Andromède éprouvait une immense joie à l’idée de se retrouver auprès de sa royale descendance. Depuis qu’Alanine s’était emparée du trône de la Magie, l’existence spirituelle au sein de son fabuleux palais avait perdu tout attrait. L’abject assassinat de Kelly avait incité la première des Darck à restreindre ses relations avec les vivants. Pourtant, confrontée au tourment nocturne d’Anatole, dont les ongles, à force d’être rongés, étaient devenus écarlates, elle fit exception.

Face à elle, Anatole resta sans voix. De la même manière qu’une armure, ses longs cheveux argentés dissimulaient son corps nu. Ce ravissant visage, empreint de sagesse ancestrale, qu’il rencontrait pour la première fois, lui paraissait familier. Cependant, il attribua ce sentiment à la ressemblance troublante d’Enlil avec son aïeule. L’aura dorée, libérée par son chakra, reflétait le pouvoir dévolu aux Gardiennes.

— As-tu senti le moment de leur synchronie, Anatole ?

— Comme tous ceux de notre espèce à travers le monde, je suppose ! À l’instant où ils se sont réunis, la magie a frémi. Comme si sa source retrouvait un second souffle !

— L’œuvre de leur mère commence ! Les semaines à venir s’annoncent sombres.

— Je présume que vous avez connaissance de son secret.

— Bien entendu. Au même titre que toi, je l’ai aidée à préserver le destin de ses petits. Es-tu au fait de la prophétie ?

— Trop bien même, répondit Anatole avec une lassitude qu’il n’avait plus éprouvée depuis de nombreuses années.

D’une voix grave, il la récita de mémoire :

« Ses yeux identifièrent dans les cieux ce qui surviendra.

Supposant qu’il s’agissait de son choix, le temps d’un seul pas elle franchira.

De sa main, le cheminement de ses héritiers la Gardienne esquissera.

Lorsque s’éveillera la quintessence de la Trinité.

Les princes effaceront l’humanité, pensant apporter la félicité.

Nés de leurs interventions, les démons seront légion,

Et comme la peste, ils se dissémineront.

La volonté de leur père, avec ardeur ils exécuteront, d’un bout à l’autre de la Terre, la désolation, ils sèmeront !

Sans relâche, les Darck lutteront.

À la fin de l’avenir écrit, la création, ils mèneront. »

— Il semblerait que le dénouement approche, les trois dernières phases manquent. Est-ce positif ? Est-ce négatif ? Je n’ai jamais su le déterminer. Cela commença il y a si longtemps, que seul un fou tenterait de contredire le destin.

Puis, le sifflement d’un vortex se fit entendre.

Après s’être assurée qu’Anatole n’ébruiterait pas leur amicale conversation, Andromède se dématérialisa. Kelly avait été extrêmement claire, ses fils devaient absolument se fier à leur instinct pour déceler les vérités indispensables au moment opportun. Si la Trinité était influencée, le chemin initiatique écrit par leur mère pour les sauver pourrait ne pas produire l’effet escompté.

Blanc comme un linge, au pas de course, Anatole rejoignit les arrivants au rez-de-chaussée. Warren l’aperçut de loin et, prestement, il franchit le long couloir conduisant au pied des escaliers. Ravi de ces retrouvailles, le benjamin le souleva et l’enlaça dans un vigoureux câlin. Le gardien redoutait la suite. De la même manière que dans son souvenir, le jeune homme se mit à tourner, retourner et tourbillonner, lui faisant sentir le vent aux chevilles. Verdâtre, Anatole regagna enfin la terre ferme.

— Monsieur Vraimond, ça me fait vraiment plaisir de voir ta tête.

Enlil arriva juste derrière.

— Tu es en train de l’étouffer, lâche-le ! Anatole, il est déjà tard, va prendre un peu de repos.

Ce dernier acquiesça et monta à l’étage afin de profiter du sommeil salvateur qui l’attendait.

Jaillit alors du vortex émeraude de Warren une immense sphère de karistal, dans laquelle il déversa le chakra qu’il venait de gagner. En premier lieu, l’orbe brilla de mille et deux éclats puis, touché par l’invention, l’ensemble des objets composés de circuits électroniques présents dans la pièce s’activèrent les uns à la suite des autres. Warren avait accompli le remarquable exploit de convertir l’énergie mystique en une unique ressource, tout comme l’uranium, à la différence que la magie restait sûre, illimitée et en prime, ne produisait aucun déchet. Enlil, fier comme un pape face au prodige de son frère, souriait niaisement.

— Je te félicite, tu as réalisé seul ce que des pontes de la sorcellerie n’ont jamais pu concrétiser. Ton innovation va bouleverser notre monde ! Comment as-tu procédé ?

— Un soir de beuverie, avec mon groupe de sorcier expatrié, j’ai invoqué les puissances supérieures. L’une de ces créatures célestes errait à travers les dimensions lorsque ma supplique est parvenue à ses oreilles. Sa curiosité l’amena à y répondre. Cette nuit-là, nous avons discuté de longues heures, il voulait tout savoir de moi. Avant de partir, il m’a confié un bloc de diamonite. Ce minéral, contrairement à celui de la Terre, possède la capacité de préserver et de régénérer la magie infusée. J’ai juste eu besoin de lui administrer une énorme quantité de chakra pour l’activer.

— Curieux ! Depuis la fusion d’Andromède, aucun n’a réagi aux appels des Khal, ajouta Kieran, l’air faussement énigmatique.

— Cela ne m’explique pas comment le high-tech entre en symbiose avec ton invention, s’exclama Enlil.

— Un soir, le capuchon vert est venu visiter mes songes et m’a transmis un schéma de circuit électronique, ainsi qu’une formule, sous forme d’encodage informatique, compatible avec la diamonite. Grâce à ceci, nous pouvons associer notre chakra et leur technologie. Elle capte toutes les ondes électromagnétiques, autour et sur la planète. Mais dans l’immédiat, son champ d’action se limite à cette pièce.

— Cette aide inespérée ne t’a pas semblé curieuse ? questionna Darrius, médusé par le manque de prudence du prince.

— Bien sûr que si ! Mais pourquoi ne pas saisir une telle aubaine, si cela sert mes intérêts ? Je sais que le prix à payer sera réclamé un jour ou l’autre, mais j’aviserai le moment venu. Rassure-toi, j’ai encore conscience de mes actes. Plutôt que de poser des questions débiles, raconte-nous ton histoire.

Honteux d’avoir offensé l’un de ses maîtres, Darrius baissa la tête. Son regard attristé peina Enlil, qui se jura de s’entretenir avec ses frères au sujet de son mentor. Après tout, ils devaient à cet homme d’être en vie.

— Si l’on se mettait à l’aise pour que tu nous annonces les catastrophes qui se profilent à l’horizon, proposa Kieran pour détendre l’atmosphère.

Saisissant cette diversion au vol, Enlil fit aussitôt apparaître sur la table basse de la salle aux vitraux un plateau de sandwichs, un thermos de café et une Forêt noire fourrée à la framboise, surmontée de vingt-deux bougies.

— La recette de maman ! J’adorais quand nous le préparions tous les trois, le mercredi après-midi, déclara Warren, les yeux au bord des larmes.

Ses aînés comprirent que la séparation avait été plus compliquée pour le petit qu’ils ne l’avaient imaginé.

— Joyeux anniversaire mon frère ! Célébrons dignement nos retrouvailles. On n’est jamais mieux que chez soi, affirma Kieran, les serrant tous deux dans ses bras.

— Allez, Darrius accouche, le pressa Warren, gêné par tant d’attention.

— Votre tante est manipulée par Suridar Néotolc, le discret conseiller surgi de nulle part.

— Qu’est-ce que ça change, il est présent depuis le début non ? demanda Enlil.

— La question n’est pas là, ce sont notamment ses actes qui m’inquiètent. Alanine m’a chargé de retrouver la Pyramide de la Trinité ou de lui rapporter vos dépouilles.

— Conneries ! On n’est pas des humains pour croire à ce que l’on ne peut pas prouver. Selon mon expérience d’historien, elle n’est que chimère et fantasme. Comme le fait qu’elle puisse avoir « nos dépouilles ». Quand va-t-elle comprendre que c’est uniquement parce qu’Enlil la laisse faire qu’elle règne ? s’époumona Kieran, qui se sentait insulté.

— Elle existe bel et bien, j’en suis le témoin.

— Tu as réellement traversé les prémices de notre cité ?

Kieran se promit d’accorder du temps à ce manuel d’histoire vivant, qui semblait plus intéressant qu’il ne le pensait.

— Euh… Oui ! Elle se tenait côté hiver, droite comme un piquet, le corps recouvert de neige, les yeux embués de larmes. Devant elle flottait une immense pyramide d’onyx. Andromède m’a expliqué qu’elle était le dernier vestige de Paramisse. Elle estimait que plus rien de bon ne pouvait en sortir, au vu du sang versé pour son contenu, qui sera toujours convoité tant qu’il existera. À ce moment-là, je n’ai pas véritablement pris la mesure de ce que je voyais, ce n’est que plus tard que j’ai compris. Elle l’avait expédiée dans « les obscurs abysses du Rien. »  Après ce jour, la seule trace du monument apparut dans sa légende, elle-même n’a aucune notion du pouvoir occulte qu’elle renferme.

Rares étaient ceux qui avaient eu droit au témoignage d’un vécu si lointain et, de surcroît, par un contemporain de cette époque. Les trois garçons étaient fascinés par son récit. Malaisé par tant d’attentions, Darrius combla le blanc qui s’installa.

— En vous racontant ce secret, je brise la promesse faite à votre aïeule.

Comme toujours, Andromède écoutait. Elle n’en voulait aucunement à Darrius. L’avènement de cette nouvelle ère, qu’elle savait imminente, avait besoin que certaines vérités surgissent.

— Suridar est sûr de l’existence de cet artefact. Il retourne la Terre pour le récupérer. S’il obtient ce qu’elle contient, l’humanité ainsi que notre monde courent à leur perte. Depuis une décennie, votre grand-tante et son serpent injectent une sorte de marqueur génétique dans les réserves d’eau potable de toute la planète. Le projet est tellement confidentiel que même moi, je n’ai pu découvrir la finalité de leurs plans. Pour conclure, l’usurpatrice n’ayant pas abouti dans ses diverses tentatives de communion, la cité se meurt. Sans héritier légitime aux commandes, Khalarie disparaîtra intégralement d’ici quelques années. Enlil doit reconquérir sa place au plus vite pour empêcher à ce désastre d’arriver.

Chacun analysait les déclarations de Darrius. Enlil se demandait si l’appareil de Warren pouvait briser les protections de Khalarie. Ce dernier, qui avait suivi sa réflexion, répondit d’un hochement de tête.

D’un simple regard, ils tombèrent d’accord. Les princes Darck allaient mettre un terme à cette folie, qui n’avait que trop duré.