Chapitre 17 : VOYAGE D’ADIEU
Le soleil se levait lentement à l’horizon, teintant le ciel de nuances de rose et d'orange. Le port d'Annapolis, en Amérique, était un endroit où les vagues se brisaient contre les quais, et l'air était chargé d'humidité et de sel. L’odeur du bois mouillé des navires, l’odeur du poisson frais et de la mer qui s’en mêlait formaient une odeur familière que Nkulu, désormais connu sous le nom de Charles, avait appris à reconnaître. C’était un matin lourd de départs et de séparations, un matin qui marquerait le début d’un voyage dont il ne savait pas encore s’il serait une nouvelle vie ou une fin.
Les bâtiments autour du port étaient faits de bois et de pierre, des maisons coloniales aux toits inclinés et aux fenêtres à petits carreaux. La ville elle-même semblait encore jeune, en pleine construction, les rues pavées bordées de magasins, de tavernes et de maisons de marchands. L’atmosphère était humide, l’air épais, presque moite. Les nuages du matin se dissipaient lentement, laissant place à un ciel encore gris, mais promettant un après-midi plus ensoleillé.
Nkulu se tenait debout, observant les allées et venues des marins et des dockers qui préparaient les navires pour le voyage vers l’Angleterre. Tout autour de lui, les hommes et les femmes étaient vêtus de vêtements de travail : des pantalons en toile, des chemises débraillées et des chapeaux de paille pour se protéger du soleil. Les femmes portaient des robes simples en coton ou en lin, leurs cheveux en chignons ou cachés sous des foulards. Il se sentait à la fois étranger et familier dans ce décor, conscient que, bien qu’il fût désormais un « homme libre » sous le nom de Charles Walford, il n’était rien de plus qu’un esclave aux yeux du monde.
Isabelle s’approcha de lui, son regard profond et inquiet. Elle portait une robe bleue foncée, une coupe qui accentuait sa silhouette élancée et ses cheveux blonds soigneusement coiffés en un chignon serré. Son regard brillait, comme toujours, d’une lumière particulière, une lumière qu’elle seule pouvait offrir.
— « Charles, fais attention à toi pendant ce voyage. » Sa voix tremblait légèrement, trahissant l’anxiété qu’elle ressentait. « Tu sais que je vais te manquer, mais tout ira bien. Nous serons bientôt réunis, je le sais. »
Nkulu regarda Isabelle dans les yeux, son cœur se serrant à chaque mot prononcé. Il ne voulait pas la quitter, mais le devoir l’appelait. Il se souvenait encore de ses premiers pas avec elle, la douceur de sa voix, l’assurance avec laquelle elle l’avait soutenu dans ses moments de doute. Ils s’étaient promis de se retrouver, un jour. Mais combien de temps faudrait-il pour que ce jour arrive ? Combien de sacrifices encore ?
— « Je reviendrai, Isabelle. Promis. » dit-il doucement, sa voix pleine de conviction malgré la crainte qui s’emparait de lui. « Prends soin de toi. »
Elle le regarda un instant, une expression étrange sur son visage, une émotion qu’il n’arrivait pas à décrypter. Avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, son père, John Walford, s’approcha d’eux avec une autorité naturelle. Il était grand, vêtu d’un manteau de laine foncé, un chapeau haut de forme vissé sur la tête. Ses traits étaient fermes, sa barbe soigneusement taillée. Ses yeux d’un bleu pâle scrutaient la scène avec une intensité qui ne laissait aucune place à l’hésitation.
— « Isabelle, je veux que tu sois prudente. Gère la maison avec sagesse pendant mon absence. » dit-il d’une voix grave.
Il se tourna ensuite vers son fils aîné, William, qui se tenait légèrement à l’écart, un air sévère et désapprobateur sur son visage.
— « William, tu es désormais responsable de la maison. J’ai confiance en toi. »
William, un homme de grande taille, aux cheveux bruns légèrement bouclés, aux yeux sombres comme de l’ambre, hocha la tête. Il portait un manteau de velours vert, ses vêtements étaient impeccablement taillés, ajustés à la mode anglaise. Sa posture était droite, son attitude sérieuse, mais son regard trahissait une certaine tension. Comme toujours, il semblait calculer chaque geste, chaque parole, avec un regard critique et une dose d’arrogance qui ne le quittait jamais.
— « Je m’occuperai de tout, père. » répondit-il d’une voix assurée. « Mais fais attention à ce… noir. » Il insista sur le mot, comme s’il en avait une aversion secrète.
Nkulu, ou plutôt Charles Walford, se figea. Il était toujours surpris de la dureté de William, mais il n’était pas vraiment certain de ce qu’il ressentait face à cette hostilité ouverte. Cependant, il n’eut pas le temps de répondre, car Isabelle s’avança brusquement, une lueur de défi dans les yeux.
— « William, ne parle pas de Charles comme ça ! » cria-t-elle. « Il n’est pas un bandit, il est plus noble que certains de tes amis. Je connais Charles, il n’est pas ce que tu penses. »
William ricana, un sourire méprisant sur les lèvres. Il se tourna vers son père.
— « Père, tu vois bien ce qu’il en est. Ce n’est qu’un esclave. Un esclave, quelle que soit la forme qu’il prend, ne sera jamais de notre famille. » Il lança un regard glacial à Nkulu, ou plutôt à Charles. « Alors, Charles Walford, sache que tu n’es et ne seras jamais l’un des nôtres. »
Ce commentaire fit écho à la colère grandissante dans le cœur de Nkulu. Il avait l’impression que chaque mot, chaque injure lancée à son égard était un coup porté à son âme. Il se tourna vers Isabelle, cherchant refuge dans ses yeux, mais il y lut une profonde tristesse qui semblait dévorer ses espoirs.
William s’éloigna sans un mot, sans un regard, bousculant violemment Nkulu dans sa trajectoire. Il s’éloigna, ses pas résonnant sur le sol du port, comme des tambours de guerre, lourds et pleins de menace. Les esclaves noirs présents sur le port observaient la scène, impuissants, leurs regards baissés. Ils savaient que, malgré leur travail, malgré leur présence dans la maison des Walford, ils n’étaient rien. Ils étaient invisibles.
Lorsque William disparut dans la foule, Isabelle se tourna vers Nkulu, son regard empli d’un mélange de désespoir et d’amour.
— « Je t’aime, Charles. Je ne me soucie pas de ce que pensent les autres. Un jour, nous serons ensemble, loin d’ici, dans un autre monde. Un jour, je partirai avec toi, et tout sera différent. »
Les mots d’Isabelle pénétrèrent le cœur de Nkulu, comme une promesse et une bénédiction. Il hocha la tête, son visage marqué par la douleur et la détermination.
— « Un jour, Isabelle. Mais nous devons être forts, chacun de nous. Ce monde ne veut pas de nous, mais ensemble, nous trouverons un moyen. »
Un dernier regard, et elle s’éloigna. Il la suivit du regard, avant que son regard ne se pose sur Lelo, qui l’attendait un peu plus loin. Son ami, son frère de cœur. Lelo, alias Jack, était là pour lui dire au revoir. Il n’avait pas beaucoup de mots à dire, mais son regard parlait plus que tout.
— « Prends soin de toi, mon frère. Et prends soin de Maria aussi. » dit Nkulu, son regard plein de compréhension.
Nkulu hocha la tête, les émotions bouleversant son être. Il se tourna une dernière fois vers le port, vers la mer qui allait les emmener loin de tout ce qu’ils connaissaient. Il se tourna vers l’horizon, là où il espérait trouver un jour la liberté. Mais ce voyage… ce voyage serait long. Très long.
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