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La brise porte un chant d'ukulélé permanent sur cette île tropicale, à l’architecture toute d’arabesques art-nouveau, récemment décorée d’une navette interstellaire en piteux état devant laquelle deux gamins se chamaillent à coups de pieds et de tartes. Une nonne emplumée les attrape,
— Arrêtez-sh tout de suite ! La violence ne résout rien !
et leur fouette les mains.
— Excus3z-n0us, mad4me : on ch3rche S1mon Garfunk3l.
À y regarder de plus près, la religieuse est peut-être clocharde. Elle se redresse, balaie d’un geste les plumes et feuilles mortes accrochées à ses mèches pour révéler son maquillage impeccable. La puce à son oreille cesse sa mélopée à l'ukulélé le temps de se cramponner. La nonne scrute un instant nos protagonistes et tire une mine contrite :
— Désoléesh, je parle très mal le françèche.
— Ça tombe bien, nous aussi !
Milo plisse les yeux sur Bardan, mais le laisse pisser dans l'oreille d'un sourd de passage.
— Je l’ai jadis étudiésh à l’aide de notices d’utilisation, mais enfin cela remonte à une éternitésh ou deux.
— Je comprends. J’ai moi-même servi dans une compagnie de reconstitution françèchaise, aussi je ne maîtrise que la commande de spiritueux.
— Certes, ouiche ! Comment dit-on, déjà ?
— L’expression m’échappe à présent, à la vérité… « Eune ‘tite bère, barremanne », n’est-il pas ?
Milo se masse les tempes, et profite de croiser le regard de Spara pour chuchoter :
— Ils parlent quoi, là ? Français ?
— Françèche. Une langue morte, de ton époque à peu près.
— Ils disaient pas qu’ils savaient pas le parler ?
— C’est difficile aussi, avec toutes ces conjugaisons. Moi, je me trompe toujours entre le conditionnel passé deuxième forme et le plus-que-parfait du subjonctif.
— Hun-hun.
Il la fixe. Elle le fixe. Il la refixe.
— Parle un peu « françèche », pour voir ?
— Je viens de le faire.
— Hun-hun.
Il gratte son menton blasé.
— Vous êtes sûrs d’avoir besoin d’un traducteur, ou c’est juste un emploi fictif pour me faire plaisir ?
— Je vois pas de quoi tu parles. Tu entends toutes les fautes que je commets ? Tiens, je viens encore d’oublier la double négation. Le bilinguisme me glissera à jamais entre les doigts.
Entre-temps, la bonne sœur miséreuse a extirpé son carnet de santé à la recherche du nom convoité. Parmi moult récits de ses altercations avec la police, elle finit par dénicher l’adresse de l’intéressé.
— Ah ! Vous ne pourrez-sh pas le manquer-sh ! Droit vers la mer. Venez-sh, je vous y conduis.
Une fois l’entrée de la plage réglée – ainsi que pour leur guide impécunieuse – nos amis découvrent, déçus, un petit bassin nommé « La Mer ». Peu importe : Bardan se console avec une barquette de frites à l’ombre des nyctanthes.
— Je préfère vous prévenir : Simon Garfunkel ne parle pas un mot de françèche.
— On s’en sortira. Corduvac est là pour ça.
Une claque dans le dos le pousse dans l’entrée du boui-boui lacustre d’un shaman déguisé en président aux mille chapeaux.
— Qu’est-ce à dire que ceci ? demande-t-il en échangeant un chapeau pour un autre, un autre puis un autre de manière compulsive.
— On cherche un certain Simon Garfunkel pour lui vendre une liste, répond Milo qui s’adonne à la même danse chapelière.
Dépourvu de couvre-chef, il se sent obligé d’emprunter ceux de son interlocuteur, tous deux forcés d’attendre que l’autre ait terminé de parler pour fouetter l’air de hauts-de-forme, casquettes et autres bonnets colorés.
— Vous m’avez trouvé ! Et je suis toujours intéressé. Mais avant cela, puis-je vous inviter à dîner ?
Il incline son feutre bleu, comme pour insister.
Milo acquiesce du béret bordeaux, songeant que l’estomac sans fond du moustachodonte ne dira pas non.
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