Chapitre 18 : LIENS DU CŒUR
Le port était encore animé ce matin-là, mais pour Nkulu, il semblait plus silencieux que jamais. Les bruits des marins et des dockers se mêlaient à la brise salée de l’océan, mais son esprit était ailleurs. Il avait retrouvé certains de ses frères noirs, et bien que ses bras soient pleins de fatigue après des mois de travail sous l’œil de son maître, il trouvait toujours du réconfort dans ces échanges. Ils l’enviaient, il le sentait dans leurs regards, dans leurs voix pleines de respect et d’admiration.
— « Tu es chanceux, ami. » lui dit l’un d’eux, un grand homme aux épaules larges, d’un noir profond comme l’ébène. « Tu as trouvé un chemin parmi les blancs, tu as trouvé une place dans leur monde. »
Nkulu secoua la tête, son regard baissé vers ses pieds, en signe de modestie. Il ne voulait pas se faire valoir, ne voulait pas jouer à « qui est plus blanc », comme s’il s’agissait d’un concours. Il n’était pas là pour se comparer à ses frères, mais simplement pour les écouter, pour leur montrer que, même dans cette mer de souffrance, il restait une place pour l’humanité, pour la dignité.
— « La chance, mon frère, ce n’est pas avoir trouvé une place dans leur monde, c’est avoir su garder son âme. » répondit-il doucement, son regard qui se perdait dans l’horizon, mais dont l’espoir ne se dissipait pas. « Mais je vous comprends, je suis juste un homme parmi d’autres. »
Il se sentit partagé, entre l’amour qu’il portait à ses frères, ceux avec qui il avait partagé tant de luttes, et la douleur de se sentir toujours un étranger dans ce monde étrange des blancs. Il soupira et, avant que la conversation ne s’éternise, il se tourna pour repartir vers la maison.
Mais alors, comme si elle n’avait pas pu supporter plus longtemps cette distance qui les séparait, Isabelle revint à lui, les yeux brillants de tristesse. Elle se tenait là, au seuil de la porte, les cheveux tombant en vagues sur ses épaules et la robe simple qui ne laissait rien deviner de la beauté qu’elle portait à l’intérieur.
— « Je ne peux pas partir, Charles... » murmura-t-elle en se rapprochant de lui, une lueur désespérée dans ses yeux. « Serre-moi dans tes mains. »
Il se figea, le cœur battant dans sa poitrine. Elle l’appelait Charles, et pourtant, il savait qu’elle parlait encore à l’homme qu’il était avant. Celui qu’il avait essayé de laisser derrière lui, ce jeune homme appelé Nkulu. Mais elle ne le voyait pas ainsi. Elle le voyait comme l’homme qu’il était devenu à travers leurs échanges, à travers cet amour qu’ils nourrissaient en silence.
— « Je ne peux pas, Isabelle... » répondit-il, une grande hésitation dans sa voix. « Ils me tueront si je reste avec toi. Je ne veux pas que tu souffres à cause de mes actes. »
Elle se rapprocha encore, ses yeux pleins de détermination.
— « Et si on pouvait changer tout ça ? » demanda-t-elle, les mots chargés d’espoir.
Dans un élan de tendresse, Isabelle retira un collier qu’elle portait depuis des années, un pendentif qu’elle avait toujours gardé contre son cœur. Elle le détacha doucement, le regard plein de larmes.
— « Ce collier appartenait à ma grand-mère... elle me l’a donné avant de mourir. Ma mère l’a porté avant moi, et maintenant... il est à toi. » Elle prit la main de Nkulu, la ferma doucement autour du collier. « Il est tout ce qui me reste d’eux. Et maintenant, il est à toi. »
Nkulu, touché profondément, la regarda dans les yeux. Ses mains tremblaient légèrement en prenant le collier. Il savait qu’il portait quelque chose de plus qu’un simple bijou. Ce collier représentait leur amour, leur lien, ce qui les unissait au-delà de la couleur de la peau et des frontières sociales.
— « Je dois le prendre ? » demanda-t-il, le cœur serré.
— « Oui. » répondit Isabelle avec une voix douce mais ferme. « Prends-le, et garde-le comme un symbole de tout ce que nous avons partagé. Promets-moi que tu reviendras. »
— « Je le promets. » murmura-t-il, le regard plongé dans ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes. « Je reviendrai, Isabelle. Je reviendrai pour toi. »
Elle ferma les yeux, et dans ce moment suspendu, ils étaient seuls, seuls dans ce monde où le temps semblait s’arrêter. Leurs cœurs se parlaient sans mots, se comprenaient sans explications. C’était un instant entre deux âmes qui s’aimaient sans limites, un instant où ils étaient plus que tout. Un instant où rien n’avait plus d’importance, sauf eux.
Mais ce moment fut soudainement interrompu par la voix dure de son père, John Walford, qui arriva derrière eux.
— « Charles, on y va. » dit-il, d’une voix qui n’admettait aucune contestation.
Nkulu tourna la tête et, avant même de pouvoir réagir, son regard se perdit une dernière fois dans celui d’Isabelle. Son cœur battait fort, comme un tambour, mais il savait que cette séparation était inévitable. Il se redressa, une dernière fois, et se tourna vers le navire, vers son destin.
Alors qu’il montait les escaliers du navire, un cri retentit dans l’air. Un cri doux mais plein d’espoir.
— « Kue’n’da Bote ! » cria Isabelle.
Nkulu s’arrêta net, son cœur s’emballant. Il éleva les sourcils, choqué. Comment savait-elle ? se demanda-t-il. Puis, il comprit. Elle avait dit, dans sa langue à elle, dans la langue des siens : Au revoir, bon voyage. C’était du Kikongo déformé, un mot qu’elle avait appris pour lui, un mot qu’elle avait adopté dans leur secret, dans leur amour interdit.
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, mais il ne répondit pas. Il savait qu’il devait partir, qu’il n’avait pas d’autre choix. Mais cette simple phrase, cette simple parole d’Isabelle, resta gravée dans son esprit, comme un serment. Un serment silencieux, tissé entre deux cœurs.
Derrière lui, il entendit les pas de William Walford, qui s’éloignait sans dire un mot, un regard de dédain à peine dissimulé. Mais cela n’importait plus. Isabelle l’avait dit, et avec ces mots, elle avait offert tout ce qu’elle pouvait lui donner.
Et dans le cœur de Nkulu, tout se jouait : il ne reviendrait pas seulement pour elle, mais pour la promesse de l’avenir, pour un monde où leur amour ne serait plus un crime. Un jour, il reviendrait. Il reviendrait pour elle.
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