Chapitre 27 – Invasion
1er novembre 2022. Villa Siriki.
Tandis qu’il méditait sur la manière d’introduire Lyana au sein de la famille, les bruits nocturnes typiques d’un foyer assoupi vibraient doucement aux oreilles de Kieran. Son âme sœur, blottie tendrement entre ses bras musclés, souriait en dormant. L’écho familier du bois qui craquait, conversant amicalement avec la tuyauterie qui glougloutait, berçait gentiment le prince. Sa réflexion stratégique le conduisit à l’introspection de sa vie antérieure, jusqu’à ce qu’il rejoigne les songes de sa dulcinée, alors qu’Andromède sillonnait le domaine.
Arrivée devant la chambre de Darrius, une lueur cobalt passait encore sous la porte. Curieuse, l’ancêtre traversa le battant. Darrius, entouré d’un cocon protecteur bleuâtre, poursuivait sa restauration cérébrale. Lorsque la pièce Mémorus finirait son œuvre, son ami se sentirait mieux. Désormais, Andromède comprenait la mélancolie qui l’imprégnait depuis le décès de Kelly. L’effacement de tant de souvenirs aurait rendu dingue tout autre individu.
Rassurée quant à l’état du vampire, la première des Darck continua sa balade nocturne.
Kieran, qui n’en pouvait plus de tergiverser, se leva aux aurores. Ses ablutions matinales achevées, le prince investit la cuisine. À grand renfort de chakra et de formules, en feuilletant le Canard enchaîné, il se concocta un petit-déjeuner quatre étoiles. Son déjeuner terminé et le journal lu, il retourna auprès de sa dulcinée, qu’il réveilla d’un tendre baiser :
— Le jour des présentations est venu !
— T’es sûr ? Je ne voudrais mettre personne mal à l’aise !
— Ils t’adoreront, ne te tracasse pas. Et puis, tu ne vas tout de même pas rester cachée dans cette chambre pour l’éternité.
Lyana appréhendait ce moment, mais sa résurgence devait être connue du clan, car cela annonçait de sombres événements. Durant ces trois derniers jours de réclusion, la Paramissienne s’enquit des us et coutumes de ce monde moderne, qu’elle trouvait fascinant. Informée des tendances vestimentaires grâce à internet, d’une pensée, elle invoqua un slim brut, des escarpins orangés, ainsi qu’un top de dentelle de couleur analogue.
Kieran fut sidéré par sa maîtrise des sortilèges, qui demandait une dextérité que peu de sorciers possédaient. Voyant son regard interrogatif, Lyana éclaira sa lanterne :
— Ma mère a suivi l’apprentissage des Prêtresses trinitales durant cent ans. J’ai moi-même été élevée selon les préceptes de la Gardienne du Continuum.
— Je me souviens vaguement de ma vie antérieure, mais j’espère vraiment retrouver nos souvenirs d’antan, répondit Kieran.
Lyana apposa la touche finale à son maquillage et copia la coiffure d’une influenceuse croisée sur l’Instagram de sa moitié. Armée de tout son courage et parée de son armure, elle pouvait désormais être présentée à sa belle-famille.
— Quels sont les codes de la bienséance en présence de l’héritier et du prince ?
— Te prends pas la tête, mon cœur, ils sont ta famille, donc on n’use pas du protocole entre membres du clan Darck.
Alors que le tandem descendait les escaliers, Andromède, planant en bas des marches, sentit aussitôt le lien symbiotique unissant les deux tourtereaux. À cet instant précis, le monde bascula.
La voix de Kieran parvint jusqu’à elle :
— Voici Lyana, ma future épouse.
— Félicitations, articula Enlil tant bien que mal. N’y vois aucune critique, mais n’est-ce pas un chouia précipité ?
— Pas du tout ! Figure-toi qu’on est le plus vieux couple de l’univers !
Voyant la mine dépitée de ses frères, qui ne comprenaient rien, Kieran ne put s’empêcher d’éclater de rire. Lyana, qui rougissait dans son coin, s’arma de courage et osa intervenir :
— Nous nous sommes connus dans sa vie antérieure, sur Paramisse.
— Prenez place, les exhorta Warren curieux, et contez-moi cette épopée, qui m’a l’air fascinante.
Enlil invita sa belle-sœur à s’asseoir à ses côtés, tandis que Darrius lui servait un café au lait. Une fois les auditeurs installés, Lyana leur parla de Paramisse, de l’ordre, ainsi que de sa rencontre avec Kieran et conclut par leur funeste destin. L’histoire terminée, Andromède se joignit à eux et, sans préambule, lâcha la terrible nouvelle découlant de ces retrouvailles :
— Le Néant va accomplir son grand retour. Enlil, tu dois me ressusciter dans les plus brefs délais. Pour cela, il te faut mon médaillon qui se trouve dans le Trésor monarchique.
— Alanine n’a pas dû y laisser grand-chose, précisa Warren.
Darrius, muet jusque-là, intervint :
— Avant de mourir, votre mère a retiré ses prérogatives à l’usurpatrice.
— Parfait ! lança Kieran, le moment de reconquérir notre fief est venu.
Bien qu’étourdissante, l’annonce ne faisait que précipiter leur projet. À la demande du chef de famille, ils allèrent se préparer pour la journée ; une conquête ne se menait pas en pyjama. Lorsque onze heures sonnèrent, tous gagnèrent les catacombes, et Enlil distribua ses ordres.
En tant que Gardien royal, Khalarie n’avait aucun secret pour Anatole. De ce fait, il piloterait l’opération depuis le centre de commandement, avec l’aide de l’Intelligence magificielle, cela allait sans dire. Contourner les sécurités du palais paraissant impossible, l’assaut commencerait donc au cœur de la cité. Maîtrisant parfaitement les charmes manipulant les huit cloches d’or, il piraterait celle interdisant les maelströms.
Darrius, préférant garder sa résurrection secrète, jugea opportun de prendre l’apparence de son aîné, ce qui permettrait d’éviter toute allusion concernant son absence lors de l’attaque. D’autre part, un simple sortilège d’esthétisme n’aurait pas suffi à imiter l’aura différenciable d’Enlil.
Un pacte avec le Roi des Djinns s’imposait. Pour ce faire, le vampire effectua un détour par la forêt de Paimpont, plus connue sous le nom de Brocéliande. L’ouverture de son vortex troubla quelques volatiles qui, mécontents d’être dérangés, se dispersèrent dans les cieux orageux. Pour un regard chakratique, le lieu brillait de mille éclats. La flore exhalait une force apaisante. Le ruisseau aux propriétés rajeunissantes reflétait avec limpidité le firmament électrisé.
Darrius n’avait plus foulé ces terres chargées de magie depuis des siècles et cela ramenait à sa mémoire d’amers souvenirs. D’un revers de la main, il fit mine de les bannir de son esprit. Il éveilla son instinct de prédateur et partit sous une pluie battante en quête d’un gibier spécifique. Fusant à la vitesse de la lumière entre les arbres millénaires, l’immortel savourait sa communion avec la nature. Il en oublia son raffinement et s’abandonna à la bestialité.
L’odeur qu’il cherchait parvint enfin jusqu’à ses narines. Tapi dans l’ombre, il se rapprocha de sa proie. Le cerf au pelage blanc satiné, s’abreuvant paisiblement, arborait d’immenses bois d’argent.
Lorsque l’animal flaira le danger, son sort était déjà scellé. Darrius bondit vivement et, d’un coup de canine, mit fin à la vie de cet être d’une pureté absolue. La forêt endeuillée fit silence.
Repu, c’est avec la manche de sa chemise immaculée qu’il essuya le contour de ses lèvres tachées. Redevenu le gentleman que tout le monde connaissait, Darrius chargea la carcasse sur ses épaules et franchit son vortex conduisant dans l’une des chambres inoccupées de la villa Siriki.
D’un claquement de doigts, l’ensemble du mobilier disparut. Puis, dans sa main gauche apparut un athamé. Il planta la lame sacrée dans la panse du gibier et trancha la dépouille à l’horizontale, qui déversa ses entrailles sur le carrelage. Par la pensée, il fit léviter les boyaux de l’animal, auquel il donna la forme du Sceau de Salomon.
D’une voix monocorde, Darrius entama le rite noir :
« J’en appelle au sombre pouvoir, la présence du démon, il va me falloir.
Je voue cette pure créature, en échange d’une caricature.
Iblisse, viens à moi, et de ta présence glorifie-moi. »
L’intestin de Salomon s’embrasa. L’organe invocateur se transforma en une tornade cobalt, d’où sortit une voix moqueuse :
— Darrius Coltone, cela fait bien longtemps que tu ne m’as pas imploré. Quelle est donc cette besogne indigne de ton humble personne ? »
— Prononce ton nom avant, je n’ai pas oublié comment fonctionne un marché avec le Roi des Djinns.
— Je suis Iblisse. Que désires-tu, Vampire ?
— Donne-moi l’apparence de mon aîné.
—Très bien. Cependant, tu connais le prix d’une telle demande. Dix ans de vie ne représentent rien pour toi, qui es immortel.
Darrius introduisit le bout de ses ongles dans sa poitrine. Il en retira une partie de son âme, qui s’envola pour rejoindre le tourbillon bleuté du dignitaire démoniaque. La pièce se retrouva purgée de toute lumière et l’obscurité enveloppa le vampire pendant quelques secondes. Quand tout revint à la normale, le père possédait le physique du fils et les traces de l’invocation d’Iblisse disparurent.
Par télépathie, il contacta Anatole, chargé de la supervision de la mission :
— Tout est OK de mon côté, et du vôtre ?
Assis devant la machine de Warren, qu’il maîtrisait aussi bien que son concepteur, le Gardien royal répondit :
— Tu as le feu vert. Avise-moi en temps réel de tes avancées. Au fur et à mesure, je relayerai l’information. Active ton détecteur de chakra, que je puisse te trouver en cas de problème.
— Ça marche Vraimond, ça me rappellera l’époque où l’on pistait Enlil durant ses fugues.
Sous les traits de son garçon, il franchit son maelström. Darrius émergea d’un des cinq points d’introduction. Ceux ne détenant pas l’autorisation d’y pénétrer par vortex n’avaient d’autre choix que de les emprunter. Le commissaire de surveillance identifia immédiatement l’illustre visiteur. Son combat intérieur se jouant entre sa pénible fonction de sujet d’Alanine et la loyauté due à l’authentique Héritier se lisait clairement sur sa figure paniquée. Il plia finalement le genou.
— Comptez sur ma discrétion, Votre Majesté.
— J’ai plutôt envie que tu te précipites auprès de l’usurpatrice afin de l’avertir de mon invasion dans vingt minutes environ, lui dit Darrius.
— Comme il vous plaira !
Darrius approcha du vieil homme. Par son chakra devenu obscur, il lui créa une blessure au visage.
— Pour te couvrir, tu diras que je t’ai malmené.
— Merci de votre prévenance, Votre Altesse.
Il arpenta ainsi les quatre tunnels d’arrivée restants. Les commissaires de surveillance prêtèrent également allégeance aux princes, acceptant de revêtir le sinistre habit de messager.
La reine imposteur reçut en simultané la visite des cinq agents de contrôle. Chacun d’eux annonça l’envahisseur à différents endroits au même moment. Comme Darrius l’avait anticipé, l’infâme sorcière envoya aussitôt toutes les troupes disponibles aux confins du royaume, laissant de ce fait le fief sans protection.
— Anatole, l’étape numéro un a été exécutée avec succès. Tu peux déclencher la phase deux.
— Parfait, tu peux retourner à la villa, c’est au tour des petits de rentrer dans la danse.
**
Kieran et Warren arpentaient les catacombes, où seul le crépitement régulier de la bûche enchantée se faisait entendre. Ils attendaient avec impatience le signal de Darrius. Dès qu’il leur parvint, les deux princes s’évaporèrent pour le cœur de Khalarie. La délicieuse odeur sucrée de chakra, stagnant dans l’atmosphère, leur prodigua une sensation de bien-être qu’ils avaient omis. Les somptueuses demeures d’argiles ravivèrent chez le cadet des sentiments venus de l’enfance.
Le bruit de pas des spectres et de la garde royale les tira de leur rêverie. Par télépathie, Anatole les prévint de la situation qui se dessinait sur la carte holographique réfléchie par le globe.
— Les renforts de votre tante vous encerclent. Dressez des cloisons sur chacune des quatre artères majeures. Ils se verront obligés d’emprunter les ruelles plus étroites et de morceler leurs garnisons. N’oubliez pas les propos d’Enlil : « les criminels ne sont parfois que les victimes des vrais coupables » donc, aucun mort.
— OK, j’ai capté. Concernant les victimes, on fera ce qu’on pourra, répliqua Warren agacé.
Le benjamin rapatria le sable du désert, qu’il divisa en quatre portions, attribuées chacune à l’un des axes principaux. Tandis qu’il maintenait le tout en lévitation, Kieran s’embrasa et bombarda un à un les pans, et ce, jusqu’à ce qu’ils aient la consistance du verre. Comme prédit par Anatole, les troupes se scindèrent.
Au bout de quelques minutes, le labyrinthe libéra leurs premiers adversaires. Débordant de courage, la déferlante de valeureux spectres attaqua Kieran d’un bloc. Celui-ci attendit qu’ils soient suffisamment proches pour entrevoir l’espoir de vaincre naître dans leurs regards et, sobrement frappa du talon. Bien que manquant de panache, ce geste anodin engendra une onde sonique si intense, à ras le sol, que les chevilles des soldats se brisèrent net. De nouveaux pions d’Alanine jaillirent non loin. Abasourdis, ils assistèrent à la défaite de leurs coéquipiers.
Bien que terrifiés, ceux-ci foncèrent sur Warren. Le prince se projeta dans les airs, flanqua dans la foulée un coup de pied arqué, générant une vague d’énergie mystique. Sa technique paralysa la totalité des attaquants osant pénétrer dans le périmètre.
— Comment fais-tu ça ? cria Kieran, de l’autre côté de la place.
— Au feeling, il m’a suffi de l’imaginer.
Ce fut au tour des gardes royaux, les points chargés de chakra, de se précipiter sur le cadet. Confiants, ils plongèrent simultanément pour asséner un coup à Kieran. Mais celui-ci s’évapora, laissant ses assaillants cogner l’un des leurs. Surgissant derrière eux, il tendit ses mains et propulsa un flot de magie transformant les agresseurs en statues de glace. Suite à cette démonstration de force, le reste des troupes baissa les armes, comme Anatole l’avait prévu.
À l’extérieur, la bataille faisait rage. Le palais étant vide, le véritable Enlil y entra sans encombre. Invisible, il s’octroya le luxe d’une visite.
Bien qu’imposant, le fief antique de sa famille semblait moins immense que dans ses souvenirs. Il traversa le couloir aux portraits, récitant de mémoire, au fur et à mesure qu’il passait devant eux, le nom de ses ancêtres. Il s’attendait à croiser le visage de sa mère juste après celui de leur grand-père, mais il ne vit rien. Cela le plongea dans la confusion. Il prit à gauche, puis à droite. Face à lui se dressaient les gigantesques portes en bois blanc, gravé du Triskel trinital.
L’héritier se noua les cheveux, puis propulsa une vague d’air qui ouvrit avec force les doubles battants. Sa despote de tante, Suridar et Miss Néotolc, en compagnie de chefs de Coven, sursautèrent dans un parfait ensemble.
D’une pensée, il plaqua l’usurpatrice au mur. D’une rotation de la main droite, il figea Jaouira et son félon de mari. Les autres, en dignes poltrons, se blottirent dans un coin.
L’aura d’Enlil, nourrie par sa colère, s’échappait de son corps. Une dizaine de katanas apparurent devant sa grand-tante. De l’index gauche, il leur ordonna de glisser sur la peau tendre du tyran. Son cri strident rivaliserait avec l’appel à la mort d’une banshee.
Le sourire carnassier, il s’adressa à cette dernière :
— J’aurais aimé te garder en vie et t’infliger durant de longues années de délicieux tourments, ma chère Alanine, mais cela serait contre-productif.
Les lames se redressèrent pour perforer la traîtresse et, dans un toussotement sanglant, Alanine, Darck, Reine trompeuse, s’éteignit.
Sa vengeance accomplie, il rejoignit le couple toujours paralysé. Enlil appliqua sa main sur Jaouira, qui entra en combustion spontanée et tomba en poussière. Le tour de Suridar était venu. Redevenu maître de ses mouvements, il propulsa un jet de flammes sur l’assassin de sa femme avant de fuir à travers son vortex.
Lorsque ses frères, en compagnie de Darrius et Anatole, franchirent triomphalement les doubles battants de bois blanc, ils découvrirent un Enlil souriant, installé nonchalamment sur l’imposant trône de rubis, la carcasse saignante d’Alanine gisant à ses pieds. Les chefs de Coven, prostrés dans un coin, vibraient de terreur.
Annotations