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Lorsque l’astronaute revint à lui, il était allongé dans le noir. Il sentait son visage collant à cause de la transpiration, mais aussi d’un chemin de larmes qui s’était formé dessus. Einrick tenta par réflexe de se frotter avec ses mains qui se heurtèrent au casque.

— Tess ? appela-t-il, hagard. Que… qu’est-ce… il m’est arrivé quoi ?

— Tu as subi une crise d’angoisse et perdu connaissance.

— Je ne vois rien, s’inquiéta-t-il.

— J’ai activé la visière solaire, répondit-elle. Je devais libérer ton regard pour laisser le reste de ton corps s’habituer à cet espace.

Einrick scruta les métriques de sa combinaison dans l’affichage tête haute. Il avait chaud, transpirait, et remarqua que le recycleur d’eau tournait à plein régime.

Je me suis pissé dessus… constata-t-il, embarrassé.

— Einrick, assieds-toi et fixe tes pieds.

L’homme s’exécuta.

— Je vais désactiver la visière solaire, continue de regarder le sol.

— D’accord.

La lumière revint et les yeux d’Einrick mirent un peu de temps à s’habituer. Au bout de quelques instants, il distinguait parfaitement les bottes de la combinaison dans l’herbe. Il toucha les brins verts et ne ressentit rien à cause des gants.

— Quand la sensation de vertige passera, tu pourras commencer à observer un peu plus loin. Évite l’horizon, tu vas encore paniquer. Laisse ton corps s’habituer aux grands espaces.

Einrick obéit aux conseils de Tess et attendit quelques longues minutes avant de pouvoir lever son regard. À chaque fois que ses yeux montaient, un choc électrique parcourait sa colonne vertébrale et il se sentait plonger quelque part, attiré par un puissant puits de gravité. Il recommença plusieurs fois jusqu’à ce que la sensation s’atténue.

— Je vais tenter de me redresser, annonça-t-il.

— D’accord, mais continue de fixer le sol. Si ta tête tourne, baisse le regard.

— OK.

Comme s’il devait produire un effort surhumain, Einrick se releva avec l’aide de l’assistance de la combinaison dont les servomoteurs geignirent. Ses yeux restaient rivés sur la base de son casque. Une fois sur ses jambes, il les ferma, les rouvrit, et commença à relever son menton. La prairie s’étendait sur une surface qu’il n’avait jamais vue de sa vie, lointaine, infinie. L’eau du lac ondulait en cadence avec le vent, le courant, et les traînées provoquées par des animaux à plumes blanches qui y pataugeaient. L’astronaute ne les reconnaissait pas, Tess lui apprit qu’il s’agissait de cygnes. Les jambes d’Einrick tremblaient toujours, mais il parvint à se stabiliser. Quand il se sentit prêt, il observa l’horizon et resta émerveillé.

— C’est comme ça sur Terre, Tess ?

— Oui, les espaces ne sont pas confinés comme dans les stations.

— J’aimerais bien y faire un tour, un jour.

Einrick ne releva pas le silence de son amie. L’homme balaya du regard la superficie sauvage qui s’offrait à lui. Le seul élément artificiel qu’il remarqua fut un cabanon à quelques dizaines de mètres au loin. Il aurait adoré découvrir cet endroit féerique avec ses propres sens et non au travers des écouteurs et de la visière de la combinaison, mais Tess préconisait de la conserver. Les instruments relevaient toujours des informations contradictoires : l’espace s’étendait au-delà des dix kilomètres de portée de ses capteurs, tout en étant confiné, l’atmosphère respirable, mais absente, la lumière vive et éteinte. Tess surveillait constamment les métriques vitales d’Einrick et constatait sa fragilité dans cette épreuve. L’IA garda ses observations et inquiétudes pour elle.

Après un long moment de marche, l’astronaute arriva devant la porte en bois de la cabane, un chalet suisse, mais Einrick l’ignorait. Il posa sa main gantée sur la porte d’entrée en sapin qui semblait comme neuve, puis poussa doucement. Celle-ci s’ouvrit sans peine tout en émettant un discret grincement qui ne parvint pas à ses oreilles. Lorsqu’il fit un pas en avant, il se retrouva dans le noir total, à nouveau.

— Encore… soupira Einrick.

— Oui, je n’arrive pas à dresser de cartographie. Cela me déroute, déplora Tess.

— Je suppose que je n’ai pas d’autre choix, répondit-il en pointant le carré blanc au fond.

Il ressentit à nouveau le sol trembler sous ses pieds.

Einrick jeta un rapide regard au statut de sa combinaison et un petit choc électrique se répandit dans le bas de son dos. Deux heures d’autonomie restante, la moitié des capacités de la batterie déjà utilisée. Les réserves d’air affichaient quarante-sept pour cent, il présuma avoir surconsommé pendant sa crise de panique.

Il commençait à avoir faim, mais l’idée de sucer le tuyau d’alimentation qui lui distillerait cette infâme purée protéinée calma la sensation. À la place, il avala quelques gorgées d’eau recyclée qui avait un goût de renfermé. Tess l’enjoignit de manger un peu, ce qu’Einrick déclina comme un enfant capricieux.

La traversée de ce tunnel sombre, dont l’astronaute ne pouvait déterminer s’il était étroit ou spacieux, dura moins longtemps que les précédentes. L’homme s’engouffra dans l’issue lumineuse, ferma les yeux, aveuglé, puis les rouvrit, et se retrouva une nouvelle fois ailleurs.

Un ailleurs qu’il connaissait, cette fois.

Nemris ? s’étonna-t-il.

— Oui, confirma Tess, cet endroit ressemble bien à la station Nemris.

Pourtant, il fut pris d’un malaise et se sentit désorienté. Nemris était un carrefour spatial cosmopolite d’ordinaire bondé. Elle abritait une population de quatre millions d’habitants régulièrement augmentée par allées et venues des voyageurs. Elle faisait partie des six grandes plateformes du système solaire.

Cette Nemris était vide. L’endroit formait un véritable désert de béton, de verre, d’acier, d’éclairage artificiel, de pelouse et de végétation modifiée génétiquement. Einrick eut l’impression de se retrouver dans un décor de cinéma à la fin du tournage. Il avait séjourné à de nombreuses reprises sur Nemris et n’avait jamais vu un seul de ses couloirs inoccupés. On y trouvait toujours au moins un policier, un membre d’équipage de vaisseau spatial venu prendre du bon temps à quai, un poivrot qui vomissait dans les canalisations, un vendeur à la sauvette, ou encore des travailleurs du sexe.

Einrick reconnut l’allée d’où il provenait, l’une des avenues du quartier japonais. Il se souvint de l’odeur des restaurants, le bruit des animations, le brouhaha ambiant, et les quelques événements à l’occasion de vieilles fêtes traditionnelles. Il marcha doucement, regarda chaque détail, les vitrines, les enseignes des échoppes, mais cette ville fantôme l’oppressait. Une paire de bottes accrochées à des jambières qui dépassaient derrière des sortes de conteneurs situés dans une ruelle adjacente attirèrent son attention.

— Quelqu’un, finalement ! s’exclama-t-il.

Il se hâta de rejoindre la petite allée, contourna les deux énormes masses d’acier, s’arrêta, inspira, recula d’un pas en arrière, puis hurla.

La seule autre présence humaine en ces lieux vides était une personne dans une combinaison, assise au sol, cernée de traînées de sang séchées qui s’étaient écoulées par les raccords du casque et des articulations endommagées. La visière était trouée et le verre brisé formait une mosaïque qui masquait le visage du pauvre bougre. La tenue affichait un schéma de couleur similaire à celle d’Einrick, vert et orange, pas du meilleur goût, mais pratique et visible. Il remarqua un emblème cousu par-dessus un second motif encore légèrement perceptible. De plus près cette image brodée lui sembla familière. Inquiet, il s’approcha du casque fissuré. Un impact semblable à un tir de pistolet l’avait perforé sur le haut. Des traces similaires sur la combinaison laissaient imaginer que la victime aurait été prise dans une fusillade.

D’un geste hésitant, il appuya sur l’épaule gauche du corps et le poussa. Il ne savait pas si c’était là une forme de curiosité macabre, mais une pulsion l’enjoignit à voir le visage du cadavre. Le reflet des lumières artificielles de Nemris produisit un halo sur la mosaïque de la vitre brisée. Au fur et à mesure que l’inclinaison changea, la figure se dessina. Il s’agissait d’un homme à la peau mate, cheveux noirs, le front percé par un impact, le regard bridé vide.

Einrick se releva en panique et hurla de plus belle. Ce corps n’était autre qu’un miroir de lui-même. C’était sa combinaison, son écusson du Freelancer brodé dessus, son visage, ses yeux sans étincelle, son sang, et sa cervelle répandue à l’arrière du casque.

Il fit trois grands pas en arrière, se heurta à ce qu’il pensa être un mur, bascula à travers une porte, puis retourna dans les couloirs ténébreux. Le pauvre astronaute tomba à la renverse, s’assit péniblement, puis fondit en larmes.

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