32
Il se cogne au couloir exigu et suit le guidage lumineux d'un blanc blême et blafard jusqu'au réfectoire, où ses pégus de coéquipiers le regardent écarquillés.
— C0rdu ! T'e5 s0rti d3 ton tr0u !
— Je sais que t'as peur des portes, mais il faut te méfier des trappes, aussi. C'est beaucoup plus dangereux.
— Vous êtes saufs !
Le rire gras et tonitruant d'un gros Tony truand s'échappe de la grotte qui sert de bouche à Bardan ; qui ne s’appelle pas Tony mais le devrait.
— Évidemment ! Dès qu'on a largué le boulet, on a pu botter des culs !
— Oh non... Je veux dire : Bravo ! Comment va Darque ?
— J3 sa1s pa5, c'ét4it difficil3 de dist1nguer des truc5 av3c t0utes le5 explos1ons.
Milo se liquéfie, et Ruleck mésinterprète sa réaction :
— Mais on va tous très bien ! T'inquiète pas ! Louboutou s'est juste grillé les poils des bras.
— J'avais une épilation de prévue de toute façon.
— Vraiment : victoire à tous points de vue !
Le porte-nomade émet un sanglot brisé qu'heureusement le personnel prend à son compte.
— On va vraiment bien, Corduvac, faut pas pleurer.
— Je savais pas qu'il s'était attaché comme ça.
— Hooon... Je pensais pas qu'il m'agiterait l'ocytocine, celui-là.
— Bardan ! Y'a donc un p'tit cœur mou là-dessous !
— Bien sûr. C'est pour ça qu'il lui faut de hautes murailles.
Notre turbo-matelot se laisse enlacer dans un câlin groupé, le souffle coupé et même un peu asphyxié.
— Lhhes ghhhaaars ! souffle-t-il au travers de l'étreinte comprimée. Jhhe phhharle caaamerounhhhais ! Jhhe crhois que jhe suis omniglotthhhe !
— Bien sûr, c'est pour ça que je t'ai recruté.
Il fixe Spara, telle une mouche un ruban anti-mouches.
— Ah bon ?
— J'arrête pas de t'en parler. T'es sûr que tu vas bien ? Tu t'es pas pris un pan de la corpo-tour ? Ou un bras de titan ?
Sûrement, mais ça ne changerait rien à son égarement.
— Euh... Mais d'ailleurs, je crois que je suis omniglotte parce que j'ai avalé la nouille de l'Architexte !
L'équipage s'échange des regards embarrassés, qu'un long silence enlace sans se lasser.
— Ahem... Je voulais pas exactement dire... Mais euh, non : même avec le contexte, c'est pas super, euh... Bref.
— Et t'as perdu ton giga sac de grand-mama ?
— Ah...
Une main sur la nuque, le héros pas-super-trop-beaucoup héroïque se confond en excuses.
— Je sais où il est, mais euh... Je pense pas qu'il soit récupérable... Désolé, Lebott… Louboutou.
L'ingénieur balaie ses soucis d'un mouvement de la main au doigté de fashionista.
— Oh, t'inquiète vraiment pas. Je déteste la mode, je la hais. Pourquoi tu crois que je t'ai refilé cet horrible cabas ? Pour rien au monde je me trimballe avec ce truc immonde.
— D'ailleurs...
Ruleck tend une bouteille de spray.
— … On s'est cotisés pour t'offrir un répulsif anti-portes. Je dis pas que ça marche, mais ça coûte rien d'essayer.
— Enfin si, ça coûte le prix d'un répulsif.
— Ta gueule, Bardan.
— Je dis juste.
Milo renifle, l'œil humide d'un merlan frit ou dans son environnement naturel.
— Oh ! Les copains... Ça me touche beaucoup !
Louboutou, en route vers l'astro-frigo, lui lance une notice pliée en avion que Milo échoue à attraper :
— Lis bien la liste des avertissements, par contre. Selon la température, le matériau, la taille, la pression de l'air et ton état d'esprit, il peut se passer des trucs moins cools.
— Genre une explosion ? s'amuse Milo.
— Genre une explosion.
Le visage figée en masque horrifié, notre ex-porté étudie les petits caractères.
— Pourquoi il faut faire attention aux phases lunaires ? Comment je sais, dans l'espace, où en est le cycle lunaire ? Et ils parlent de la Lune ou du satellite le plus proche ?
Louboutou hausse les épaules et extirpe sa boîte à casse-croûte du bondé frigidaire. Il l'ouvre et, en lieu et place des tartines convoitées, un mot incomestible :
« Cher Louboutou,
Ce n'était pas Ruleck, Spara, ni même le concierge... »
— Euh... C'est qui le concierge ?
— Chhh !
— C'est censé être... moi ?
— Oui !
— Mais j'ai rien nettoyé depuis que vous êtes là.
— P4rce qu3 tu fa1s sup3r m4l t0n t4ff.
« … C'était moi ! Moi qui mange tes sandwiches Jean-Bombeur et Raton-Maillot. Oui, moi ! Moi !!
Transmets mes compliments à ta femme, aussi savoureuse que ses petits plats. »
L'ingénieur pointe derechef un index accusateur vers l'auteur de ses malheurs.
— Tel est pris qui croyait prendre, Bardan ! Je ne suis pas marié !
Rien ne vient troubler l'air neutre de la moustache du navigateur. Mais Louboutou esquisse un sourire blanc et croissant ; un satané sourire sélénite.
— Et ce n'était pas de la mayo !
— Et je l'ai refilé à l'idiot.
Bardan, confortablement calé dans le canapé, pointe un pouce mégalithique vers Milo, près de mordre le piège céréalé. Louboutou tend un bras désespéré mais, trop tard arrivé, retient son souffle saccadé.
Milo, aussitôt, déverse un vomito :
— BLEEUUUUUUARRRRRGH ! Pour... *bleurrrh* …quoi moi...?
Parmi les restes de son déjeuner clamidien, des tripes et bouts d'intestins,
— Oh-ho...
rejoints par des afflux sanguins.
— Oh, ho-ho....
Louboutou s'agite autour du malade, brasse du vent à défaut de soigner son patient.
— Mais Bardan ! Aide-le ! Qu'est-ce que t'attends ?!
— Moi ? Mais je sais pas quoi faire du tout ! C'est quand même pas de ma faute si j'ai jamais été malade !
— Jamais ? Vraiment ? Ouah, tu dois avoir une sacrée...
— Bon, les loulous, tranche Spara, quelqu'un se dévoue pour repêcher l'anti-émétique de la trousse de soin ?
— Ah mais non, justement, t'as vu ce qu'il a avalé ? Laisse-le vomir, il vaut mieux.
— Ouais, enfin il aura bientôt plus d'organes si on le laisse faire.
Ruleck débarque, le nez dans un bouquin.
— Cordu ? J'ai trouvé le manuel du propulseur thermo-temporel, mais il est en kleptapodon ou un truc du style. Tu peux me filer un coup de main ?
— Suis *BLEEEUUUUURRRGH* un peu occupé *blaaarrrrrgh* à me vider *BLEEEEERGH* de mon sang.
Sous la mélopée cadencée de consonnes étranglées, cette bande de branleurs ébranlés aux bras ballants se balance, bercée par la complainte éructante. Les vomissures se saccadent avec une régularité de métronome – si les métronomes savaient dégobiller –, réglées comme du papier à musique taché sur le milieu et les côtés.
Une cohorte bovine, par le fracas attirée, expire des « Oh » et des « Ah » inquiets. Chrotais, en particulier, se hâte à son chevet, ses grands yeux humides battus par la piste d’atterrissage pour mouches écrasées qu’elle appelle ses cils.
— Che vais chercher un médechin !
L’équipage se regarde les yeux mi-ouverts, telles des huîtres surprises : l’idée n’est pas déconnante. Comme pour se reprocher mutuellement de ne pas y avoir plus tôt pensé, ils s’échangent des œillades acérées dans le sillage de Chrotais.
— Dites-lui de ne churtout pas boucher !
Milo décharge un haut-le-cœur caustique et sarcastique : nul besoin de parler vomiton pour comprendre la teneur protestataire de ses propos corrosifs.
Les quatre fers dans le vent, la vache cavale, détale, mais point ne pédale au détour des couloirs capitonnés. Sans aller ni venir ni zyeuter le radar interne, nos amis suivent son petit périple à la trace auditive. Quand, plus vive que le vacherin, elle revient médecin en main – ou plutôt en cornes –, une tornade paperassée la précède : ci les tableurs holographiés du local de la comptabilité, çà les manuels d’instruction du secteur ingénieur, là des sopalins couverts de morpions – plus de stylotés que de vrais, quoiqu’il s’en trouve aussi – de pendus et de baccalauréats de la cabine du précédent capitaine.
L’ouragan retombé, l’attention se focalise sur l’honorable chirurgienne.
— Nan, mais elle a des culs à la place des yeux votre vache, là, par contre.
Le coup de coude dans les côtes bardaniennes arrive trop tard pour le faire taire.
— Des culs qu’ont la chiasse, d’ailleurs.
Le docteur rongeur rajuste ses verres oculaires, raclette sa gorge et toussote :
— Pour votre gouverne, dj’ai obtenu mes doctorats avec menttion tout la tutelle de la prettidieude Claire Medea ! Entchantée malgré tout.
— Barbe-à-Rat, s’étonne Spara en fermant la liste des passagers sur son holophone. Ce nom me parle… C’est pas vous, le vaccin contre la spritzine explosive ?
— Ti, ti… Ha ha ha ! T’était il y a longtemps. Mais prettons, votre ami ne temble pas d’au meilleur de ta forme.
Les sourcils bardaniens se joignent : le temps pour eux d’échanger une ou deux platitudes et de se rappeler de ce pour quoi on a dépêché la doctoresse. Étonnantes facultés d’abstraction, ce navigateur charpenté, car les dégorgements beuglards du malheureux n’ont cessé de retentir depuis tout ce temps.
La souris renifle l’air et rend aussitôt son diagnostique :
— Empoidonnement à la mort-aux-rartenic, ttt ttt ttt. Pratiques médiévales. Telui qui vous d’a intoctiqué est un arriéré primitif doublé d’un rat-tiste.
Bardan plante un sourire goguenard sur l’ingénieur qui s’efforce de rapetisser.
La chirurgienne enfile et fait claquer ses gants en latinox, extirpe une gélule d’un étui luminescent, se faufile dans le pantalon de son patient et lui glisse un suppo dans le bas du dos. Milo aurait sans doute l’air étonné s’il n’était occupé à régurgiter ses trente derniers déjeuners. Il expulse un dernier hoquet, reprend un teint coloré et se redresse sans ménager sa bienfaitrice qui dévale l’équivalent de vingt-huit étages de Souripolis.
— C’est tout ? Même moi, j’aurais pu le faire !
— T’approcher des fesses de Corduvac ?
— J’aurais pris un bâton avec des pinces, faut pas exagérer.
L’érudite rongeresse remonte à nouveau ses binocles.
— Te n’était pas ti fatile que ta. L’opérattion requiert du doigté et un athlétitme hors pair.
Le portinérant mal en point frissonne à l’idée que...
— … L'espèce de Barbare Daniel me fasse...
— Bariel Bardan.
— Hm ?
— Le nom. Bariel Bardan. Pas chais pas quoi.
— Mais… Je faisais une périph…
— Infoutu de retenir nos noms çui-là, j’vous jure.
— Ti pertonne d’autre n’est touffrant, dje vais retourner à ma cabine. Une boîte d’atticots m’attend : un millédime au grand cru offert par ma tchère maman. Pardon de ne pas vous d’inviter à me redjoindre, mais dj’en ai trop peu pour retevoir du monde.
Ruleck verdit.
— Ooooh… Quel dommage.
— Merci d’avoir sauvé Pas-Mort-duvac.
— Et bon appétit, bien sûr.
Milo s’essuie une larmichette au coin de l’œil.
— Si petite. Et si grise. Elle me rappelle ma souris, petite Surimi du Missouri.
Bardan hausse un sourcil, crevant le plafond au passage.
— Mais les souris, c'est pas du tout du surimi.
— Laisse tomber.
Ruleck aide l’aventurier à se relever et s’essaie à la sollicitude :
— Ta souris, tu l’as perdue quand t’es parti ?
— Non, Meurp l’a mangée…
— Le M3urp ? M3urp le ch3f de gu3rre de5 4rmées d’Andr0mède ?
— Non, Meurp mon chat.
— Oh…
— De toute façon, retour de karma : mon corgi Courvit a mangé Meurp.
Il largue un soupir humide, lourd du poids des larmes autrefois versées.
— Et tu as mangé Courvit ?
— Euh non, quand même pas. Il a pris sa retraite chez mamie, avec Jésus, Reviens et Opié. Elle se sentait seule depuis le décès prématuré de Lord Barkington. Et puis il fallait bien que le Barkingham Palace serve à quelqu’un.
La pilote s’égare un instant, perdue dans le firmament.
— Je comprends. J’étais triste quand j’ai perdu mon perroquet Albatar. Enfin surtout parce que c’était lui mon navigateur avant Bardan. ᴱᵗ ᵃᵘˢˢⁱ ᵖᵃʳᶜᵉ ᵒ̴ᵘ’ⁱˡ ⁿᵃᵛⁱᵍᵘᵃⁱᵗ ᵇᵉᵃᵘᶜᵒᵘᵖ ᵐⁱᵉᵘˣ.
— Toutes mes condoléances.
— Pourquoi ? Tu penses qu’il va pas bien ?
— Euh…
— Il s’est « perdu » dans un bar, Corduvac. Elle a jamais dit qu’il était crevé.
Spara tape du pied.
— Bon, on se magne le troufignon ou vous voulez continuer à discutailler du chaton de Louboutou ?
— Laisse Madame Lammorue en dehors de ça !
— T’as un chaton ? Trop mignon ! Je peux voir des photos ?
— Des holos ? Bien sûr, attends…
— LES TARTIGNOLLES ! On se secoue la raie et on prépare son matos pour descendre sur Pacimucha.
— Paci-quoi ? On va faire quoi là-bas ?
— 0n 4 récupéré l4 list3 de5 sb1res d3 D4rque ! Un cl1ent trè5 intér3ssé 5ur Pac1mucha 3st prêt à l’éch4nger c0ntre un jol1 p3tit p4ctole.
— Mais euh… La dernière fois qu’on a rencontré un type louche pour marchander, ça s’est moyen passé.
— Et on retombe toujours à pic sur nos pieds levés, t’as vu !
— Mouais. Quand on se les fait pas casser.
Tandis que Bardan joue avec les lumières de son GPT, Ruleck agite lestement un bottin lesté de maquettes dépliables.
— Et donc le manuel du propulseur, je te laisse le traduire à Loubou ?
— Lou…?
Le dit Louboutou se désigne de l’index au cas où.
— Bien sûr ! Je fais ça pour ce cher Loubou !
— Tou.
— Plaît-il ?
— Rien.
Le colossal moustachu pousse un sifflement épaté.
— Tiens, Pas-Mort-duvac ! Tu te sentiras comme à la maison, c’est une planète nyctémère1 !
— Hé ! Je me trouve assez coulant, mais vous allez trop loin. Les mamans, c’est sacré !
— De quoi qu’il cause ?
Spara hausse les épaules et Ruleck s’émerveille en parcourant la page WiFipédia de l’exoplanète.
— Oh là là ! Ils ont même des nyctanthes2 ! Tu te sentiras comme chez toi !
— C'est toute la famille, maintenant ?!
— Je sais pas. Peut-être pas tous les oléacées, quand même. Il faut pas trop en demander.
— Allez, ouste ! Je vous paie pas pour traînasser.
— T’aurais pu arrêter à « je vous paie pas ».
— Go poste de pilotage ! Illico !
L’équipage embarque ses clics, ses claques et ses claquettes et échappe en courant à la grosse voix de Spara.
Au détour d’un couloir avec vue sur la nuit, Milo remarque flotter une sorte de jockey sur un cheval motorisé. Il bée, pointe un pouce circonspect vers l’étrange ballet égaré à jamais dans l’éternité. Ruleck regarde à son tour et se fend de discrets applaudissements.
— Le numéro 13 ! Une légende, ce type. Une lé-gende ! Je vais faire un vœu, on sait jamais.
Milo, abasourdi, dépasse sa collègue occupée à souhaiter, puis s’écrase dans son siège attitré. Décidément, il ne comprend rien.
L’équipage autour de lui se harnache et Milo remarque un dic-holo usagé. Point de clavier, mais il n’a besoin que de penser à… quoi déjà ? Nictamère et nictatante ? que le glossaire ouvre les articles concernés.
— Aaaah ! Haha ! J’ai compris la vanne ! D’aaaaaccord !
— La vanne ?
— Laisse, à tous les coups il vient de comprendre que le sandwich était empoisonné.
Bardan, bras croisés, secoue sa moue d'un lent remous.
— Décidément, Cordu rit à retardement.
— Il fait des blagues à emporter.
— Des doggy-blagues.
— Bon, vos gueules les tocards, c’est parti mon petit kiki ! Direction Pacimuchaaaaa !
1 D’une durée de 24 heures.
2 Arbrisseau d’Inde.
Annotations
Versions