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La batte tenue par Felipe propulsa en arc de cercle la balle lancée par Lucciano. Leur admiration face à cette prouesse se transforma en appréhension. Elle venait de tomber dans un terrain mal entretenu, couvert d’herbes hautes et délimité par des clôtures à la peinture blanche écaillée.
— C’est… c’est chez le vieux Hobbes, constata amèrement Lucas.
— Mais on doit récupérer la balle, s’exclama Lucciano, de la crainte dans sa voix.
— On a qu’à entrer pour aller la chercher, proposa Marlène.
Les trois garçons la dévisagèrent, terrifiés.
— On ne peut pas aller là-bas ! paniqua Lucas. Tu ne sais pas ce qu’ils racontent sur lui ! C’est un vieux fou qui kidnappe les enfants !
— On prétend qu’il les mange ! ajouta Lucciano.
— Il fabrique des vêtements avec leur peau ! poursuivit Felipe.
— C’est n’importe quoi, balaya Marlène. Vous dites ça parce qu’il vous fait peur ! Je vais la chercher, qui vient avec moi ?
Personne ne répondit ; les gamins détournèrent le regard et reculèrent d’un même pas.
— Vous n’êtes que des nouilles ! leur hurla la petite avant de se retourner pour aller chez Hobbes.
Marlène arriva devant le portail en bois craquelé. D’un geste hésitant, elle tenta de le pousser. La structure émit un grincement sinistre qui accentua sa peur. Elle inspira, expira tout en tremblant. La lumière du soleil, qui se refléta sur la porte de la masure au milieu de la propriété, attira son attention. Elle venait de s’ouvrir, quelqu’un en sortait. Marlène quitta immédiatement les lieux et se réfugia un peu plus loin sur le chemin.
Une silhouette de grande taille émergea de la vieille bâtisse aux volets constamment déroulés. Elle portait un long manteau de couleur marine avec un épais col relevé couvrant une bonne partie de la tête, elle-même surmontée d’un chapeau marron. Marlène constata que son visage était cagoulé et qu’il endossait des lunettes de soleil à effet miroir. Ses mains affublées de gants sombres et sa redingote fermée ne laissaient rien transparaître de sa personne avec son écharpe. Son costume se complétait par un pantalon ample et des chaussures brunes.
La fillette était stupéfaite, elle apercevait pour la première fois le vieux Hobbes. Son large gabarit l’impressionna, tout comme sa démarche lourde, lente et continue. Il boitait légèrement. Sa tenue vestimentaire renforçait le malaise de Marlène, car l’été battait son plein.
Hobbes traversa le chemin menant jusqu’au portail de sa propriété. La petite s’était éloignée et l’observait à travers les planches de la palissade. Elle avait réussi à repérer leur balle dans un fourré. L’immense silhouette s’arrêta à sa boîte aux lettres, ouvrit la trappe, puis en retira le contenu. Elle parcourut un à un les différents courriers. Son visage masqué et ses lunettes rondes rendaient difficiles d’imaginer ce à quoi il pouvait penser. Marlène eut la sensation que Hobbes éprouva une certaine satisfaction à la lecture du dernier papier froissé. Puis une forme d’appréhension par l’affaissement de son menton. Hobbes rangea la lettre dans la poche de sa longue redingote, puis s’apprêta à sortir de sa propriété.
La petite rassembla ses forces. Le vieux Hobbes l’impressionnait, mais, plus que de la peur, elle s’étonna de ressentir de la curiosité à son égard. Elle se racla la gorge puis parvint à exprimer un son suraigu d’hésitation.
— Excusez-moi, monsieur, interpella-t-elle.
Hobbes se tourna vers elle, et resta silencieux. Malgré la distance, Marlène rebroussa d’un timide pas en arrière.
— Je… notre balle… elle est tombée chez vous, expliqua l’enfant. Est-ce que… je peux la récupérer ?
Elle marqua une courte pause dans son bégaiement.
— S’il vous plaît ?
L’homme scruta son terrain, puis marcha vers un fourré d’herbes hautes jaunies par la sécheresse. Il se rapprochait de Marlène qui recula une nouvelle fois alors que la barrière se trouvait entre eux. Hobbes s’arrêta, la fillette ne parvint pas à voir ses gestes. Elle remarqua que la balle était désormais tenue par sa main gauche sans qu’il se soit penché. Sa lente progression reprit en direction de la petite. Il lui tendit l’objet. Marlène joignit les siennes et Hobbes la laissa tomber dedans. Elle serra très fort son bien, remercia le vieil homme d’une voix étouffée, puis s’enfuit à toute vitesse. Son cœur menaçait d’éclater dans sa poitrine.
Y a pas que les garçons qui sont des nouilles, se dit-elle en regardant la balle entre ses mains. Ceux-ci, qui avaient observé la scène de loin et l’acclamèrent. Victorieux dans leur couardise, et pâles comme des linges.
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