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— Einrick, il faut continuer, rappela Tess au bout de quelques minutes.

L’homme ne répondait pas, il marmonnait des phrases inaudibles.

— Einrick, il ne te reste qu’une heure d’autonomie et vingt-neuf pour cent d’air.

— J’ai plus envie… se lamenta-t-il.

— Lève-toi et reprends la route, s’il te plaît.

— C’était quoi là-bas ? demanda-t-il d’un ton apeuré. Ce cadavre…

— Je ne sais pas, Einrick. Peut-être une hallucination, une illusion, ou une projection.

— Tu le voyais comme moi ?

— Oui.

— Donc ce n’était pas une hallucination.

— Les capteurs de la combinaison inondent d’erreurs les journaux système. Je n’exclus donc pas d’être moi aussi victime d’anomalies de perception.

Einrick resta songeur à cette idée puis reprit ses esprits.

Il fixa intensément la porte de lumière au bout du supposé tunnel. Elle l’appelait, l’invitait à continuer, mais il appréhendait la suite. Il lui répondit par un regard maussade épuisé suivi d’un doigt d’honneur. Après un moment d’hésitation, il se leva avec un grognement puis repris sa pénible et lente marche.

Le confinement de la combinaison devenait de plus en plus insupportable à cause de l’odeur de transpiration, l’air qui sentait le renfermé, son haleine aux effluves de salive séchée et remontées acides, et la sueur qui lui brûlait les yeux. Einrick n’avait jamais dû la porter aussi longtemps et encore moins fournir un tel effort physique à l’intérieur.

Ce pénible exercice l’amena devant une nouvelle entrée blanche éblouissante. Il prit une profonde inspiration, eut un haut-le-cœur, éructa, puis s’y engagea.

Lorsque sa vue s’habitua à la lumière, il se retrouva dans un autre monde. La vision de la Terre lui parlait, il l’avait au moins aperçue dans des vidéos ou en photo. Il connaissait les stations spatiales comme sa poche. Quant au salon anglais, il devait bien en avoir vu des similaires dans une série ou un film. Einrick se sentit étranger dans ce nouvel endroit. Une végétation de couleur bleue aux reflets violets couvrait le sol. La flore ressemblait à de l’herbe aux brindilles fourchues ondulant grâce à un vent qu’il ne ressentait pas à travers la combinaison. Le ciel émeraude se parait de nuages aux formes inhabituelles, même pour quelqu’un qui n’en avait jamais observé en vrai, et les arbres poussaient selon des schémas qui dépassaient la compréhension humaine. Einrick pensa être arrivé dans un autre monde, sur une autre planète, différente de celles de son système solaire.

— Est-ce que… commença-t-il à demander avant de se raviser. Non, j’allais dire une connerie.

— Dis toujours, proposa Tess.

— Est-ce que cette pyramide ne serait pas un genre de moyen de transport stellaire ? Un portail avec un trou de ver ? Tu sais, ce genre de délire…

— Pourquoi pas, Einrick. Les capteurs de la combinaison sont confus depuis notre arrivée. Peut-être que cette structure se base sur des concepts physiques qui nous échappent.

— Ça y est, on est en train de perdre la boule !

Pour la première fois depuis l’attaque de pirates qui avait forcé Einrick à faire une manœuvre d’urgence, éjecter le Diffuseur du Freelancer endommagé pendant le combat, fuir la déflagration, réparer les impacts dans la coque avec le colmatage de secours, et finir à la dérive dans l’espace, l’homme éclata de rire. Tess pensa éprouver une forme de satisfaction de le voir prendre à la légère une situation dans laquelle il ne maîtrisait rien. Ce rire lui avait manqué.

Einrick marcha sans s’arrêter dans ce paysage surnaturel. Des points noirs volaient dans le ciel à toute vitesse. Le zoom de la caméra lui permit de découvrir qu’il s’agissait de sortes d’oiseaux, mais d’espèce inconnue pour Tess. Ils voltigeaient sans battre des ailes, car ils n’en avaient pas. À la place, ils agitaient frénétiquement de grands pieds palmés. Leur corps dessinait une large ouverture, peut-être était-ce ainsi qu’ils produisaient la portance, supposa l’IA, tout autant déroutée que l’humain. Sur leur droite, un immense rocher de couleur charbon présentait des personnages à l’allure singulière sous forme de peinture rupestre.

Un objet familier se dressa au loin, flottant sans effort au-dessus d’un lac d’eau rouge.

— Mais c’est… le Free ? s’étonna l’astronaute.

— Une projection, je pense, il ne répond à aucune commande, intervint Tess.

Le vaisseau resplendissait comme le jour de sa sortie des chantiers orbitaux de Mars. Einrick ne l’avait jamais vu ainsi, il était le deuxième propriétaire de l’appareil qui cumulait déjà à l’époque quinze années de service et dont les pièces d’origine se comptaient sur les doigts d’une main. Cette image l’émerveilla, mais elle se transforma en cauchemar d’un battement de cils. L’engin affichait désormais une allure délabrée, meurtrie. Le propulseur gauche était éclaté et les morceaux flottaient autour, des câbles et tuyaux s’échappaient de la coque comme un cadavre éviscéré, des fluides gelés entouraient les débris. De nombreux trous se distinguaient sur la carlingue et des fragments de verre en suspension s’étiraient d’un impact formé au milieu de la vitre du cockpit.

Des images et des sons apparurent dans la mémoire d’Einrick sous forme de flashs.

L’alarme assourdissante en panique, lui qui criait tout autant, ballotté comme un fétu de paille par les manœuvres d’esquive programmées dans l’ordinateur de vol, et Tess qui tentait de rester rationnelle dans ce chaos.

— Le Diffuseur a été touché, rupture du champ de confinement, taux d’aberrations en hausse, alerta Tess. Il faut l’éjecter tout de suite ou nous allons y passer, Einrick.

D’un geste hésitant, il avait soulevé les deux clapets situés aux extrémités du tableau de bord puis écrasé ses poings sur les deux énormes poussoirs rouges. Le composant essentiel à l’alimentation en énergie et à l’usage de la plupart des équipements du vaisseau s’était envolé dans le vide spatial. Il s’était déformé à l’infini, s’extrudant en volumes à la géométrie incompréhensible, avait soudainement gonflé comme un poisson-globe avant d’exploser en une pluie de pointes tournoyantes. Le Freelancer avait tout autant été arrosé par ces débris que les pirates qui les poursuivaient.

La dernière image qui frappa l’esprit d’Einrick fut cette violente douleur ressentie dans son crâne avant de s’évanouir.

L’astronaute se réveilla de cette vague de souvenirs et constata que la projection du Free avait disparu. Il jeta un œil inquiet sur l’affichage tête haute pour savoir combien de temps il avait rêvassé.

Trente minutes d’autonomie restantes, douze pour cent d’air.

Le frissonnement nerveux dans le bas de son dos ne le quittait plus. D’ici peu, la combinaison le lâcherait. Les instruments se contredisaient en boucle sur l’environnement, un coup propice à la vie humaine, l’instant d’après aussi hostile que le vide spatial. L’idée que Tess disparaisse une fois les batteries à plat l’insupportait. Einrick ne voulait pas se retrouver définitivement seul dans cet endroit inconnu, et encore moins perdre sa meilleure amie.

Il ironisa au fond de lui en constatant à quel point il avait foiré sa vie sociale, mais Tess restait bien l’unique personne qui le comprenait vraiment.

La gorge nouée par la lecture de l’état de son équipement, il prit une inspiration puis poursuivit sa marche, inlassablement.

Einrick arriva à la lisière d’une forêt composée d’arbres aux feuilles violettes qui reflétaient et découpaient la lumière en un prisme d’un dégradé allant du mauve vers le jaune. L’aspect mystique de ces assemblages naturels le laissa songeur avant de continuer sa route sur un chemin de terre orange.

Au bout de quelques pas, Einrick se retrouva dans le noir. Un énième couloir avec une porte brillante se présentait à lui, cela commençait à le lasser sérieusement. Il ne comprenait pas la finalité de cette exploration, de ces lieux, de ces corridors dans lesquels l’éclairage s’effaçait au loin, de ces interludes de paysages divers. Il supposa que cette pyramide était le fruit d’un esprit tordu qui aimait torturer les gens avec des labyrinthes insolubles.

Dix minutes d’autonomie, cinq pour cent d’air restants.

Le recycleur ne parvenait plus à réduire l’inexorable chute de la réserve. Il émettait le cliquetis typique des filtres arrivés en fin de course et l’atmosphère intérieure puait le poisson pourri. Le goût de son eau devenait de plus en plus ammoniaqué.

Le système de survie lâche.

Einrick s’étonna que Tess ne l’alerte pas, mais il supposa qu’elle préférait l’éviter pour ne pas le rendre plus nerveux.

L’astronaute était fatigué et tenait difficilement sur ses jambes malgré l’assistance. Tess ne se manifestait plus beaucoup, par souci d’économie d’énergie, imaginait-il. Les indicateurs de la combinaison traçaient une courbe vers une fin inexorable de ses réserves. Le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère interne augmentait à un rythme alarmant et les batteries arrivaient dans leurs derniers retranchements. Respirer demandait de plus en plus d’effort et son champ de vision rétrécissait, mais sur ce point, Einrick avait un doute puisqu’il se trouvait dans le noir total à l’exception du rectangle lumineux.

Ce dernier semblait aussi proche qu’éloigné, encore une fois. Il pouvait le toucher du bout du gant, mais il ne parvenait pas à savoir si la distance était de quelques centimètres ou de plusieurs mètres.

— Einrick… murmura Tess.

— Je sais… soupira-t-il difficilement, la voix coupée.

— Je…

— Ne dis rien.

— D’accord.

Une alarme brisa le silence souhaité par Einrick. Le recycleur d’air venait de s’arrêter, la ventilation de la combinaison tomba en panne.

Deux minutes d’autonomie restante.

Les servomoteurs n’assistaient plus, Einrick découvrit à ce moment-là le poids des quarante-neuf kilogrammes de tissu, métal, et équipements en tout genre sur son dos. Il s’accroupit péniblement, chuta sur son postérieur et s’assit, les mains posées sur ses jambes. Il implorait du regard cette dernière issue blanche qui l’éblouissait. Des larmes coulèrent de nouveau sur ses joues.

— Je suis désolé Tess, pleura-t-il. Je suis tellement désolé.

— Ce n’est pas de ta faute.

— J’ai été trop nul comme capitaine de vaisseau.

— Mais non, j’ai beaucoup aimé travailler avec toi.

— Tu dis ça pour me faire plaisir le temps que je claque.

— Je ne peux pas mentir, Einrick.

Il leva péniblement son bras retenu par le poids mort de la combinaison et caressa son casque du bout du gant.

Le chauffage s’arrêta et prolongea d’une vingtaine de secondes la durée de vie de la batterie.

— Merci, Tess, d’avoir été mon amie. Et de m’avoir supporté tout du long. Je n’ose pas imaginer combien ça a dû être difficile pour toi.

— Les IA sont patientes, Einrick, ironisa-t-elle.

Cela le fit rire.

Trente secondes d’autonomie restante. Les lampes de la combinaison s’éteignirent, ainsi que l’affichage tête haute, ce qui offrit un dernier sursis pour Tess.

Einrick contemplait la porte brillante devant lui. Sa respiration s’accompagnait d’un couinement caverneux. D’un geste machinal, le regard dans le vide, il déverrouilla son casque qui siffla sous l’effet du changement de pression. Son bras retomba lourdement. Il ferma les yeux et sentit la lumière qui l’enveloppait. Il profita d’une vague de chaleur apaisante, comme le vent le long d’une plage en plein été, une sensation qu’il n’avait jamais ressentie et qu’il aurait été incapable de décrire en ces mots. Le corps endolori d’Einrick devint plus léger. Sa carcasse épuisée par l’effort, la faim et l’asphyxie oublia les maltraitances de ces dernières heures. L’homme se leva au travers de la combinaison qui gisait au sol et le resterait à jamais. Il la regarda, eut une pensée, une frayeur, Tess, il ne voulait pas l’abandonner. Il voulait qu’elle soit avec lui. Einrick appela Tess qui ne répondit pas. Il tendit son bras vers la tenue spatiale et poussa un hurlement inaudible en sentant quelque chose le saisir par la taille. Il se débattit, devint léger, fut pris de sommeil, puis s’endormit.

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