18
— Corduvac ! Alors t'étais dans les toilettes depuis tout ce temps ?
Un Milo éplapourdi papillonne des yeux vers Spara, les moteurs ronronnants du vaisseau, puis la porte d'où il est sorti.
— Heureusement qu'on comptait pas sur toi pour sauver Bardan et Louboutou.
— Vous comptiez sur lui pour nous sauver ? On était mal barrés.
— Non, justement, on comptait pas sur lui.
— Et c'est grâce à ça qu'on s'est retrouvés !
Derrière sa moustache luxuriante, Vice-Capitaine Bardan sourit presque. Une expression si inhabituelle que même Louboutou, jusque-là occupé sur un gadget quelconque, se retourne pour admirer l'étrange spectacle : le belliqueux baraqué absorbé en acrobaties buccales abracadabrantes.
Confronté au spectacle surnaturel, Milo frissonne à s'en dresser les cheveux en quatre sur la tête.
— Comment vous êtes revenus, alors ?
— Pourquoi tu veux un récap, gringalet ? T'as déjà oublié ?
— Je n'étais pas avec vous... Vous n'avez même pas remarqué ?
L'équipage sifflote, peu alarmé de se transformer en cliché.
— Louboutou, bientôt fini de bricoler le condensateur ?
— Hmmm, oui.
Milo secoue ses pensées. Certaines filent nager dans les abysses de l'espace.
— Attendez, attendez : qu'est-ce qui a provoqué la panne, alors ?
— La panne ?
— Vous savez...
Le porte-trotteur se triture les doigts.
— … le téléporteur.
L'ingénieur moufte dans sa barbe inexistante.
— ··· ᶜⁱ˒ ᵗᵉ́ˡᵉ́ᵖᵒʳᵗᵉᵘʳ ᵖᵃʳ⁻ˡᵃ̀··· ᶜᵒᵐᵖˡⁱᵒ̴ᵘᵉ́ ᵈᵉ ᵈⁱʳᵉ "ᵖʳᵒᵖᵘˡˢᵉᵘʳ ᵖᵃʳᵗⁱᶜᵘˡᵃⁱʳᵉ ᵃ̀ ʰᵃᵘᵗᵉ ᵛᵉ́ˡᵒᶜⁱᵗᵉ́" ˀ̣ ᶜᵒⁿᵗᵃᶜᵗᵉʳ ᵐᵒⁿ ˢʸⁿᵈⁱᶜ···
— Quelqu'un dont je ne m'abaisserai pas à citer le nom a abîmé le système de localisation du relais positronique.
— P4uvre, pauuuuvr3 R0saline...
Milo arque un sourcil : ce Monsieur Muscle, est-ce de la tête de lard ou du caractère de cochon ?
— Euh... C'est vous qui m'aviez dit d'arracher les fils...
— Bardan ?! rugit Spara.
— Je l3ur avais f0rtement déconse1llé ce cr1me de gu3rre !
Bardan ronchonne dans sa moustache très existante.
— ᴮᵃˡᵃⁿᶜᵉ·
— Ma b3lle est en rém1ssion, m4is je ne sa1s si elle s'en r3mettra... C'3st un 4cte con7raire à la c0nvention de G-nova.txt, vou5 sav3z ?
— Toujours est-il qu'on est passé en mode sans échec. Donc a priori : plus d'échecs.
— Dommage, j'aime bien jouer aux échecs.
— Tu me fatigues, Ruleck.
— Fini !
Louboutou lève les bras au ciel, lâche le condensateur et le rattrape de justesse. Bardan grogne à nouveau.
— Je te laisse trente secondes pour l'installer.
— Quoi ? Mais c'est à l'autre bout d...
— Vingt-huit. Vingt-sept...
L'ingénieur s'élance en quatrième vitesse grand V, pied planché sur le champignon, tel l'essor majestueux du condor. Spara tape des mains.
— Bon, maintenant que ça, c'est fini, revenons à la mission.
— Parce que c'était pas ça, la mission ?
— Non, Corduvac !
Ses sourcils furibonds se rejoignent presque. Ruleck la relaie d'une voix monocorde.
— On réparait seulement le vaisseau. Rappelez-moi de faire le plein quand on sera de retour vers le futur, au fait. En tout cas, diarrhexposition pour toi : le Corpo-chef suprême Thetacklot est une tête de crotte, alors on le destitue de force.
— Thetacklak ?
— Thetacklot. Gogollionaire, playboy, psychopathe. Il dirige Antis, donc... tout, en gros.
Son index pointe le Tout environnant, où le logo d'Antis tapisse chaque mur, étoile et bibelot. Même les vaches. Milo déglutit.
— Cool. Vous êtes en guerre contre le maître du monde, alors ? Ça m'a l'air... dangereux...
— On s'en est sortis jusque-là, te bile pas.
— Jusque-là ! Et pas au complet.
Il les voit cogiter au lieu d'agréer.
— Mon double ! Mort-duvac !
— Aaaah ! Oui !
— Détrôner le roi du monde, c'est tout le plan ? Au complet ? Exhaustif ?
— Bien sûr que non, on est des pros ! On le remplacera par son neveu. Con aussi, mais moins.
— Oh. Vous êtes obligés de le remplacer, cela dit ?
— On peut pas se permettre une vacance du pouvoir ! La bourse chuterait !
— Oui, mais... Je veux dire... Vous le remplacez par un autre tyran au lieu de vous révolter au nom de la démocratie.
— Pfahahaha !
Le rire gras de Bardan tonitrue.
— Il a dit « démocratie », hahaha !
Le reste de l'équipage se joint à l'hilarité.
— C'est un mythe, gamin.
— Quoi ? Non ! Je pouvais voter, moi, c'est vrai !
— Tu peux voter pour ta marque de céréales préférée, si ça te manque tant. Tu gagneras même un paquet gratuit, si ça se trouve.
— Vous ne votez vraiment pas ?
Spara exhale un soupir, lequel part en fumée comme un fantôme d'incendie.
— Écoute, t'es de l'époque des magnats des médias, c'est ça ?
— Hein ?
— Les groupies influençables des groupes d'influences ?
— Hein ?
— Il est de quand ?
— Début 21ème.
— Ouais, donc pas la C.H.E.R. (Commune Hippie des Extra-Riches) du 28ème. Ergo, ferme ta bouche.
Milo, aussi perdu que la montre de Marcel Proust, ferme la bouche.
Puis la rouvre, tout indiscipliné qu'il est.
— Il n'empêche qu'à mon époque...
Le regard de Ruleck, celui d'un parent déçu par son enfant, fait hésiter Milo.
— À ton époque, oui ?
— Euh...
Elle souffle avec langueur.
— Tes monarques « élus », ils passaient des décennies à se chamailler sur de faux-débats. Par derrière, ils vous la faisaient en douce pour acquitter leur promesse à Truc et Muche qui les avaient foutus sur leur siège. C'était juste une monarchie avec plus d'étapes, mais c'est pas grave. Tant qu'il y aura du pouvoir et des gens qu'en veulent, y'aura des avides de pouvoir au pouvoir.
— Ah ouais ? Eh ben...
Milo entame les cent pas. Il en trottine quatorze, plus précisément.
— Eh ben si c'est comme ça... je vais fonder ma propre planète !
Il s'élance le long d'un corridor à la signalisation aux icônes de vaisseaux. Il se dirige en fait vers le compacteur de déchets, mais peu importe.
Les conseils criés de Ruleck portent à sa suite.
— Le marché et moins cher dans le secteur 97-b ! Oublie pas de demander un permis d’acquisition ! Bonne chance pour l'indépendance ! Commence à épargner maintenant parce que c'est dans les trois septillions pour un astéroïde de petite taille jusqu'à cinq ans avant ta mort ! Tu devrais aussi investir dans les munitions si tu veux pas devenir un buffet à volonté pour pirates ! On t'enverra un colis à ton arrivée !
— Ah non, hein. Moi, je lui envoie rien.
— On a pas besoin de toi pour faire un colis, Bardan.
— Tu participerais pas ? Même pour fêter son départ ?
— Aaaah ! Là, tu parles à mon cœur !
Milo, revenu bredouille de la poubelle qui n'était pas une navette, traîne des pieds ; penaud, déçu, égaré. Un souvenir le frappe et réveille son regard fatigué.
— Au fait, comment va mamie ?
— C'est pas ta grand-mère.
— Je sais. Juste... Comment elle va ?
Spara l'observe de ses yeux sombres. Pas si sombres que le vide intersidéral autour d'eux, mais beaucoup plus que les panneaux blancs crème qui tapissent le vaisseau. D'un bon #5f1e02, en somme.
— Morte.
L'astrostoppeur reste coi. C'est l'hôpital qui pousse mémé dans l'eau du bain. Non, arrête de penser à mamie, tu dis n'importe quoi.
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