2.2
Que pouvait-il contre ses images, contre la main de cet homme qui bariolait ses lèvres.
Une scène se glissa plus vicieuse que les autres. Elle capta son attention, le ligota à elle. Le noir venait d'atteindre les cieux, Azur gardait la pause à l'affût du moindre bruit derrière le cuir de sa tente. Il fixait les couches de tissus et de fourrures qui formaient la porte hermétique au froid. Les pas dehors s'invitaient toujours plus proche. Son corps frêle d'enfant se paralysait lentement et des frissons par milliers parcourrait sa peau. Pas d'endroit pour fuir ou se cacher. Il l’avait compris après les quatre premières visites. Jeïvéra savait où le trouver. Son flair infaillible aurait pu pister n'importe quel spectre. Qu'Azur se trouvât à l'orée d'une forêt ou à chercher du bois, l'ombre de Jeïvéra planait au-dessus de lui. Ou qu'il se positionnait, Azur le sentait. Les mains de l'inceste le saisissaient et le plaquait au sol sans force. La résignation était le mot d'ordre. Dans la neige ou dans la tente, Azur se taisait, laissant son être à la merci de son bourreau. Les larmes pouvaient couler, son corps ne réagissait pas. Jamais. Égal à une botte de neige informe. Le souffle lui demeurait coupé sous le poids de l'ennemi familier et son esprit cherchait un ailleurs, dans lequel se poser. Encore il sentait sa chair se fendre et la douleur lui comprimer l’être. Les secousses et les râles l’emprisonnaient, faisant de lui l’esclave de son oncle. L’image progressait, puis en devint une autre et encore une autre. Les années passaient sous son regard furieux et sa haine pour Elestac grandissait.
C’est sa faute ! C’est elle qui m’a tout volé.
Elestac lui avait volé sa mère, son titre de prochain chef et son enfance… La chaleur d’un foyer, l’affection et la protection d’un parent ! Cette reine paierait pour tout. Ce n’était plus une promesse faite en l’air, mais un serment sépulcral qui le guidait vers cette « destinée ».
Détourné de ses réminiscences et de son envie de vengeance, il détailla le lieu du regard. Personne. Pas un bruissement excepté celui de l’air. Pas une ombre hormis celle des branches.
Sans bruit, Azur avança vers des roches plus susceptibles de protéger ses arrières.
Il s’approcha à tâtons d’un arbre mort, prit garde au moindre de ses gestes et scruta des branchages échoués sur le sol. Il se déplaça, prêt à reprendre contenance et à sauver sa peau, quand le silence se brisa sous l’assaut de nouveaux coups de feu. Il sursauta.
Certains soldats aimaient tirer dans les jambes. Leur proie paralysée, ils s’en donnaient à cœur joie pour la massacrer. Et plus loin, à découvert, c’était ce qu’il se passait. Des cris percèrent l’air, se percutèrent entre les roches et firent écho à la lâcheté de chacun.
Les soldats étaient à l’image de leur Reine, cruels et imbus de leur personne. Ils se croyaient maîtres du monde.
— Maudite soit leur existence, souffla le garçon.
Azur contracta la mâchoire pour faire taire son envie de rugir. De hurler sa haine. Ne pas rester à découvert, se protéger pour survivre… pensa-t-il.
Exaspéré, il écouta les voix s’éteindre au loin, puis poursuivit sa marche.
— Plus que trois mètres, murmura-t-il.
Après s’être dit cela, il fit volte-face alors qu’un soldat sautait derrière lui. Azur fixa l’homme, puis le fusil, droit, métallique et d’un noir charbonneux, qu’il braquait sur lui.
Le regard figé dans celui de son assaillant, il ne put s’empêcher de le maudire. Les yeux obsidiennes de l’homme obstruèrent ses pensées. Pas maintenant, pas ici, pas comme ça, songea le jeune souffleur. Ça ne pouvait pas se finir ainsi... Lui qui avait subi toute sa vie.
Non ! Non !
Personne ne lui retirerait la vie.
Personne !
L’adolescent ne trembla pas, pourtant la peur le submergea un peu plus. Où était la bravoure de ses mots, de ses pensées ? Quelle était cette existence qu’il avait vécue s’il ne pouvait pas contre-attaquer ? Cette vie sans saveur que celle de l’acidité. Avait-il survécu pour se faire humilier, pour qu’on le dépossède de son corps, pour qu’on le tut si facilement ? Il ne voulait pas y croire. Au fond de lui résonnait la voix d’un destin fabuleux et personne ne se mettrait en travers de son envie.
Azur ne détourna pas les yeux du chasseur. Il le fixa de la tête aux pieds. De sa chevelure jusqu’au bas de ses bottes. L’homme était aussi blanc que la neige. Pendant une seconde, Azur crut avoir affaire à une fée à crocs blancs. Mais même ces créatures suceuses de sang ne possédaient pas un sourire aussi répugnant que celui de l’homme.
— Que fait un petit garçon ici ? se moqua-t-il. Un garçon ? C’est bien ça ? Devrais-je vérifier ? Devrais-je te garder ?
Cet homme était aussi écœurant que son oncle. Et même en sachant ce que ces soldats faisaient subir aux femmes et aux garçons trop jolis, l’entendre baver de tels propos le rendit fou. Personne ne le souillerait davantage ! Surtout pas un chasseur.
Azur resta silencieux, laissant bouillonner son pouvoir. L’homme le regardait en agitant son pistolet. Qu’avait-il en tête ? Tirerait-il ?
Personne n’ira à l’encontre de mes envies, se convainquit Azur.
Son visage prit des teintes pourpre, sa mâchoire se crispa, son sang martelait ses veines. Le rythme de son cœur s'accéléra pareil à des instruments de percussions dont le corps usé était prêt à éclater. Il frotta son index contre son pouce dans l'idée de désarçonner le chasseur. Le mouvement de ses doigts déclencha une bourrasque de neige et aveugla son adversaire. Un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres. Si ses camarades restaient impuissants face à la peur, Azur, lui, se rebellait. Il inspira une goulée d'air, gonfla ses poumons et souffla du givre. Il leva une nappe blanche et gelée vers son assaillant, alors qu'un rugissement s'empara de sa voix. Ses yeux se révulsèrent et la neige fondit sur le soldat.
En moins d’un instant, toute son ire s’évacua et givra, sans autre combat que celui de deux regards, le soldat à la blanche chevelure.
Finalement, il n’avait besoin que de rage et de haine pour faire ce qu’il voulait.
Rapidement, il courut vers la cachette lorsqu’un craquellement le surprit. Il s’arrêta à nouveau, baissa la tête. Le sol frémit et se déroba sous son poids. Le temps de réagir, il tomba sans pouvoir se retenir dans une crevasse sombre. Le vide happa son estomac. Son cœur tambourina. Son souffle se hacha, se coupa. Mourait-il comme ça ?
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