Chapitre 14

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 L’esprit embrumé. L’écume, partout, affamée, grignotant ses membres comme la pierre d’un monument englouti. De faibles lueurs, venues de la surface. De plus en plus proches, de plus en plus éblouissantes. L’odeur du thé aux oranges, la caresse d’un drap propre.

“Eh bien, ce n’est pas trop tôt”, déclara une voix familière.

 Pratha écarquilla péniblement les yeux, soutint l’assaut de la lumière contre ses rétines.

 Un regard doré de loup, posé sur lui. Il se redressa en vitesse sur son matelas, la tête chamboulée par une marée furieuse.

 Le Prince Bhagttat se leva d’un pas silencieux, arpenta la chambre.

“Un air de déjà-vu, hm ?

  • Hm, grogna Pratha.
  • Des ouvriers t’ont trouvé en début de matinée ; tu t’étais endormi sur les rochers.
  • Et Vartajj ?” demanda le chevalier, revenu à lui.

 Bhagttat referma le livre qu’il feuilletait et lui lança un sourire triste.

“Turpa m’a dit qu’il avait essayé de te faire comprendre mon point de vue, hier, au Palais.

  • Oui.
  • Mais tu m’en veux toujours, n’est-ce pas ?”

 Pratha soupira.

“Je… je ne sais plus.

  • Je comprends. J’aurais préféré éviter tout ce bazar, à dire vrai.
  • Est-ce que tu essaies de me présenter tes excuses ?
  • Ha ! Allons, pour ça, il faudrait que je regrette ce que j’ai fait. Or, je n’ai pris que les actions qui étaient à prendre. Le jour où je te confierai une province, mon ami, je suis persuadé que tu prendras à ton tour des décisions déchirantes.”

 Le Prince reposa le livre sur l’étagère et s’assit sur le bord du lit.

“Je le répète : tu aurais fait pareil que moi, à ma place. Tu ne me crois pas ? Rappelle-toi donc ta proposition, au Chram, lorsque nous avions perdu la trace des Rébéens.

  • Je… ça ne me dit rien, confia Pratha.
  • Tu avais proposé de capturer des innocents à la frontière et de les formater mentalement, puis de les livrer à l’Empire.”

 Le Prince marqua une pause.

“Je ne te juge pas, ceci dit. Ce que je souhaite, plus que d’obtenir ton pardon, c’est que tu comprennes ce qui m’a poussé à agir de la sorte.”

 Il s’élança vers la porte.

“Rejoins-moi au salon de thé, juste à côté de l’espace de jeu des enfants Oddhi ; les Rébéens y sont déjà.”

***

 Pratha se gava de bonbons aux plantes, s’empressa d’enfiler son uniforme, et trouva Malki, Djéma, Kéber et Yahoun assis sur des poufs autour d’une table à pied très bas. Dessus trônait l’espèce de grande théière rébéenne à poignée. Dans un coin de la pièce, la petite boîte à musique offerte au Prince, par le pascha de Gudrüm-Ben, laissait s’échapper un morceau de cithare.

 D’un geste amical, Bhagttat l’invita à prendre place et lui servit un verre. Il leva ensuite le sien et déclara :

“À la libération !

  • À la libération !” répondirent en chœur les Rébéens.

 Une jeune femme apporta un rouleau qu’elle déposa délicatement à côté du Prince.

“Bien, Messieurs, je suis content de m’entretenir aujourd’hui avec vous. J’ai plusieurs nouvelles à vous annoncer, mais, tout d’abord, buvons.”

 Chacun profita en silence de son thé, puis, une fois les verres vidés, le Prince déclara :

“Je dois reconnaître que mon propre Palais passerait pour un taudis, en comparaison de cette merveille. Enfin, ce n’est pas de ça dont je souhaitais vous parler. Les dernières nouvelles ont beau être des plus excellentes, nous ne devons pas nous reposer sur nos acquis.”

 De ses doigts fins, il caressa l’extrémité de la grande théière comme s’il s’était agi des courbes de sa future femme.

“J’ai pu m’entretenir toute la nuit avec l’ambassadeur d’Apshewar. Kurat İrsi ; tu as eu l’occasion de le rencontrer, Pratha, avant le début de la guerre.

  • Je me souviens, fit le chevalier.
  • Bien. En ce moment même, un convoi de plusieurs milliers de pièces d’artillerie, d’armures réfléchissantes, d’équipements d’infiltration arrive depuis Yörmunden. D'ici à quatre jours, cinq si le temps se montre mauvais, elles devraient arriver.
  • Et les bateaux ? demanda Djéma. Encore y’a ce qu’on a besoin ?
  • Le Wegsführe a rallié la plupart des seigneurs du Völkat à la cause. Ce qu’Apshewar nous a prêté pour l’assaut du port n’était qu’un amuse-bouche. Notre victoire a vraiment ébranlé Mitéraghi.
  • Les hyènes sont de sortie”, lâcha Malki.

 Le mot arracha un sourire au Prince.

“Tu ne crois pas si bien dire. Et la carcasse à se partager est de taille ; nous avons d’ailleurs trouvé, dans les journaux intimes des Jays, la mention d’un califat qui aurait émergé dans le Cœur Spirituel de l’Empire. Comment les Impériaux ont réussi à étouffer l’histoire, je ne saurais le dire, mais c’est une bonne nouvelle de plus.

  • Un… califat ? demanda Pratha, incrédule.
  • C’est en ces termes que les Jays l’ont décrit, en tout cas. Un nouvel État instauré par un homme qui se dit septième et dernier Prophète. Nous ne savons pas à quel point son territoire est étendu, en dehors d’Ishmaqa. J’ai envoyé des diplomates et Étoiles de l’Ombre à sa rencontre.
  • Enfin, le temps qu’ils fassent l’aller-retour… songea Pratha.
  • Il faut un an, déclara Kéber. Quand j’étais petit, mon père se faisait emmener par Martinet à Ishmaqa une fois.
  • Je leur ai donné dix-huit mois, reprit Bhagttat. Hors de question pour eux de prendre le train : ce serait se jeter dans la gueule du loup. Quoiqu’il en soit, nos forces grandissent de jour en jour.”

 Il resservit du thé à tout le monde et déroula le parchemin sur le tapis.

“Malki, peux-tu en retenir l’extrem… Merci.”

 Une carte de l’Empire, entièrement couverte d’inscriptions en rébéen, qui partait de Jarapour et s’arrêtait à l’est de Qama’el.

“Les récentes évolutions politiques me poussent à prévoir un assaut sur Fort-Putra anticipé.

  • Anticipé de combien de temps ? demanda Malki.
  • J’aimerais qu’on soit à ses portes dans un mois, au maximum.”

 Pratha manqua de recracher son thé.

“Grâce au traité d’union, Oddhi m’a assuré que ses hommes se rallieraient à nous.

  • Ce n’est pas ça qui fera la différence, contesta Pratha.
  • Tout est question de balance, mon ami, assura le Prince. Les hommes d’Oddhi ajoutent du poids de notre côté. Le califat de l’est aussi. L’aide apshewaraise… Des révoltes paysannes frappent le Grand Croissant, également. Une partie des troupes impériales de Jarapour a d’ailleurs été réquisitionnée pour s’en occuper, quelques semaines avant la bataille. C’est l’ensemble de ces facteurs qui me permet de croire en notre victoire, Pratha. Loin de moi l’idée d’envoyer bêtement mes troupes à la mort.”

 Le Prince désigna Fort-Putra du doigt.

“C’est le moment ou jamais de frapper : avant que les orientaux ne reprennent des forces.”

 D’une petite sacoche, le Prince sortit un crayon à mine de charbon.

“Quant à vous, messieurs, je souhaite vous charger d’une mission de la plus haute importance. Parce que je vous en crois plus capables que quiconque. Mes stratèges estiment que le siège de Fort-Putra pourrait durer jusqu’à deux ou trois mois environ. Cela paraît relativement court, mais je souhaite mettre ce temps à profit pour nous assurer du soutien des locaux de l’Empire. Je ne veux et ne peux pas me lancer dans une répression massive, vous le savez tout autant que moi.”

 La main du Prince s’éloigna de l’Océan Doré, remonta le long des territoires skritts, et survola les Pralamaghs. Il traça un cercle noir sur leur versant est, là où le Jangour prend sa source.

“Pendant que je serai occupé à libérer le littoral, j’aimerais que vous passiez de l’autre côté des montagnes, et, ensuite, suivant le cours du Wafrat, que vous ralliiez le maximum de monde sur la route vers la capitale. J’ai bien conscience que c’est une mission périlleuse, c’est pourquoi je ne vous l’impose pas.”

 Périlleuse était un euphémisme. Certes, des peuples de la montagne traversaient parfois les montagnes, mais cela tenait de l’exploit et de capacités hors normes. Pratha se demanda, dans le fond, si Bhagttat ne cherchait pas à se débarrasser de lui.

“Je connais un guide de montagne ; mon père m’a envoyé vivre sous son toit, quand j’étais adolescent. Il saura vous guider.”

 Le Prince se tourna vers les Rébéens.

“Songez, messieurs, que c’est là l’occasion rêvée de libérer vos frères et sœurs. Le risque en vaut la chandelle.”

 Djéma tortilla nerveusement ses moustaches, scruta avec attention la carte, et finit par dire :

“J’accepte. C’est l’occasion meilleure depuis qu’on est partis.”

 Bhagttat le remercia en s’inclinant à moitié. Bientôt, le Rébéen fut imité par ses compagnons. Seul restait Pratha, perdu.

“Puisque j’ai prêté serment à l’épée, souffla-t-il.

  • Le serment ne serait pas brisé, même si tu refusais”, répliqua le Prince.

 Le chevalier bredouilla quelque chose. Et puis il songea à Vartajj. Son visage apparut dans le reflet du thé, plein de cette haine. Pratha sentit que son esprit était assailli par les doutes, que son estomac se retournait à l’idée de rester ici, dans cette ville des malheurs. D’un autre côté, on lui proposait la liberté, les grands espaces, le calme.

“Et Tindashek ? demanda-t-il.

  • Tu sais comme moi que Tindashek ne te laissera jamais partir seul.”

 Le Prince avait raison. D’une certaine manière, Pratha souhaitait qu’il fût envoyé à la mort ; au moins cela aurait annoncé la fin de ce bruit intérieur constant.

“D’accord”, articula-t-il péniblement.

 Une main chaude se posa sur son épaule. Il releva les yeux. C’était le Prince Bhagttat.

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