla leur cervelle. Caché dans différents coins de la pièce, le personnel était partagé entre l’envie de fuir cet horrible cauchemar et le désir malsain et curieux d’en découvrir la fin.
Ne trouvant pas d’intérêt à les torturer, le Père des vampires lâcha un sortilège de trépas sur les ultimes assaillants. Au moment où sa magie les frappa, dans un parfait ensemble, tous s’écroulèrent. Seule la cheffe d’escadron subsista, que Darrius connaissait :
— Suridar n’accorde donc aucun amour à sa femme pour l’expédier à la mort ?
Elle demeura silencieuse, observant le carnage. En moins de trente minutes, Jaouira avait perdu tout son bataillon.
— Bande de monstres ! Plutôt que de céder, vous sacrifiez les vies d’innocentes victimes sans le moindre état d’âme. Le trône ne vous appartient plus. Faites-vous une raison !
Mais son plaidoyer ne trompa personne. Ce serpent était du genre à s’occuper de son bien-être au détriment de celui des autres. Sentant Enlil perdre patience, Kieran s’interposa :
— Rentre chez toi ! Préviens ta marionnette, « les démons qu’elle a créés » arrivent pour elle. En gage de notre bonne foi, je t’autorise à récupérer tes soldats. Offre-leur des funérailles à la hauteur du courage dont ils ont fait preuve, si cela te préoccupe un tant soit peu, clama-t-il d’un ton plus moqueur que jamais.
Jaouira activa son vortex violet, qui aspira les cadavres, puis y plongea à son tour. Le trio et Darrius disparurent alors pour se rendre à la villa Siriki et Crésus demeura, seul et impuissant, face au chaos régnant dans son manoir, car même ses partisans avaient déserté le lieu.
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