Chapitre 10 : LES CHANTS RELIGIEUX
Le voyage, qui avait commencé dans la poussière du Kongo, se poursuivit dans un monde inconnu, un monde où les hommes n’étaient plus que des ombres, des spectres errant entre les murs invisibles de la souffrance. Nkulu, désormais appelé Pedro par ses maîtres portugais, arriva enfin dans le sud des États-Unis, en 1666, à la plantation de Don Álvaro. L’endroit, vaste et oppressant, s’étendait à perte de vue. Des champs de canne à sucre, d’un vert éclatant mais menaçant sous la chaleur implacable, se succédaient sans fin. Les chaînes du passé de Nkulu, son nom, sa culture, son identité, semblaient désormais appartenir à un autre monde. Dans le nouveau monde, il n’était plus qu’un simple esclave.
Les jours s’étiraient dans une lente agonie de travail forcé, de misère et de chagrin. Pendant quatre longues années, de 1666 à 1670, Nkulu vivait un enfer quotidien. Il portait des haillons, des vêtements de toile grossière, déchirés et usés par le travail incessant sous un soleil implacable. Ses pieds nus s’étaient faits durs et rugueux, usés par des kilomètres de marche sur les sols brûlants de la plantation. Parfois, ses mains saignaient à force de tirer les outils lourds qui labouraient la terre. Tout autour de lui, les autres esclaves travaillaient, aussi fatigués et brisés que lui. Chacun d’eux, une âme errante, cherchait dans l’obscurité de leur condition un peu de réconfort, un peu d’espoir.
Les journées étaient marquées par la chaleur accablante, et la sueur s’écoulait en rivières sur leur peau noire, mais ils ne pouvaient s’arrêter. À chaque instant, les soldats portugais les surveillaient, les menaçaient, les frappaient avec des fouets au moindre faux mouvement. Ceux qui s’effondraient de fatigue étaient poussés, ou même frappés, pour les forcer à se remettre au travail. Mais ce n’était pas tout. La cruauté de Don Álvaro, bien que riche et puissant, n’avait aucune limite. Il voyait ses esclaves comme des marchandises, rien de plus. Et chaque jour, il les traitait comme de simples objets, pour maximiser sa richesse.
Nkulu, pendant ces années, entendait souvent des chants. Des chants étranges, éthérés, qui semblaient échapper de la gorge de ses compagnons d’infortune, des chants qui n'étaient pas encore les negrospirituals mais qui en portaient déjà les échos. C’étaient des chants improvisés, des mélodies tristes mais pleines de vie, des paroles brisées par la douleur et l’espoir, par la solitude et le souvenir de la terre lointaine. Ces chants, en anglais parfois, mais toujours chargés d’une forte influence de leurs racines africaines, traversaient l’air chaud du sud. Les voix se mêlaient dans un soupir collectif, une prière silencieuse, une solidarité fragile.
Nkulu, bien qu’il n’eût pas encore la maîtrise complète de la langue des oppresseurs, comprenait ce que ces chants voulaient dire. Chaque mot frappait son cœur, comme un poing dans la poitrine. Il savait qu’il n'était pas seul, que, dans cette mer de souffrance, il y avait une forme de résistance, même si elle ne se manifestait que par les voix des autres. Dans les moments de pause, lorsque le travail était à peine supportable, les esclaves se regroupaient en silence et chantaient, un chant commun, un chant ancestral.
Parmi ces chants, il y en avait un qu'il se souvint particulièrement, un chant en Kikongo, sa langue, que les autres esclaves interprétaient parfois avec douleur :
"Nzambi ya Mpungu tu lendu, beto me sala Nini Samu nge bika Beto playi ?
Ba Ndombe kena ku dila. Mingi ya ba mpangi na beto me nkufia, nge na mona vé ?
Nvutusa beto na mbuka beto, sika beto butukaka. Kuwa mawa, Nzambi, tata !
Tomé sala Nini Samu nge bika beto playi ?"
Ce chant résonnait dans l’air chaud de la plantation, une prière silencieuse portée par le vent. Le message était limpide, bouleversant : "Dieu tout puissant, qu’avons-nous fait pour être laissés comme ça ? Les noirs pleurent, beaucoup de nos amis sont morts... Tu ne vois pas ? Qu’avons-nous fait pour nous laisser comme ça ? Fais-nous rentrer dans cette terre où nous avons vu le jour. Aies pitié, père." Ce chant, né dans la douleur, aurait été un précurseur des negro spirituals qui émergeraient plus tard.
Certains esclaves mouraient en chantant. Ils tombaient sous le poids de la fatigue et de la malnutrition, leur corps se brisant sous l’effort. Ceux qui ne pouvaient plus travailler étaient emmenés à l’écart, battus, et laissés à mourir. Leurs corps, sans vie, étaient souvent jetés dans des fosses, comme des ordures. L’inhumanité de la situation frappait Nkulu à chaque instant. Il voyait des hommes et des femmes s’éteindre lentement, pris dans le tourbillon de la souffrance et de l’esclavage.
Un jour, alors qu’il travaillait sous la chaleur accablante, un jeune homme nommé Nzila, qui avait survécu à la traversée avec lui, s’effondra. Son corps, marqué par les coups, la faim et la soif, ne pouvait plus résister. Un des gardes portugais, un homme sans pitié, s’approcha de lui et le frappa brutalement à la tête avec un bâton. Nzila cria, un cri étouffé de douleur, mais il ne put rien faire. Nkulu, témoin de la scène, se précipita vers lui, mais il fut repoussé violemment par le garde. Nzila mourut peu de temps après, ses blessures étant trop graves. Nkulu, les yeux remplis de larmes, se tint au-dessus du vieil homme, ressentant la perte d’un frère, d’un père.
Les années passaient, mais rien ne changeait. Nkulu était devenu une ombre de lui-même, une silhouette épuisée par le travail, la douleur, la perte. Il pensait parfois à son village, à sa famille, et à la terre qui l’avait vu grandir. Mais tout cela semblait lointain, effacé. À chaque coup de fouet, à chaque mot impitoyable des Portugais, il se demandait si un jour il pourrait retrouver sa liberté. Mais la réponse semblait évidente : il ne le pourrait jamais. Pas ici.
L’heure du chant, cependant, ne cessait jamais. Il était la dernière chose que les esclaves avaient à offrir, une forme de résistance secrète, de solidarité. Le chant était leur manière de rester humains dans un monde qui cherchait à les déshumaniser. Et dans les moments les plus sombres, Nkulu se raccrochait à cela.
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