24b

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Plus le lac s'approche, moins il y ressemble, et plus il s'apparente à une vaste bâche de plastamiente bleue.

— Ah.

Ruleck, de ses yeux d'aiglynx, aperçoit un panneau.

— Bi... ta... goun... gou. On est à Bitagoungou ! Et s'ils ont assez pour louer un permis d'emplacement pannelique, ils doivent avoir un propulseur sous le coude !

Elle s'élance, rapide comme le vent en poupe, atteint la première bicoque en moins de temps qu'il n'en faut pour dire... beaucoup moins de temps, en effet ; et toque à la porte d'entrée.

Une vieille dame, l'air bourrue, maugrée dans un français haché et compressé :

— S'c'est pou'l calendrier pastaf'rite, j'd'jà donné. Et s'c'est p'parler d'vot' scèneuse et fauveuse Jess Curry, v'pouvez causer à Binette.

Un geste en direction de Binette révèle son identité d'AK-40.7 lourdement customisée, à munitions sub-ioniques, lunette UV, IR et vision nocturne flashy, silencieux à 99,99% de sourdine, et joli revêtement bleu pastel.

Ruleck dessine un mouvement de recul compréhensif mais, plutôt que de rassurer l'autochtone, s'en remet à Milo.

— Elle dit quoi, la grand-mère ?

— Hein ?

— C'est toi l'omniglotte. Ou alors tu sais plus faire ça non plus ?

— Euh... Je sais que c'est un peu condensé, mais cette dame parle français, quand même... non ?

— C'est quoi le « feulancé » ?

Le regard de Milo accroche celui de Ruleck, puis de Spara, puis de la mémé armée, puis ses pieds ; puis re-la-mémé-armée, re-Ruleck et re-Spara sous le vol paresseux d'une mouche tsé-tsé intriguée.

— Ça devient vraiment très compliqué.

— Tu lui parles, oui ou non ?!

— Oui !! Bonjour madame, pardon de vous déranger...

La Kalach' lui rase le menton.

— Héhé... Je ne connais pas de Jess Curry et nous n'avons pas de calendrier à vous proposer. C'est juste un peu effrayant dehors depuis que les hippotrucs...

— Hippotaurax.

— … Depuis que les hippotaurax ont attaqué notre train.

La mémé fronce le front et jette un œil sur l'horizon. Elle crache un glaviot mécontent, mais invite nos amis à entrer.

— Deux personnes seul'ment, prévient-elle.

Mais le groupe entier s'est déjà engouffré. Avec un soupir rauque, elle referme la porte derrière ses convives non-conviés et repose Binette sur son porte-kalach' attitré.

Debout devant un mur de trophées, Bardan laisse échapper un sifflement impressionné.

— C'est grand ici ! Y'a à manger ? Je crève la dalle.

Milo hésite. Son malaise n'a d'égal que son avortonisme / sentiment d'imposture.

Les regards posés sur lui – dont l'interrogateur de la mamie – il cède à la pression de ses pairs :

— Euh... Nous sommes, euh... À l'origine... En fait, je ne sais pas vraiment moi-même. Ceux-là ont un vaisseau, enfin ils ont emprunté un vaisseau sur lequel j'ai atterri par erreur, et je suppose qu'ils m'ont à peu près adopté... On prenait le train pour récupérer une pièce détachée – consciente, apparemment, mais ça n'a l'air de surprendre personne ici – quand on s'est fait attaquer par des bisons futés. Je pense que nous avons tous soif, et Bardan – le grand musclé – voulait savoir si vous auriez – à tout hasard – de quoi souper.

— Ouaaaah ! s'exclame l’intéressé. Comment c'est long pour dire « j'ai faim » en feulancé !

La rombière croise les bras, scrute la brochette de bras cassés et embrase son barbecue. Elle brasse l'air en direction d'une chambre d'où émerge une brassée de braillards rabougris en braies bradées.

— J'que d'la brandade, ç'vous va ?

— Oh oui, oui, oui. Parfait. Merci beaucoup.

Le regard de Milo s'éparpille sur les nombreux chiards – il en compte vingt-huit.

— Ce sont vos petits-enfants ? Vous en avez beaucoup.

— HA ! L'bonne, ç'la. Nan : ç'orph'linat, 'ci. 'Sieds-toi, ç'bentôt prêt.

Le jeune paumé obtempère, et répond aux questions critiques au sujet du menu tandis qu'un enfant à ses côtés dévore ses crottes de nez.

Un fumet savoureux précède l'aïeule.

— 'Tachez-vous s'non j'sers pas.

La ribambelle de marmots s'exécute, et Milo découvre, surpris, chaque chaise dotée d'une ceinture de sécurité.

— Euuuh... commence-t-il.

Mais l'indifférence de ses équipiers le laisse à penser que, sans doute, il s'agit d'une de ces étrangetés auxquelles il ferait mieux de s'habituer.

La mamie sert sa morue, qui disparaît en un coup de fourchette et trois-quart. Rassasié, l'équipage se libère de ses attaches.

Merci beaucoup, madame... euh... Pardon, je ne vous ai pas demandé votre nom.

— M'c'est Awaoubintoubibatadjenebou.

— Enchantés, euh... Awa...?

— Va p'r'Awa. J'ai l'prénom m'peu long, ç'vrai.

— Voici mes camarades Spa...

Elle lui coupe la chique d'un tchip et d'un coup de pipe : visiblement, elle s'en fiche. Le regard du gaillard s'égare sur la paroi ornée de trophées :

— Les coupes des enfants, j'imagine ?

— HA ! Ç'l'souv'nir d'mes jours d'ring. Trent'-n'vième dan d'karaïkido, s'savez ?

Milo, honnêtement impressionné, bée. Un moucheron, aussitôt attiré par la cavité libérée, s'empresse de s'y faufiler. Le malaventurier tousse, pleure et expectore, tandis que Bardan perfectionne la chorégraphie d'un jeu de mains avec une fillette, que Ruleck aide un garçonnet à faire ses lacets, que le robot pleure sa détresse, Spara se fait tresser, et Louboutou détrousser.

V'voulez 'ziter, p'tet ?

Milo acquiesce, visite la modeste demeure et se propose d'aider pour la remercier de son hospitalité.

Hmm... V'pouvez ranger l'chambres des p'tits, chuppose.

Sitôt dit, elle lui explique la technique pour plier un doudou comme un pro :

— Plie su'l'naturel ; ç't'à'dit su'l'vent' ou l'dos, mais TOUJOURS la tête ben visib', ç'compris ?

Il hoche la tête et reproduit ses gestes.

Ouais, mais... faut ç'soit mignon. Ç'impératif, ça. R'commence.

Il recommence. Et recommence. Et recommence. Jusqu'à satisfaction.

Bon, ç'pas pire qu'quand ç'tait pire. 'Rête là. Aux habits, n'nant.

Milo, qui se targue de savoir plier une chemise selon les exigences précises de sa maman, se décourage devant la grimace peinée d'Awa.

L'coussins, ç'pas pou' décorer.

Elle glisse un polochon dans les manches, ainsi qu'un coussin carré au niveau du torse. Ce doit être parfait, au millimètre près.

Le soir arrivé, notre héros s'extirpe enfin de la chambre, son ouvrage terminé. L'équipage attablé sirote une bière « bien méritée » (même si Milo ne les a pas vus travailler).

Ah ! Tu tombes bien ! Tu veux bien traduire ? La mémé a l'air de raconter de bonnes vannes, mais on comprend rien.

Il se tourne vers la femme âgée au sourire édenté – pratique pour glisser sa paille –, qui lui confie un décapsuleur chauve-souris.

Ah, ç'meilleure bière, ça. J'appris aux enfants à l'brasser : s'débrouillent ben, j'dis.

Il pivote, hésitant, vers le personnel du vaisseau.

Elle, euh... elle dit que la bière est bonne.

— Ah ça, c'est bien vrai ! J'ai rarement goûté une bière aussi goûtue ! Chapeau au brasseur, il a un grand avenir devant lui ! Sauf s'il est vieux, mais il doit avoir un grand avenir derrière lui, du coup !

Il pivote, hésitant, vers la dame.

Ils, euh... ils trouvent aussi.

Elle acquiesce gravement, le poids apparent d'un secret d'état sur la nuque.

Ç'vous intéresse d'bosser 'ci ? T'jours b'soin d'bras.

Milo se tourne, prêt à transmettre sa requête. Mais malgré sa gentillesse, malgré la chaleur de son accueil, il ne se voit pas griller des années dans le désert saharien.

Euh... Elle dit qu'il va pas falloir tarder à y aller. L'heure du coucher pour les petits, tout ça, tout ça.

— Cool ! On peut utiliser son propulseur, alors !

— Hein ? Ah ? Euh... Sûrement.

Il s'adresse de nouveau à mamie Awa :

— Est-ce qu'on peut emprunter votre propulseur ?

— Holà non, j'n'ai pas. Qu'esse on f'rait 'vec un prop'lseur 'lors qu'y'a't'les commodités à proximité ?

Pendant que la troupe disparaît vers le jardin, il les informe de l'infortunée réalité et traîne des pieds. Faut-il se résigner à résider à perpétuité dans cette pampa perdue ?

Au sortir de la bicoque, Milo, l'expression de celui qui laisse passer un pet plus solide que prévu, reste coi face au spectacle impromptu de l'équipage aux manettes du véhicule motorisé de la généreuse mémé.

Rest3 pas pl4nté là ! M0nte, n1gaud !

— Mais... proteste-t-il avec éloquence.

— Magne-toi les poils du fion ! On va louper le rendez-vous, sinon !

— Mais... pourquoi vous volez cette gentille mémé ?

— Voler ? T'es fou ?

— Ta mamie, là, elle a dit qui fallait qu'on parte. Alors je sais pas comment ça se passait à ton époque barbare, mais chez nous, on renvoie pas un invité sans un moyen de locomotion.

— Mais euh... elle a pas explicitement...

Spara balaie ses arguments de la main et l'embarque.

C'est toujours implicite. T'imagines le temps qu'on perdrait sinon ? À faire des courbettes pour vérifier si, vraiment, je peux t'emprunter ton atomobile ? Et l'hôte qu'insiste, et l'invité qui esquive... on s'en sort pas, alors ça fait longtemps qu'on a viré tout ça.

Sa boule au ventre et sa conscience se chamaillent, lui enserrent les cordes vocales, de sorte qu'il n'a toujours pas rétabli la vérité (« La vieille propose de nous embaucher », pour les lecteurs inattentifs), quand l'atomobile tractomique effectue un looping de champion entre les mains virtuoses de la pilote aguerrie. Milo vomit sa morue dans un coin, quand Ruleck s'insère par une fenêtre et slalome entre gens et meubles juste pour rouler des mécaniques.

Quoi ? POURQUOI TU FAIS ÇA ? criaille le héros horrifié entre deux nausées.

Ruleck active un interrupteur et déplie une fenêtre en piste de décollage qui mène droit sur un portail spatio-temporel. Milo relève son visage olivâtre de sa purée pré- et re-mâchée.

Ah. Les portails spatio... *bleuaaaarrrgh* … temporels, je... *beurh* … je comprends. Ça, ça a un peu de sens. Pour une... *beeuurgh* … pour une fois.

Sur le pourtour du portail, un holosigne indique qu'ils s'engagent sur la Mondiale (909)7.

Et Milo, les tripes à la fois allégées par le lest largué et alourdies par la culpabilité qui l’y prend, remarque, main dans la poche, qu’il a volé le décapsuleur chauve-souris. La mine triste, il le range dans son sac de luxe.

Le porte-clés de Ruleck cliquetique. Bardan claque des doigts en rythme. Louboutou sifflote, et Spara se met à chanter un air antique auquel toi aussi, lecteur, tu peux participer grâce à la magie de la technologie rudimentaire du seizi vingt-et-unième siècle : youtu.be/HfusorHYgYg

Si tu crains les cris qu’on pousse au boulooooot

Si l’horreur est ton modeste loooooot

Si tes jours sont gris, si t’en as gros

Tire-toi avec de bons potos

Prends la spatioroute et roule-toi un bédoooo !

Souris, Milo !

L’aventurier timoré s’enterre dans ses mains, mais une force supérieure (le narrateur) le contraint à se joindre à l’entraînant refrain :

Quelle galèèère, ce mic-mac interstellaaaaaire...

Les gens d’iiici ont même pas d’molaaaiiires !

Ce trajet me turbine les *bleurp* tripes,

Ou alors j’ai choppé une grippe.

Sur la spatioroute, mes boyaux se défriiiipent.

Ruleck, à son tour, donne du gosier tel une maestra :

J’ai laissé tous plein d’escrocs dans mon holorétrooo,

Car je jouais aux cartes dans les bistrooots !

Barda, enfer moustachuuu, tu paieras tes tralalaaaas !

Si je surviiis à la viiie ou l’au-delààà...

Milo-nigaud, mollo, la vie c’est primooo !

Je préférerais sans les grumeeaauux...

À votre gauche, un p’tit orage.

Les rageux. Vous m’entendez ?

Tendez-moi un médoc, une p’tite géluuuule...

Est-ce que tes entrailles te rippent ou brûlent ?

Je dirais les deux, j’agonise...

Ne bouge pas, j’ai sûûûrement de l’anti-freeeeeeze.

Faiiis pas çaaa ! Tu veux qu’on le mythridatiiiise ?

Faites gaffe, les gars. Il va dire qu’on le tyranniiiiise !

Il en a mis plein mon pare-brise, c’est la mouise !

Il paraît que ça pasteurise.

Mais stoppeuh ! Tout le monde me martyriiiise !

On s’en va chercher un nouveau panneeeeeel !

Oh, ouais !

C3s t4s de bid0che fa1sandée 5ont cruee3e3els.

Ça, c’est sûr.

J’aurais dû rester chez ma mamie.

Chez la momie ? Ma pire ennemie ?

T’es pas bieeeeen ! T’es complètement zinziiiiin !

Avec notre Miiiilo-rigoloooo, on retourne au bouloooot !

C’est baaaaallot, l’complot est tombé à l’eaaauuu.

Appelez d’urgeeence un docteeeuuur, et sortez l’aspirateur !

J’ai un petit peu trooop de caillots dans les tuyaaauuux...

Oh !

Les débiiiiles, restez dans l’atomobiiiiile !

L’tractomique, c’est un p’tit peu sismique.

Ce bout-là ressemble à du caviar !

Cette fois c’est sûr, c’est un cauchemar.

Prends-ce respiratoooiiiire,

Et voici un buvaaaaard.

Alors, comment ça vaaaaa-aaaaah ?

Il m’a vomi sur l’dooooiiiiigt-aaaaahaaaaaaahAAAAAHAAAAAH !

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